vendredi 28 janvier 2022

Quand le latin se démerde

 

Tout part d’une phrase en latin, à propos de laquelle j’avais fait naguère une publication sur Facebook, que je reprends pour le début de cet article.

« Fiat domine cor meum demerdatum », « Seigneur, que mon cœur soit démerdé ». Cette phrase a été écrite par Raimond Guilhem, juge chancelier de Raimond VI, comte de Toulouse, dans une charte de 1202. Cette charte est lisible en latin à cette page : https://deeds.library.utoronto.ca/charters/02184405

Je n’ai pas entrepris de traduire intégralement la charte. Il s’agit d’un accord entre l’abbé Hugues de Cluny, et le comte Raymond de Toulouse (si j’ai bien compris, la concession du monastère Saint-Sernin de Toulouse à l’ordre de Cluny). Chacun des deux est à tour de rôle énonciateur du texte de la charte, en accompagnant son nom de « ego » (« moi »), puis c’est le tour de deux témoins qui écrivent une formule toute faite (« presens interfui et suscripsi ») signifiant à peu près « j’étais présent et j’ai signé ci-dessous ». Sauf que l’un de ces deux témoins, Raymond Guilhem, ajoute juste après cette formule convenue notre fameuse phrase.

S’agissait-il d’une sorte de serment dont la vulgarité n’excluait pas la solennité (un peu comme le « J’le jure sur la tête de ma mère ! » d’aujourd’hui), ou d’un écart saugrenu inspiré par la conclusion d’une affaire compliquée à traiter, je n’en ai pas la moindre idée… Pas plus que je ne sais de quand date l’apparition dans la langue latine du verbe « se demerdare » : il n’apparaît pas dans le « Glossarium mediæ et infimæ latinitatis » de Du Cange (1883-1887), la référence en matière de latin médiéval – et ne parlons pas du Gaffiot ! Vous aurez en revanche sans doute reconnu le « fiat », « que… soit », que l’on retrouve dans la fameuse formule « Fiat lux », dans la version latine de la Genèse, prétendument prononcé de la bouche de Dieu lui-même, invoqué sous le nom de « Seigneur » par Raymond Guilhem.

Après avoir allumé l’interrupteur du monde, Dieu se retrouve donc chargé de tirer la chasse dans le cœur trop gros de notre ami Raymond…


Si « se demerdare » ne figure pas dans les dictionnaires, on trouve en revanche « merda » dans le Gaffiot, à quoi s’ajoute dans le Du Cange « merdare » et « merdarius ». Le Corpus corporum (banque de textes latins antiques, médiévaux et modernes, en ligne : http://www.mlat.uzh.ch/MLS/) propose 116 occurrences de mots commençant par « merd- ». D’abord émoustillée, j’ai vite été lassée de toute cette merde (les textes sont très variés, le mot peut être employé aussi bien au sens propre qu’au sens figuré). Je n’ai retenu qu’une petite épigramme du poète italien Girolamo Balbi (1450-1535), ridiculisant un de ses concurrents, un « mauvais poète ». Je ne peux pas dire que j’apprécie ce poème tout de même assez vulgaire, mais il est… impressionnant ! Et il méritait pour cela d’être tiré de l’oubli.


Merdosis scribis quid carmina digna cloacis ?

Carmina merdosis saepe referta notis.

Merdosi mores, merdosa Thalia, poeta

Merdosus, merdas Calliopea sapit.

Vix tria verba refers, merdas, culosque natesque,

Carminibus culus, mentula, merda sonant.

I, pede merdaleas, turpis scarabee, cavernas,

Si tibi merdaleo nil nisi merda placet.

Pourquoi écris-tu des poèmes dignes de cloaques merdeux ?

Tes poèmes sont souvent rapportés par des merdeux notoires.

Mœurs merdeuses, Thalie merdeuse, poète

Merdeux, Calliopée goûte des merdes.

