Je
viens d’achever la lecture d’un article passionnant du grand
folkloriste Claude Gaignebet : Gaignebet
Claude,
« Véronique ou l’image vraie », in
Bulletin
de la Société de Mythologie Française,
n°139, 1985, p. 3-28.
C’est
la référence sous laquelle on le trouve actuellement, mais il est
précisé à la fin que cet article avait été publié pour la
première fois en 1976. Ce n’est donc pas un article à la
pointe des dernières recherches.
D’autre part, un
folkloriste n’a pas la même démarche qu’un
historien :
essayant de faire des rapprochements entre des motifs culturels de
régions et d’époques différentes, travaillant autant sur des
traditions orales qu’écrites, il fait plus usage de l’hypothèse
et de la déduction, tandis que l’historien doit surtout travailler
à partir de sources avérées. Malgré
tout, l’interdisciplinarité est évidemment toujours fructueuse,
et les rapprochements des folkloristes peuvent susciter des
hypothèses chez les historiens, dont ils chercheront ensuite la
confirmation. Quant
à Claude Gaignebet, c’est une grande figure qui a dominé le monde
universitaire français du folklore pendant des décennies, et ses
propositions sont à prendre au sérieux.
J’avoue
toutefois
que
je ne suis pas toujours convaincue par les raccourcis qu’il
effectue,
surtout que le style de cet article est très dense, suivant
visiblement le foisonnement de sa pensée et de son immense culture,
et j’ai parfois eu du mal à le suivre. Pas toujours convaincue,
mais terriblement séduite par tous ces rapprochements. En effet,
l’article, même si cela n’apparaît pas dans le titre, est
presque exclusivement consacré aux menstrues dans le folklore, et si
on le suit, on a l’impression que les menstrues sont absolument
partout, ce qu’il me plaît de croire, évidemment !
Aussi,
sans vraiment
essayer
de faire la part entre ce qui est plus ou moins pertinent dans cet
article, je vous en propose un petit compte-rendu. Ce sera à vous
d’en juger…
Je
reprends les petits
sous-titres qu’il propose lui-même comme jalons de son article.
L’Hémorroïsse :
Il
aborde le cas de la femme « hémorroïsse » qui apparaît
dans plusieurs évangiles (récits
de la vie de Jésus dans le Nouveau Testament).
Cette femme était affectée d’un flux sanguin continu depuis douze
ans. Elle a touché la frange du vêtement de Jésus et a été
immédiatement guérie. [Je
l’avais effectivement déjà intégrée à mon corpus, car les
auteurs médiévaux qui citent ce cas l’assimilent à un phénomène
de menstruation].
Le
portrait de Jésus :
Il
évoque ensuite une autre tradition, apparemment sans lien, selon
laquelle un portrait de Jésus imprimé sur un tissu aurait été
conservé. Ce portrait serait l’impression de la sueur ou du sang
du Christ. C’est une certaine Véronique qui en serait à
l’origine, qui
aurait essuyé le visage du Christ avec le tissu, et qui aurait
ensuite conservé ce tissu.
Menstrues
et image-vraie :
Il
fait ensuite le lien entre la femme hémorroïsse et Véronique, qui
sont effectivement assimilées dans plusieurs traditions. Il y a un
lien avec la lèpre : ce portrait sur tissu peut guérir de la
lèpre ; or la lèpre est lié aux menstrues [on
disait qu’avoir des relations sexuelles avec une femme menstruée
pouvait donner la lèpre à l’homme ou à l’enfant à naître].
Gaignebet
fait aussi un lien avec le miroir, rappelant le fameux passage
d’Aristote qui explique que le regard d’une femme menstruée
ternit un miroir. Mais je ne saisis pas bien comment il passe de
l’hémorroïsse à Aristote. Et il revient au miroir, qui serait
donc purifié par le contact avec le Christ, et qui permettrait de
voir une « image vraie », celle du visage
du Christ. [Beaucoup d’auteurs expliquent le nom de « Veronica »
comme venant du latin « Ver(a) icona » = « vraie
image »]
Voile
ou miroir :
Il
admet que le miroir n’apparaît pas dans la tradition orientale et
émet l’hypothèse que le miroir joue un rôle équivalent au voile
ou linge, celui sur lequel est le visage du Christ ; vous suivez
toujours ? Il suppose ensuite un lien entre ce linge portant
l’image du Christ et le linge menstruel, le deuxième
symbolisant le linge purifié par rapport au premier, tout cela en
lien avec la loi juive et la loi chrétienne, et avec la malédiction
d’Eve.
