Aujourd'hui, nous allons parler de sang menstruel et de religieuses. Une chose est claire : les religieuses ne parlent pas de leurs menstrues ! Du moins pas directement. La seule exception est la courte mais fameuse allusion dans une lettre d'Héloïse à Abélard (XIIe siècle, déjà rapidement évoquée sur ce blog) dans laquelle elle réclame des règles spécifiques aux religieuses distinctes de celles des religieux : elle se plaint notamment que les robes de laine que les moines portent à même la peau ne sont pas du tout adaptées aux purgations menstruelles des femmes ; Abélard répond en proposant une chemise de dessous en lin et du linge de lit.
Quid denique ad ipsas de tunicis aut de laneis ad carnem indumentis, cum earum humoris superflui menstruae purgationes haec omnino refugiant?
En quoi sont-elle concernées par les tuniques ou par les vêtements de laine à même la peau, alors que les purgations menstruelles de leurs humeurs superflues les leur fait éviter à tout prix ?
(Lettre VI, traduction Nadia Pla)
Interulas mundas ad carnem habeant, in quibus etiam cinctae semper dormiant. Culcitrarum quoque mollitiem uel linteaminum usum infirmae ipsarum non negamus naturae
Qu'elles aient sur la chair des chemises de dessous propres, qu'elles garderont toujours même pour dormir. D'autre part, nous n'interdisons pas à leur faible nature la mollesse des matelas ou l'usage des draps.
(Lettre VIII, traduction Nadia Pla)
Abélard se garde bien de prononcer les mots explicites de « purgations menstruelles » et d' « humeurs superflues », pourtant pas du tout tabous dans les textes écrits par des religieux quand il s'agit de débattre des théories de la conception et de l’embryogenèse, de la conception de Jésus et de la question du sang menstruel de la Vierge, ou encore de savoir si les femmes pouvaient communier ou rentrer dans les églises quand elles avaient leurs règles ! Mais parler crûment des pertes menstruelles éprouvées par Héloïse elle-même et ses sœurs de couvent, on sent bien que cela gêne un peu notre docteur en théologie. Cependant je pense qu'il faut interpréter « infirmae ipsarum naturae », « leur faible nature » comme un euphémisme pour la menstruation ! Le mot « nature » est souvent employé dans ce sens au Moyen Âge et jusqu'au XIXe siècle. Et de fait, c'est bien à cela qu'il fait visiblement allusion avec ces chemises de dessous à garder en permanence ; le terme « mundas », « propres » signifie peut-être que les religieuses ont le droit de laver leurs chemises si elles sont tachées de sang. Quant au moyen de couchage, cette autorisation du bout des lèvres à avoir des matelas moelleux et des draps nous laisse comprendre que les moines hommes du XIIe siècle dormaient à même des paillasses sans tissu.
Mais le sang menstruel peut aussi et surtout prendre une dimension mystique.
Dans L'Église et les femmes dans l'Occident chrétien des origines à la fin du Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 1997, p. 392-3, Paulette L'Hermite-Leclercq raconte des histoires arrivées à des religieuses allemandes des XIIIe et XIVe siècles. Mechtilde de Hundersingen est désespérée d'avoir entendu dire que le sang de Notre-Seigneur ne s'unit pas aussi intimement et avec autant d'amour à un cœur en proie au remords qu'à l'âme d'une vierge, mais Dieu lui-même la réconforte : « Je vais te purifier avec mon sang vermeil et te rendre sans tache comme si on te levait des fonts baptismaux, et je te parerai et te couronnerai avec ma propre virginité. » Adelheid von Breisach, veuve et également désespérée pour la même raison, a été (raconte-t-on) emmenée par des anges dans un pressoir où ceux-ci ont extrait de son corps tout le sang qui avait péché pour le remplacer par du sang venant de vierges. Cette image d'un pressoir utilisé pour faire sortir le sang semble associée au motif du « pressoir mystique », motif représentant le corps du Christ écrasé dans un pressoir dans lequel des anges recueillent son sang.
Vous me direz qu'il n'est là pas question de sang menstruel. Certes pas explicitement. N'oublions pas toutefois que le sang menstruel était considéré dans l'Antiquité et au Moyen Âge comme constituant de la semence féminine nécessaire à la conception d'un enfant après son union avec la semence masculine. Il s'agit donc d'un sang lié au péché. Le sang des vierges est, lui, considéré comme plus pur. Cette purification du sang de Mechtilde et d'Adelheid, c'est donc la purification de leur sang menstruel, qui perd de son caractère impur en redevenant un sang de vierge. À ce propos, Hildegarde de Bingen, qui a le double statut d'autrice médicale et religieuse, établissait une différence entre le sang des vierges et le sang des femmes déflorée. Je l'évoquais dans cet article : https://cheminsantiques.blogspot.com/search?q=dragon+rouge
Pour mémoire, voici le texte :
Et cum puella adhuc in integritate virgo est, tunc in ea sunt menstrua quasi gutte de venis ; postquam autem corrumpitur, tunc gutte effluunt ut rivulus, quia per opus viri solvuntur, et ideo ut rivulus sunt, quoniam vene in opere illo solute sunt. Cum enim claustrum integritatis in virgine rumpitur, ruptio illa sanguinem emittit.
Kaiser Paul (éd.), Beatae Hildegardis Causae et curae, Leipzig, Teubner, 1903, p. 102-103.
Et lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité, alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines ; mais après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme un ruisseau, parce qu'elles sont déliées par l’opération de l'homme, et elles sont comme un ruisseau, puisque les veines ont été déliées par cette opération. En effet, lorsque la clôture de son intégrité s'est rompue, cette rupture évacue du sang.
(traduction Nadia Pla)
Il est cependant difficile d'établir d'autres rapprochements entre le sang menstruel et un sang lié à la religion chrétienne comme celui du Graal ou de stigmates. Du moins dans les sources médiévales, sur lesquelles je travaille. Mais je lis bien sûr également des ouvrages concernant d'autres périodes, qui peuvent m'être utiles à titre de comparaison (et pour satisfaire le plaisir de ma curiosité personnelle). Et c'est ainsi que je suis tombée sur l'incroyable histoire de Marie-Catherine. Marie-Catherine a vécu au XVIIIe siècle et son histoire a bien des échos dans notre XXIe : car il n'y est pas question que de sang menstruel et de stigmates, mais aussi d'abus sexuel et d' « emprise » au sens où ce mot a été récemment employé dans l'actualité… Mais pour connaître l'histoire de Marie-Catherine, il vous faudra attendre le prochain article...
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