A peine rapportes-tu trois mots que ce sont des merdes, et des culs, et des fesses,

Dans tes poèmes, un cul, une bite, une merde résonnent.

Va avec ton pied, honte du scarabée, dans les merdeuses cavernes,

Si tu n’aimes, merdeux, que la merde.


Toute cette merde ne nous empêchera pas d’apprécier la référence à Thalie et à Calliopée, respectivement la muse de la comédie et celle de la poésie épique. Apprécions également, d’ailleurs juste entre Thalie et Calliopée, le très bel enjambement qui met en valeur l’oxymore « poeta merdosus », « poète merdeux » !


Le texte (épigramme n°102) est lisible à cette page

https://www.mlat.uzh.ch/index.php?app=browser&text=19791:1

 

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samedi 22 janvier 2022

De la hyène à la sorcière : portrait de la petite vieille

 

Je m’intéresse en ce moment à l’émergence historique de la figure de la vieille sorcière. En effet, l’association entre femme, pouvoir magique, et volonté de nuire, apparaît dans de nombreuses civilisations et est assez ancienne dans le monde occidental. La sorcière est présente dans la culture gréco-romaine : Circé, Médée, dans la mythologie grecque ; les sorcières d’Horace, ou celles d’Apulée dans la littérature latine. Mais on ne parle pas de vieille femme. Or aujourd’hui, quand vous pensez sorcières, vous pensez « vieille sorcière ». C’est une association qui s’est construite en Europe médiévale petit à petit entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle. La figure est alors à son point culminant et est décrite comme un personnage réel et dangereux dans un célèbre manuel rédigé par des inquisiteurs, le Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières) de Sprenger et Institoris (1486) ; ce point d’aboutissement devient alors un point de départ, celui d’une vague de procès qui va durer de cette fin du XVe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, causant l’arrestation et la mort de milliers de femmes, surtout de vieilles femmes, pour des motifs fictifs.

Mais revenons en arrière, à la construction de cette figure. À la fin du XIIIe siècle, un faisceau d’associations se met à converger, combinant féminité, vieillesse, apparence repoussante physiquement, pouvoir magique, volonté de nuire, toxicité menstruelle, poison, regard pouvant blesser physiquement ou tuer, attaque des bébés, possession par un démon. Aucun texte n’associe vraiment la totalité de ces motifs, mais de plus en plus nombreux en combinent plusieurs, si bien que les autres apparaissent souvent sous-entendus, et que se dessine petit à petit cette figure de la vieille sorcière à l’apparence repoussante qui manie le poison et jette des sorts aux bébés en les regardant fixement.

Vous aurez remarqué que, parmi les motifs, j’ai cité la toxicité menstruelle, et c’est naturellement ce qui m’a conduit à m’intéresser à la construction de cette figure. En gros, certains auteurs affirment que les vieilles femmes encore menstruées accumulent dans leur corps des humeurs toxiques en période menstruelle et que ces humeurs toxiques s'échappent par le regard ; et c'est encore pire pour les vieilles femmes ménopausées, chez qui ces humeurs toxiques ne peuvent pas être évacuées par voie naturelle et s'accumulent dans le corps, leur toxicité augmentant lorsqu'elles s'échappent enfin par le regard. Cependant, le texte dont je vais vous parler aujourd’hui ne parle pas de cet aspect.

 

Il s’agit d’un texte d’un auteur allemand, Konrad von Megenberg. Vers 1350, il écrit en latin un ouvrage intitulé Yconomica, c’est-à-dire Economique, au sens grec de gestion de sa maison. Edition de référence : Konrad von Megenberg, Yconomica, Sabine Krüger (éd.), Stuttgart, Anton Hiersemann, 1973 [visible en ligne : https://www.dmgh.de/mgh_staatsschriften_3_1/index.htm#page/(VII)/mode/1up].

De nombreux chapitres du début concerne les femmes : la manière dont un époux doit se comporter avec son épouse, la manière dont doit se comporter une épouse honorable. D’autre chapitres traiteront des enfants, des domestiques, etc. Le chapitre 17 du premier livre s’intitule « Une femme ne doit pas laisser entrer les petites vieilles suspectes » !