Face
au miroir :
« L’image, au même titre que l’âme, est une exhalaison de
sang ». En
une phrase, il regroupe tous les thèmes précédents, et y ajoute
celui de l’âme, complexifiant encore le propos. Il évoque la
mort, l’âme qui s’exhale du mourant à l’instant de la mort,
et qui se voit dans le miroir, le fait que les vampires – êtres
sans âme – n’ont pas de reflet dans un miroir [il
n’évoque pas le lien des vampires avec le sang, mais il est
évident que cela s’ajoute encore à la toile de significations
qu’il tisse !].
Il
revient ensuite à l’âme de Jésus, visible dans l’image de
Véronique, puis fait diverses citations du Nouveau et de l’Ancien
Testament dans lesquelles on retrouve l’idée de l’âme, du
visage vu, du miroir et du voile.
Se
retourner :
Il revient à la femme hémorroïsse et rappelle qu’elle touche
Jésus par-derrière
et en touchant le bas de son vêtement. Il aborde alors le thème des
retournements, devant et derrière, haut et bas. D’après un
passage de Pline, les fameux miroirs ternis par le regard d’une
femme menstruée
retrouvent leur éclat si une de ces femmes menstruées
les regarde par l’arrière ! Et les menstrues poison peuvent
aussi être contre-poison [Je confirme avoir trouvé cela chez
Hildegarde de Bingen, qui préconise pour guérir de la lèpre (dont
j’ai dit qu’elle s’attrapait, pensait-on, par une relation avec
une femme menstruée) de se plonger dans un bain qui contiendra entre
autres ingrédients du sang menstruel].
Edith
ou l’anti Véronique :
Il aborde alors le cas d’Edith, la femme de Loth, dont l’Ancien
Testament nous raconte qu’elle s’est transformée en statue de
sel parce qu’elle s’était retournée. Il
ajoute que selon certaines traditions [J’ai fait des recherches et
trouvé cela effectivement chez des auteurs de la fin de l’Antiquité
et du début du Moyen Âge], elle avait toujours ses écoulements
menstruels, même
statufiée !!!
Il explique ensuite d’où vient cette transformation en statue :
on ne peut pas voir la gloire de Dieu face à face, et c’est ce
qu’a fait la femme de Loth en se retournant [Oui, on retrouve ce
thème avec Sémélé foudroyée en voyant Zeus].
Mythes
gnostiques :
Il ne cite pas des sources de première main, mais l’ouvrage d’un
érudit du XIXe siècle qui cite des
textes
gnostiques
où il est question de
la femme hémorroïsse sous d’autres noms, et notamment de femmes
liées à l’idée de serpent. Ensuite il part dans un rapprochement
d’un de ces noms « Prounice », d’une part avec
« Phéronikê » (« celle qui apporte la victoire »
en grec) qui ressemble étrangement à « Véronique »,
d’autre part avec « Phoinikê », mot qui désigne la
Phénicie, et qui pourrait être en lien avec une racine signifiant
« rouge, pourpre » : vous voyez le sang menstruel
qui revient ! Et avec lui la déesse phénicienne Astarté. Il
s’embarque ensuite dans un développement sur le fait que les
divinités féminines en lien avec le flux menstruel ont toujours
comme attribut un miroir et un serpent. À
commencer par Eve, toujours associée au serpent, et dont la
« malédiction » se manifeste par la menstruation [J’ai
en effet vu cela dans de nombreux textes médiévaux]. Il en déduit
que l’image d’une femme ayant ses règles est symbolisée par
l’image d’un être hybride au buste de femme et au bas du corps
serpentiforme [Là, j’avoue que j’étais parvenue au même
« délire » (ou pas?) en analysant les images médiévales
de sainte Marguerite dont le haut du corps émerge du corps sanglant
du dragon !!!
Et
je pense aussi évidemment à Mélusine, mais Gaignebet va en parler
plus tard].
Héraklès
et la nyphe scythique :
Il
évoque une anecdote racontée par Hérodote selon laquelle Héraklès
s’est uni avec une nymphe de Scythie ayant un bas du corps de
vipère, puis une interprétation chrétienne de ce récit.
