Un
enlumineur contemporain de Jean Bourdichon (évoqué dans l'article
précédent) et presque aussi renommé que lui est Jean Poyer. C'est
notamment lui l'auteur d'une enluminure exceptionnelle parmi celles
représentant sainte Marguerite émergeant du dragon et à la
découverte de laquelle je vous emmène aujourd'hui. Nous l'avons en
fait déjà croisée dans nos sentiers fleuris, à la fin du 1er
article que j'avais écrit sur le sang du dragon : cf.
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/sang-de-dragon.html.
Vous souvenez-vous de cette affreuse carcasse de dragon à la plaie
béante ?
New
York, The Morgan Library and Museum, M 50, f. 20v
Nous
allons ici prendre le temps de nous y arrêter un peu plus
longuement.
Cette
image de Marguerite au dragon est unique parmi les milliers de
représentations sur manuscrits et même sur tous supports :
Marguerite n'y est pas représentée émergeant du corps du dragon,
mais juste après l'émergence ; elle n'est pas dans le corps du
dragon, le haut de son corps seul dépassant, mais à côté,
laissant par conséquent sur le corps du dragon la trace du volume
qu'elle aurait dû occuper, sous la forme d'un énorme trou sanglant.
Elle est également rendue exceptionnelle par le réalisme cru dans
la représentation du cadavre du dragon, qui met mal à l'aise même
les observateurs blasés du XXIe
siècle que nous sommes.
Cette
enluminure se trouve dans un manuscrit qui est un livre de prières
commandité par Anne de Bretagne, à l'époque où elle était reine
de France en tant qu'épouse de Charles VIII (après la mort de ce
dernier, elle a épousé son successeur Louis XII, devenant une
deuxième fois reine de France), pour son fils premier né, le
dauphin de France, Charles Orland, né en 1492, afin qu'il y apprenne
son catéchisme. L'enfant est mort trois ans plus tard, en 1495, ce
qui permet tristement de dater l'ouvrage. Les informations sur le
manuscrit figurent à la page qui y est dédiée sur le site officiel
de la bibliothèque où il est conservé, « The Morgan Library
and Museum » :
http://www.themorgan.org/collection/Anne-De-Bretagne.
Comme
souvent, le dragon emprunte ses traits à un animal existant, ici au
crocodile, ce qui n'a rien d'étonnant : les Croisés
rapportaient d'Orient des dépouilles de crocodiles présentées
comme des dépouilles de dragons et qui, à leur retour en Europe,
ont souvent fini suspendues dans les églises (cf. Le
Quellec
Jean-Loïc, « La naturalisation du dragon en Europe », in
Saints
et dragons : rôle des traditions populaires dans la construction de
l'Europe (Ciephum / Université de Mons-Hainaut, 23-25 mai 1996),
Jean Fraikin (dir.), Bruxelles, Conseil Supérieur d’Ethnologie /
Éditions de la Communauté Française de Belgique, collection
« Tradition Wallone », n° 13-14, 1998, vol. 1, p.
177-212).
Il est probable que Jean Poyer se soit inspiré d'un de ces
crocodiles exposés. Toutefois, pour la carcasse éventrée et
sanglante, il a dû prendre pour modèle le cadavre d'un gros animal
local, probablement un bœuf de boucherie.
Avec
la figure de Marguerite, on a une forme de réalisme aussi, dans la
représentation d'une jeune fille aux joues rosées, portant une
coiffure, un vêtement et une parure à la mode de la fin du XVe
siècle, et pourtant cette représentation réaliste insiste sur la
pureté, la grâce, l'élégance de Marguerite, qui tranchent
d'autant plus violemment avec l'atrocité du dragon pustuleux et de
sa plaie sanglante :
Détail
de l'image précédente
Elle
porte une robe blanche unie, à la coupe simple, mais dont les plis
souples laissent deviner une étoffe précieuse, passée par-dessus
une chemise de la même blancheur aux manches bouffantes ; robe
et chemise sont ornées sur les bords de broderies d'or raffinées ;
une discrète chaîne d'or lui entoure le cou, portant peut-être un
pendentif modestement caché sous le col de la robe ; une
chevelure vaporeuse d'une blondeur qui semble faite du même or que
les broderies se déploie jusqu'au bas de son dos, chastement retenue
sur la tête par une tresse qui l'enserre ; l'auréole, à peine
esquissée, est du même or que la chevelure et les broderies ;
les lèvres sont légèrement entrouvertes, comme si elle prononçait la
prière que manifeste la position de ses mains jointes ; son œil
grand ouvert regarde sans peur et avec détermination en face
d'elle : ce n'est ni le dragon, ni la porte, ni la fenêtre
ouverte sur le ciel, mais un point qui n'apparaît pas dans la
composition. D'autres images représentant sainte Marguerite
émergeant du dragon peuvent nous laisser penser qu'il s'agit d'une
vision de Dieu, mais l'artiste, fidèle à ce trait réaliste, n'a
pas représenté la vision et nous laisse l'imaginer.
On
comprend donc bien que l'atrocité de cette représentation du dragon
a pour rôle de faire ressortir par contraste la pureté et la
détermination de la sainte. Il reste qu'aucun enlumineur n'a poussé
aussi loin le réalisme morbide, et qu'on ne saura pas ce qui a
motivé Jean Poyer ou sa commanditaire Anne de Bretagne à un tel
excès. Cet excès est d'autant plus étonnant pour un ouvrage
destiné à un très jeune enfant ! Pour vous attendrir, voici
le portrait du pitchounet à l'âge de deux ans, un an avant sa mort
de la rougeole.
Le
dauphin Charles Orland peint en 1494 à l'âge de deux ans, par le
Maïtre de Moulins (peut-être Jean Hey),
Musée
du Louvre, Paris
Je
ne sais s'il a eu le temps de son vivant de contempler les images du
livre qui lui était destiné, mais eusse-t-il été plus âgé
qu'une telle représentation était encore propre à susciter bien
des cauchemars ! On ignorait apparemment à cette époque que,
selon la formule consacrée de nos jours, « certaines images
peuvent heurter la sensibilité des jeunes enfants » ! Ou
alors s'agissait-il face à cette image terrifiante de renforcer la
trempe du futur roi de France ?
*
Il
y a déjà là beaucoup de mystère, mais je ne résiste pas à
l'envie d'en ajouter un peu en vous renvoyant à un article trouvé
au hasard en cherchant des renseignements sur le petit Charles
Orland. L'auteur y suggère que la mort prématurée de cet enfant et
des nombreux autres enfants mâles d'Anne de Bretagne (avec Charles
VIII puis avec Louis XII), dont la conséquence fut l'arrivée au
trône d'un cousin assez éloigné que nous connaissons sous le nom
de l'illustre François Ier, ne serait pas le fait du hasard...
Ce
n'est bien sûr qu'une hypothèse, qu'aucune véritable preuve
n'étaye, mais je la trouve intéressante mise en relation avec cette
image terrifiante de cadavre de dragon. Quel sinistre complot ne
pourrait-on pas soupçonner là ?
*
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