Tout un programme !

Et déjà, vous pensez à ça :


Photogramme du film Blanche Neige et les Sept nains, des studios Walt Disney, 1937.

Et vous avez bien raison. Elle rôde entre toutes les lignes de ce texte, vous allez le voir.

Mais commençons par le commencement. Konrad écrit dans une langue latine assez difficile (comparé à d’autres textes de latin médiéval que j’arrive à traduire presque au fil de la lecture), avec une syntaxe complexe et un vocabulaire ampoulé. J’avais donc bien repéré dans ce texte des éléments prometteurs qui m’ont donné envie de le traduire, mais je n’ai pu progresser que lentement, avec dictionnaire sous la main. Or, quand j’ai commencé par la première phrase, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de chapitre. Konrad démarre en effet par une description botanique de la fleur de la vigne ! Une description tellement minutieuse que j’ai dû aller sur internet chercher des photos de la fleur en question pour comprendre le texte ! Oui, ignare urbaine que je suis (et même si dans mon centre urbain il y a encore trois pieds de vigne en hommage au « petit vin blanc » que l’on y chantait autrefois), je ne savais pas à quoi ressemblait une fleur de vigne.

Alors, tenez, cadeau d’une photo :

 


Et cadeau de la description de Konrad : 

(Les traductions en français sont © Nadia Pla)

Flores vitis sunt citrini quasdam parvulas habentes emissiones linearum globulos habencium; et primo sunt in siliquis, que inferius aperiuntur et cadunt sicut in papavere.

Les fleurs de la vigne sont des fleurs jaunes qui ont de petites extensions de tiges au bout desquelles il y a des petites boules ; elles sont d’abord dans des cosses, qui s’ouvrent plus bas et tombent, comme pour le pavot.

Alors, quel rapport avec le titre du chapitre ? J’ai fini par le comprendre. Les fleurs de la vigne dégagent une odeur qui repousse les animaux venimeux et ceux qui pourraient les brouter. Et c’est exactement ainsi qu’agit la femme honnête repoussant et empêchant d’entrer une bête venimeuse et broutante à la fois : la petite vieille !

Non non, je n’exagère pas !

Eya respice, qualiter mulier in quolibet flore moralis honestatis pluribus lineis bonarum condicionum refulget, scilicet quando oportet. Tales virtutum redolencie animalia venenosa procul a vinea domestica exterminant, et a singularibus feris depascentibus eam expurgant. Est etenim quedam fera pessima plurimas vites depascens muliebrium honestatum, quam et socii nostri copulatricem appellant.

Hélas, regarde à quel point une femme, sur n’importe quelle fleur de mœurs honnêtes, resplendit par les nombreuses tiges des bonnes conditions, c’est-à-dire quand cela convient. De tels parfums de vertus rejettent les animaux venimeux loin de la vigne domestique et la préservent des quelques bêtes qui pourraient la brouter. Il y a en effet une certaine bête très mauvaise qui broute de nombreuses vignes des femmes honnêtes et que nos compagnons appellent copulatrice.

Vous suivez la métaphore filée ? (que j’ai eu un peu de mal à traduire, d’ailleurs, je ne suis pas parfaitement sûre de ma traduction). Mais en gros, Mesdames les femmes vertueuses, vos mœurs sont des fleurs qui resplendissent en tiges, d’où s’exhale l’odeur de vos vertus, qui font fuir les bêtes malfaisantes, celles qui viennent brouter votre honnêteté. À ce stade, j’avoue m’être demandé ce que Konrad avait lui-même brouté – ou fumé – pour nous embarquer dans une métaphore si alambiquée. Mais ce n’était que le début… Car voici qu’entre en scène celle qu’il a d’abord appelée « copulatrix » et qui se révèle être une « vetula » (« petite vieille »).

