Vous
vous souvenez sans doute d'un article que j'avais écrit sur ce blog
il y a plus de deux ans :
J'y
expliquais le lien linguistique entre deux plantes aromatiques,
basilic et estragon, et deux monstres, basilic et dragon. La seule
chose que je n'avais pas élucidée était la raison qui avait fait
donner à la plante « estragon » un nom de dragon.
J'avais émis une hypothèse concernant l'aspect serpentant de la
plante.
Or, au
cours de mes recherches actuelles, j'ai trouvé quelque chose de bien
plus intéressant, dans un article de Marcello Castellana
(sémioticien à l'Université Paul Verlaine-Metz), « La
cuisine à l'estragon », publié dans Dragons, entre
sciences et fictions (ouvrage
collectif dirigé par Jean-Marie Privat, Paris, CNRS Editions, 2006,
p. 85-92). Il commence par dresser un catalogue de nombreuses langues
où le mot désignant l'estragon est apparenté au mot désignant le
dragon, soulignant ainsi que cette parenté à été perçue dans de
nombreuses et différentes cultures. Il explique ensuite que
l'estragon est reconnu comme efficace contre trois affections qui ont
un lien avec le dragon : les morsures de serpent, les brûlures
d'estomac (en lien avec le feu brûlant craché par le dragon), et la
dysménorrhée ou les accouchements difficiles (en lien avec le sang
souvent associé au dragon). Voilà donc pour l'estragon. Mais ce n'est pas fini.
Marcello Castellana
s'attarde en effet ensuite sur ce thème du sang du dragon :
censé donner l'immortalité à Sigurd qui s'y baigne dans le
mythologie celtique, il est aussi dans de nombreuses cultures
considéré comme un remède à la stérilité de la femme ou à la
stérilité de la terre, ce qui est finalement assez proche
symboliquement ! Marcello Castellana oppose ainsi l'homme (le
héros « sauroctone », c'est-à-dire « tueur de dragon » comme on en retrouve dans toutes les cultures, de Persée à saint Georges, pour les plus connus) qui doit tuer le dragon pour
en arroser la terre et assurer la fertilité de cette terre (voir par exemple le mythe de Cadmos, le fondateur de Thèbes), et la
femme, qui au contraire doit « limiter les excès de perte de
sang » pour « sauvegarder sa puissance génératrice ».
Ce qui m'a frappée, c'est que dans cet article où le nom de sainte
Marguerite n'est pas cité une seule fois, sa présence est pourtant
omniprésente entre les lignes ! Son histoire est en effet
fortement liée au sang du dragon, qu'elle répand quand elle le
transperce pour en sortir, ainsi qu'à la protection des
accouchements, qu'elle est réputée assurer. Je me dis d'ailleurs
que cette vertu attribuée à sainte Marguerite ne lui vient
peut-être pas seulement du fait qu'elle est un personnage sorti
indemne du ventre d'un être vivant (comme le nouveau-né du ventre
de sa mère), mais aussi de cette notion de fécondité fréquemment
associée au sang de dragon.
Toutefois, on a là une inversion par rapport au motif explicité
Marcello Castellana et évoqué plus haut, puisque dans l'histoire de
sainte Marguerite, c'est une femme qui répand le sang du dragon. Si
cet aspect du sang n'est absolument pas présent dans les textes
médiévaux rapportant sa légende ni dans les peintures, vitraux ou
sculptures, où le dragon est plutôt à ses pieds comme un chien
fidèle, en revanche, certains auteurs d'enluminures ont mis tout
leur soin à représenter le sang répandu,
parfois en fines
gouttelettes,
Livre
d'heures d'Amherst, XVe s.,
Baltimore, Walters Art Museum, Ms W.167, f.101v
Baltimore, Walters Art Museum, Ms W.167, f.101v
(descendre
au folio 101 v)
parfois en longues coulures.
Livre d’heures, 1405-1409,
Ms « Belles heures du Duc de Berry »,
New York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The
Cloisters Collection 1954, f. 177r
New York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The
Cloisters Collection 1954, f. 177r
Mais l'enluminure la plus spectaculaire reste celle où Marguerite
est représentée hors du dragon, qui montre à l'air libre son
affreuse blessure béante jusqu'au côtes !
« Prayer book »,
« Livre de prières d'Anne de Bretagne », 1492-95,
New York, The Pierpont Morgan Library, Ms M50, f. 20v
New York, The Pierpont Morgan Library, Ms M50, f. 20v
(aller au folio 20v)
Ce sang répandu est aussi à mettre en relation avec le sang d'une vierge déflorée, dans la mesure, j'en parlerai dans un prochain article, où la dévoration de Marguerite par le dragon peut être vue symboliquement comme un acte sexuel, mais c'est ici le dragon qui saigne, tandis que la vierge sort « indemne » (tous les textes qui racontent sa vie insistent sur ce terme, qui n'est pas sans rappeler l'intégrité physique des vierges si chère aux auteurs chrétiens du Moyen Age : cf. Laurence Moulinier, « Le corps des jeunes filles dans les traités médicaux du Moyen Age », p. 103-107, dans Les corps des jeunes filles, de l'Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001). Cette espèce de virginité miraculeuse fait évidemment écho à celle de la Vierge.
C'est un des symboles chrétiens de cette histoire. Nous en verrons d'autres.
Cet article est désormais complété par celui-ci : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2016/12/du-sang-du-dragon-au-sang-de-marguerite.html
*
Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/
Les
nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter :
https://twitter.com/CheminsAntiques