Célébration
des andouilles :
Gaignebet se réfère ici à Rabelais qui évoque des êtres ayant
une forme d’andouille ou de serpent pour la moitié du corps. Et de
Gargamelle, femme de Gargantua, il passe à Mélusine [Je
l’attendais!]. Avec Mélusine, tout ce qui précède
s’imbrique parfaitement : la femme au bas du corps de serpent,
qui ne doit pas être vue à certains moments réguliers, et le lien
avec les pertes menstruelles. Quand son mari la voit (alors que cela
lui était interdit, encore une histoire de regard interdit), elle
baigne le bas de son corps, peigne ses longs cheveux, et elle tient
un miroir à la main. Tous les motifs sont réunis ! Avec
le bain, on est dans un moment de purification. Les
cheveux sont l’un des organes les plus venimeux pendant les
menstrues [Il cite un texte médiéval que j’ai effectivement
rencontré]. Et [d’après Gaignebet] le miroir lui sert à vérifier
le moment où elle ne sera plus impure, quand il ne sera plus terni
par son regard de femme menstruée !
[Je
ne crois pas qu’il en parle, mais dans toute l’iconographie du
Moyen Âge, la sirène est représentée avec un miroir et un
peigne : j’en avais un peu parlé ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/01/la-mysterieuse-petite-sirene_7.html
(je
découvrais, à l’époque, ce motif)]
La
Pédauque :
Il rapproche
ici le thème de Mélusine la femme serpent du thème des femmes
oiseaux, qui se baignent et déposent leur peau sur le rivage :
souvent, dans l’histoire, un jeune homme s’empare de cette peau
et épouse cette femme-oiseau [Ah oui, je me souviens d’une
histoire semblable dans les Mille et une nuits, tiens!] Elles
ont souvent un pied difforme qui marque leur origine comme la « reine
Pédauque » de Rabelais (« pédauque »
= « pied d’oie »),
ou la reine de Saba, dont l’impureté représentée par son pied
animal est dévoilée… par un sol miroir ! Encore le lien avec
le miroir...
Et
puis
là,
eh bien, il parle des vouivres ! Sans même mentionner le nom
« vouivres », d’ailleurs [c’est
cela qui rend difficile à lire cet article, car il est souvent
très allusif] ;
mais c’est bien d’elles qu’il est question, puisqu’il dit :
« Elles déposent leurs bijoux, l’escarboucle de leur front
le plus souvent, car elles ne sauraient l’immerger dans un bain
menstruel ». [Alors là… Comment vous dire ? Tout le
roman que je suis en train d’écrire depuis dix ans est centré sur
une légende autour des vouivres qui déposent leur escarboucle sur
le rivage pendant leur bain, et des hommes qui leur dérobent
l’escarboucle ; et je fais une thèse sur les menstrues ;
et Claude Gaignebet est en train de me dire que les deux sont
étroitement liés ! Cela me semble évident, en fait, mais j’ai
l’impression que cet article me révèle des choses profondes de ma
personnalité ! Article écrit en 1976, année de ma naissance!]
Donc,
un homme finit par partager le lit de cette femme-oiseau /
femme-serpent / vouivre / Mélusine, et s’unit à elle : mais
c’est une femme menstruée, et l’union avec les femmes menstruées
engendrent des enfants difformes ou monstrueux [ça, oui, on le lit
des dizaines et des dizaines de fois dans les textes médiévaux]. Et
donc, c’est pour cela que dans toutes ces légendes, les enfants
d’un tel couple sont affectés d’une tare : les enfants de
Mélusine et de son époux humain ont tous un handicap physique, dans
d’autres légendes,
c’est un pied palmé, rappelant l’ascendance animale.
Il
évoque ensuite des saintes vierges qui fuient des prétendants et se
retrouvent
transformées, soit avec un pied d’oie, soit lépreuses, et l’on
comprend à présent le lien entre ces motifs. Mais Gaignebet
explicite encore ce lien en rappelant qu’au Moyen Âge, les lépreux
devaient porter un insigne en forme de patte d’oie. Il fait aussi
le lien
entre
la lèpre, maladie de la peau, et la faculté de muer, liée à la
quête de l’immortalité, et liée aussi à cette « peau
d’animal » que les femmes oiseau déposent sur le rivage.
Masque ! :
Il fait de nouveaux liens entre masque, peau, lèpre, visage de
Jésus, Véronique… Tout semble
se tenir. Puis il évoque les saint et sainte patronnes des
lavandières, qui protègent aussi des écoulements menstruels
absents ou trop abondants. Puis il part sur les dates de fête de ces
saints, en lien avec mardi gras (on retrouve les masques) et avec la
fête de la purification de la Vierge, tout cela en février,
considéré comme le mois des purifications dans l’Antiquité
[J’ajoute, car il ne le dit pas, que le mot même de « février »,
vient d’un verbe latin « februare » qui signifie
« purifier »].