Ista siquidem plerumque est anus maledicta vetularum, curvata spina serpiens, rugata pelle terrens et edentulis labiis prophetans atque sylogizans, feda corpore, sed fedior mente.

Celle-ci est vraiment le plus souvent une femme âgée maudite, parmi les petites vieilles, serpentant avec son épine dorsale tordue, effrayant avec sa peau ridée, prophétisant et syllogisant avec ses lèvres édentées, hideuse de corps, mais plus hideuse d’esprit.

La petite vieille dans toute sa splendeur ! Une « langue venimeuse » s’y ajoute quelques lignes plus loin, et la prochaine métaphore filée introduira une dent unique. Alors, vous la voyez, là, la sorcière de Blanche-Neige ? Le portrait est complet ! Enfin, pour être honnête, il manque la verrue sur le nez : Konrad me déçoit beaucoup d’avoir oublié ce détail que les dessinateurs des studios Disney n’ont pas raté. Je vous parlais d’une prochaine métaphore filée. Celle-là m’a longtemps résisté, car Konrad y compare la petite vieille à un ou une « corocrates ». Or, impossible de trouver ce mot dans aucun dictionnaire, y compris de latin médiéval. Konrad signalait cependant que c’est une bête issue d’un croisement entre un chien et une louve. Après enquête minutieuse, j’ai fini par élucider de quelle bête il s’agit… Alors, on va rester dans les films des studios Disney. Et finalement, il y a pire que la sorcière de Blanche-Neige…

 

Photogramme du film Le Roi lion, des studios Walt Disney, 1994.

Eh oui, c’est de la hyène tachetée qu’il s’agit !

Legitur in naturalibus, quod corocrates quedam bestia est, que ex cane et lupa concipitur et voces hominum imitatur. Numquam oculos claudit, in ore eius gingiva nulla, dens unus et perpetuus, qui eciam dens, ut numquam retundatur, naturaliter capsularum more clauditur.

Huic denti tanta virtus est, ut mox omnia comminuat, que ferit.

On dit dans le De Naturalibus que la corocrate est une certaine bête qui est conçue d’un chien et d’une louve et qui imite la voix humaine. Elle ne ferme jamais les yeux, dans sa gueule il n’y a pas de gencive, mais une dent unique et perpétuelle qui, plus qu’une dent, comme elle n’est jamais émoussée, se ferme naturellement à la manière des coffrets. La puissance de cette dent est telle qu’elle met aussitôt en pièces tout ce qu’elle frappe.

Vous auriez tort de croire que Konrad veut dire que la petite vieille n’a pas voix humaine, qu’elle ne ferme jamais les yeux, qu’elle n’a pas de gencive ou qu’elle a une dent unique, même si c’est ce que vous avez l’impression de comprendre. Non non, là on parle de la hyène, mais pour la petite vieille, tous ces éléments sont mé-ta-pho-riques, voyons ! Konrad explique ensuite bien, en effet, que les voix du chien et de la louve symbolisent l’avidité digne d’un chien et la méchanceté digne d’une louve que possède notre petite vieille, les yeux jamais fermés symbolisent sa méchanceté endurcie qui se tourne vers les pires fourberies, l’absence de gencive symbolise l’absence de repère stable de vérité, la dent unique jamais émoussée symbolise les soupçons qui n’entament pas notre vieille, et la puissance broyeuse de cette dent symbolise le broyage moral que subira la femme respectable qui ne fermerait pas bien ses verrous face à « cette bête venimeuse ». « Ista venenosa bestia », l’expression est finalement lâchée à la fermeture du chapitre sans que Konrad ne prétende plus en faire une métaphore morale. Ça y est, la petite vieille EST une bête venimeuse. La métamorphose est accomplie.

 

Oui, mais, me direz-vous, pas la moindre allusion à la sorcellerie, là-dedans ! En effet. Mais les lecteurs y pensaient. Vous me direz qu’il ne faut pas juger des pensées des hommes et des femmes du XIVe siècle avec notre vision du XXIe siècle, et qu’eux n’avaient pas vu les films de Walt Disney au cinéma. Exact. Cependant, de nombreux textes contemporains ou antérieurs parlent de vieilles sorcières ou de vieille femmes maléfiques, toxiques, ensorceleuses, empoisonneuses, avec certains des traits que l’on retrouve dans le texte de Konrad. Je suis donc persuadée qu’ils pensaient à une sorcière et qu’un texte comme celui-ci n’a fait qu’affiner dans l’imaginaire collectif la figure fantasmée de la vieille sorcière. Vous en voulez un exemple ?

Tenez. Un siècle plus tôt, vers 1250, l’inquisiteur français Etienne de Bourbon rapporte qu’en Petite Bretagne, en Armorique, une jeune mère, après avoir perdu ses deux premiers enfants en bas âge, a surpris une vieille voisine s’introduisant chez elle de nuit, à cheval sur un loup, pour venir sucer le sang de son troisième bébé. Elle l’a frappée à la joue avec un fer brûlant qu’elle tenait au chaud dans sa marmite, ce qui a permis de reconnaître la coupable le lendemain matin. L’évêque local ayant été convoqué, il a constaté la présence d’un démon dans le corps de la vieille femme. 

Édition de référence : Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Etienne de Bourbon, dominicain du 13e siècle, Albert Lecoy de la Marche (éd.), Paris, Henri Loones, 1877, p. 319-321 (exemplum n°364) [visible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206395z/f371.item]

 

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samedi 8 janvier 2022

Le langage des mains : comment les Romains ont acquis leurs lois


Je lisais récemment une sorte d’encyclopédie écrite en français à la fin du XIIIe siècle. Intitulée Placides et Timeo, d’auteur anonyme, elle met en scène un jeune prince, Placides, et son maître, le philosophe Timeo. L’œuvre est sous forme dialoguée et elle contient tout le savoir encyclopédique que le philosophe juge utile pour un futur dirigeant. Ce texte m’intéressait, car il contient de nombreux passages sur les maladies des femmes, la conception et les menstrues. C’est notamment dans cet ouvrage que l’on trouve le mieux détaillée une théorie évoquée par d’autres auteurs selon laquelle les menstrues, servant chez les femmes humaines à l’expurgation de toutes les impuretés du corps, ont comme équivalents les poils chez les hommes, les cornes et le cuir chez les animaux.

Mais c’est un tout autre passage dont je veux vous parler aujourd’hui, qui a attiré mon attention alors que je feuilletais nonchalamment l’ensemble du livre.

L’auteur raconte une curieuse anecdote sur la première rencontre entre Grecs et Romains, toute teintée de christianisme, et qui ne figure évidemment chez aucun auteur classique, ni grec ni romain. L’anecdote figure toutefois dans un texte latin, mais guère plus ancien que celui du Placides et Timeo, puisqu’il date également du XIIIe s : il s’agit d’une glose du code Justinien (code de lois mis en forme par l’empereur Justinien en 529, et qui va être utilisé tout au long du Moyen Âge et au-delà) par un juriste italien, Accurse.


Voici l’histoire. Les Romains ont demandé aux Grecs de leur donner des lois. Les Grecs veulent d’abord s’assurer que les Romains sont dignes de les recevoir et décident donc de les mettre à l’épreuve. Un vieux sage grec et un jeune idiot romain s’affrontent en une compétition silencieuse.

Le vieux Grec dresse un doigt. Le jeune Romain en montre deux. Le Grec trois. Le Romain son poing. Le Grec est alors convaincu et d’accord pour donner les lois aux Romains.

Or, chacun avait compris quelque chose de bien différent. Pour le Grec, un doigt signifiait Dieu ; pour le Romain, cela signifiait « Je vais te crever un œil ! ». Deux doigts, c’est-à-dire le Père et le Fils pour l’un ; « Je vais te crever les deux yeux » pour l’autre. Trois doigts pour la Trinité ; le fou a compris que c’était une gifle. Le poing pour le pouvoir et l’unicité de Dieu ; un coup de poing dans les dents pour le fou !