« Purgationes » :
Il
fait le lien entre les pertes menstruelles elles-mêmes considérées
comme une purgation des éléments viciés du corps, le bain
menstruel qui purifie des écoulements de ce sang, et tout ce qui
concerne la purification de l’impureté et de la souillure. Il
revient à l’une des saintes évoquées plus haut, patronne des
lavandières et protectrice des écoulements menstruels, sainte
Venisse : elle est représentée à mi-corps dans un bain.
La
dame de la rivière :
Gaignebet part à nouveau un peu dans tous les sens. Les vierges qui
pour échapper à un prétendant se retrouve affublées d’une
difformité sont mises en lien avec toutes les jeunes filles dans ce
cas dans les Métamorphoses
d’Ovide, qui, selon lui, mériteraient d’être relues en ce
sens : se
métamorphoser s’oppose à se reproduire
[Il ne développe pas, mais si je vais au bout de sa pensée, je
comprends que toutes les filles qui se métamorphosent en quelque
chose pour échapper à un être masculin se retrouvent
métamorphosées = monstrueuses = impures = menstruées!] Il glisse
aussitôt vers Peau d’âne (on retrouve le monstrueux, la peau, le
refus des relations sexuelles) et vers Cendrillon (où on retrouve le
pied qui doit être montré). Il s’embarque ensuite dans une
interprétation des légendes arthuriennes et liées au Graal tout à
fait passionnante, où l’on retrouve tous les thèmes : le Roi
Pêcheur, victime d’un écoulement régulier à la cuisse (une
sorte de menstruation masculine), sa terre stérile (comme la terre
où la femme de Loth s’était retournée, comme la terre sur
laquelle on met du sang menstruel [d’après Pline et tous les
auteurs médiévaux]), sa fille lépreuse et impure,
qui engendrera Galaad,
le chevalier pur [et évidemment, même s’il ne le reprend pas
explicitement, le sang du Graal, et le lien avec le Christ, son âme,
son sang, son image…]
La
pucelle venimeuse :
Il rappelle l’histoire, racontée dans les récits médiévaux sur
Alexandre, de cette pucelle (jeune fille) à qui on aurait fait
absorber depuis son plus jeune âge du poison pour qu’elle-même
soit immunisée, et qui devait coucher avec
Alexandre pour le tuer. [Cette histoire est effectivement dans mon
corpus, car elle est évidemment en lien avec le motif de l’homme
qui couche avec une femme menstruée (menstrue = poison) et qui
risque d’attraper la lèpre (alors qu’elle-même est « porteur
sain »)]
Il fait le lien avec la conception même d’Alexandre, dont la mère
Olympias aurait couché avec un serpent [version très reprise par
les récits médiévaux], et aussi avec les interdits de l’Ancien
Testament sur l’alimentation, la lèpre, les menstrues, qui d’après
lui sont liés.
Les
deux chairs :
Il termine son article en constatant que les fêtes de Carnaval en
Occident sont surtout dédiées aux hommes. Les femmes sont alors à
l’écart, en train de se purifier (février). Il fait le lien avec
les interdits pour les femmes menstruées sur la préparation de la
viande, les salaisons, et sur le vin, équivalent d’un sang chaud
et mâle.
Il
conclut avec deux types
de héros
engendrés dans un cas particulier, soit pendant les règles de sa
mère, et cela donne ces héros affectés d’une tare comme on l’a
vu plus haut, soit avec une femme qui n’est pas du tout menstruée,
une vieille (ex :
Jean Baptiste, ou de nombreux héros de contes) ou
une vierge (ex :
Jésus) : il échappe alors dès le ventre maternel à la
souillure du sang menstruel.
Et
Gaignebet de finir très lyriquement : « Il pourra la [la
vérité] contempler nue, sortie du puits, dans le miroir immaculé
d’une lune claire, Hélène, Prounicé, Berthe, Mélusine,
Véronique. L’Image vraie. »
Comme
vous le voyez, c’est un article passionnant. À
première lecture, on est sidéré, on se dit : « Mais
oui ! Tout est lié ! » Après, je pense qu’il faut
prendre un peu de distance et que Gaignebet se laisse parfois
emporter par son enthousiasme. Il n’en reste pas moins évident
qu’il y a des liens très forts dans de nombreuses civilisations
entre menstruation,
serpent,
miroir,
bain,
maladie
de peau,
et
tout ce qui tourne autour de ces thèmes.
*
Pour suivre ce blog sur
facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir
d'anciens, c'est ici
: https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/
Les
nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter :
https://twitter.com/CheminsAntiques