Le cliché des Grecs intelligents et philosophes contre les Romains mal dégrossis et un peu « brutes » est donc encore là en plein Moyen Âge. Notons d’ailleurs que les Romains eux-mêmes ont entretenu ce cliché, valorisant leur mode de vie simple et rude. Je pense à l’histoire de Curius Dentatus, un consul qui était en train de cuire lui-même ses raves dans d’humbles plats en terre cuite quand des ambassadeurs samnites sont venus le corrompre en lui proposant de l’or. « Malo rapas in fictilibus meis esse et aurum habentibus imperare », leur aurait-il répondu (« Je préfère manger des raves dans mes plats en terre, et commander à ceux qui ont de l'or. » ; l’anecdote est racontée par Aurelius Victor, Des hommes illustres de la ville de Rome, chapitre 33). Jusque dans la rhétorique, ils prétendaient préférer un style simple et dépouillé au style précieux des Grecs.

Ce qui est curieux, ici, c’est que les Grecs sont érigés en prosélytes de la doctrine chrétienne, ce qu’ils ne pouvaient évidemment pas être, en tout cas à l’époque où est censé se dérouler l’histoire, au moment où les Romains ont fixé la fameuse « Loi des XII tables », c’est-à-dire autour du VIe ou Ve s. av. JC.

Autre point intéressant, la morale de cette histoire n’est pas claire. Les deux auteurs qui la rapportent vivant dans l’Europe chrétienne du XIIIe siècle, il semblerait évident que c’est la théorie du vieux Grec qu’ils cherchent à valoriser. Toutefois ils admettent que toute la loi romaine et même la loi encore en usage en Europe à leur époque (qui repose, comme je l’ai dit, sur le Code Justinien, lequel compile tous les textes de loi romains, à la base desquels se trouve cette fameuse loi primitive des XII tables), n’a été acquise que sur un malentendu, du fait d’un homme inexpérimenté, fou, et violent !


Denis Hüe, dans un article publié en 1998, « Le doigt du sage et le poing du fou » (lisible ici : https://books.openedition.org/pup/3512?lang=fr) donne quelques éléments d’interprétation possible. Selon lui l’anecdote pourrait signifier que la puissance de Rome n’est due qu’à elle-même, et (ou non seulement) à l’influence d’autres peuples. Il cite à l’appui un texte d’un juriste de la fin de l’Antiquité, Pomponius, selon qui les lois étaient au départ au nombre de dix, et les magistrats romains éprouvèrent le besoin d’en ajouter deux. Il suggère aussi que le choix d’un fou par les Romains leur permettait de se mettre à l’abri du mépris des Grecs en cas de réponse inappropriée, et que c’est ce choix qui manifeste finalement leur ruse et leur intelligence. La leçon est enfin que le plus stupide des Romains est capable de battre sur son terrain le plus sage des sages de la Grèce !

Je vous invite à lire la suite de son article qui explique de façon très détaillée la symbolique des gestes au Moyen Âge.

Cependant, je persiste à trouver étonnant que des auteurs chrétiens ridiculisent l’homme qui présente la doctrine chrétienne !


Le texte du Placides et Timeo est lisible ici :

Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, éd. Claude Alexandre Thomasset, Genève et Paris, Droz (Textes littéraires français, 289), 1980, p. 193, § 401-402.


Celui d’Accurse ici (en latin uniquement) :

https://books.google.fr/books?id=W35OAAAAcAAJ&pg=PA35&lpg=PA35&dq=Antequam+tamen+hoc+fieret&source=bl&ots=OgizQjQ_px&sig=ACfU3U0LQZL4KErru5qSMdTNH5zrhPK3lA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwia4LGmkfbtAhVnCWMBHR-fDMcQ6AEwB3oECAoQAg#v=onepage&q=Antequam%20tamen%20hoc%20fieret&f=false.

 

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