mardi 17 décembre 2019

Le chevalier Silence ou l'histoire d'une chevaleresse médiévale


Depuis que j'ai des élèves de 5e en français, c'est-à-dire depuis le début de ma carrière il y a presque vingt ans, je leur fais écrire vers le milieu de l'année un roman de chevalerie (vous pouvez en avoir un aperçu à cette page : https://nadiapla4.wixsite.com/chemins-antiques/post/%C3%A9crire-un-roman-de-chevalerie-5e-fran%C3%A7ais)
Il y a cinq ans, une élève me demande si le chevalier dont on raconte les aventures ou si son compagnon peut être une femme. Je lui réponds que, malheureusement, non, parce qu'il n'y avait pas de femme chevalier au Moyen Âge. Cette élève, qui, sous des dehors timides, avait une forte personnalité, m'a offert une magnifique leçon de ténacité. Elle m'a obéi. Le héros était un homme et le roi lui imposait comme compagnon un autre chevalier au prénom masculin. Ce compagnon avait parfois des comportements étranges, il ne retirait jamais son heaume, il ne parlait que par signes. Le héros de l'histoire, soupçonneux, a fini par lui demander de retirer son heaume, puis, devant son refus, l'a plaqué contre un arbre et le lui a enlevé de force : une splendide chevelure féminine a alors jailli du heaume. Je n'oublierai jamais le moment où j'ai lu ce rebondissement (magnifiquement écrit!) Je me suis dit : « Elle m'a bien eue ! » En tant qu'écrivaine envers sa lectrice, parce que j'ai eu le total effet de surprise. Et en tant qu'élève envers sa professeuse, parce qu'elle m'a obéi tout en ne renonçant pas à son idée.

Un an plus tard, je lisais l'ouvrage de Sophie Cassagnes-Brouquet, Chevaleresses, paru en 2013, et dès le titre, dès la quatrième de couverture, j'ai compris que j'avais commis une erreur, que des femmes avaient été chevaliers, et que le mot existait même au féminin, non pas « chevalières » comme on serait tenté de le dire, mais « chevaleresses ».
Après cette lecture, non seulement je n'ai plus embêté mes élèves qui souhaitaient choisir une femme comme héroïne, mais je leur ai proposé cette option moi-même dès le début. À ce propos, une petite remarque rassérénante : beaucoup de garçons choisissent un héros masculin, environ la moitié des filles choisissent un héros masculin et la moitié une héroïne, mais il y a aussi quelques garçons qui choisissent une héroïne…

Il y a quelques mois, nouvelle découverte (en lisant l'ouvrage de Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, 2013 aussi) : il y parle d'un roman de chevalerie du XIIIe siècle intitulé Le Roman de Silence. Ce roman raconte l'histoire d'une fille que ses parents ont fait élever comme un garçon, à cause d'une loi n'autorisant l'héritage qu'aux garçons. Il l'ont nommée Silence, parce qu'elle ne doit jamais prendre la parole, pour ne pas dévoiler qu'elle est une femme (exactement comme dans l'histoire imaginée par mon ancienne élève!) Elle vit de nombreuses aventures, est adoubée chevalier, et montre sur les champs de bataille une bravoure et une efficacité supérieure à la plupart des hommes. L'histoire de ce texte est elle-même mouvementée, car il a été oublié pendant des siècles. Son unique manuscrit a été redécouvert en 1911, sa première édition ne date que de 1972 (par un éditeur anglais, avec traduction anglaise) et la première traduction en français moderne date de 2000 !

Enfin, toute dernière découverte : en juin 2019, une adaptation pour la jeunesse de ce roman est parue, sous le titre Les aventures du chevalier Silence, adapté par Fabien Clavel, éd. Flammarion. C'est une très bonne adaptation : même si je n'ai pas eu le texte original sous les yeux, on sent souvent que le texte en français moderne reprend le rythme ou le style des romans du XIIIe siècle. Seule petite critique : le choix d'un récit à la première personne. Fabien Clavel le justifie, dans une petite note à la fin, du fait qu'en ancien français l'absence de pronom personnel sujet permettait de maintenir l'ambiguïté du genre, et que seul le passage à la première personne pouvait garder cet effet en français moderne. Certes, mais cela m'a un peu gênée, parce que cela dénote par rapport au style habituel des romans de chevalerie médiévaux. Et je ne suis pas sûre que cela soit très utile, vu que de toute façon, le lecteur comprend très vite que la narratrice est une fille.
Mais enfin, les jeunes lecteurs moins au courant que moi du style des romans de chevalerie médiévaux seront moins gênés, je n'en doute pas. De plus, le texte est très agréable à lire et tout à fait accessible pour de jeunes collégiens. Et dès cette année, je l'ai fait figurer dans la petite liste de romans pour la jeunesse se passant au Moyen Âge, à lire au choix pendant les vacances, et qui vont aider les élèves à la rédaction de leur propre roman de chevalerie…

NB : Quelques jours après avoir rédigé cet article, en octobre dernier, me promenant dans les allées du Salon Fantastique, je suis tombée sur Fabien Clavel, qui dédicaçait ses ouvrages de fantasy. J'ai donc pu le féliciter et le remercier directement pour le chevalier Silence...


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mercredi 4 décembre 2019

Une écrevisse dans ma culotte ? Écrevisse et menstruation de l'Antiquité au Moyen Âge


Si je vous dis que les écrevisses ou les crabes étaient supposés favoriser l'écoulement des menstrues dans l'Antiquité et au Moyen Âge, vous trouverez peut-être cela bizarre. Pour être honnête, c'est loin d'être le seul ingrédient préconisé dans les problèmes liés aux menstrues (soit qu'on n'en ait pas et qu'on cherche à les déclencher, soit qu'on en ait trop ou continuellement et qu'on cherche à les arrêter). Je suis arrivée à un point de ma thèse, où j'ai collectionné une quantité impressionnante de textes de l'Antiquité et du Moyen Âge sur les recettes pour réguler les menstrues, et je pense que si je listais la totalité des végétaux, animaux et minéraux énumérés dans ces recettes, j'arriverais facilement à plusieurs centaines !
Alors, quelle est la particularité de l'écrevisse ? Aucune ! C'est juste que mon propre cheminement (et vous savez, puisque c'est même le titre de mon blog, quelle importance j'accorde à ces « cheminements » des connaissances et des pensées) m'a conduite ces derniers temps à croiser de manière insistante des écrevisses ou crabes dans des textes consacrés aux menstrues.

Ce qui m'a frappée, d'abord, c'est un texte plus tardif que ma période : le dictionnaire latin (un dictionnaire de mots latins expliqués en latin) de Forcellini, édité en 1760. À l'article « menstruus », il explique d'abord le premier sens de cet adjectif (l'équivalent de notre mot français « mensuel »), puis il en vient au deuxième sens (l'équivalent de notre mot français « menstruel »), et là, voici les premiers mots :
Speciatim est ad feminarum menstrua pertinens. Plin. 32. Hist. nat. 10. 46. (132). Cancri menstruas purgationes expediunt.
C'est-à-dire :
Spécialement employé pour parler des menstrues des femmes. Pline, Histoire Naturelle, XXXII 46 : « Les crabes / écrevisses facilitent les purgations menstruelles »

J'ai choisi de traduire « cancer » par « crabe / écrevisse », car les deux traductions existent et je ne sais pas laquelle choisir.
Quelques remarques :
D'abord, avant de vous gausser de la recette de Pline, sachez que j'ai répertorié pas moins de quatre-vingt-dix passages de Pline l'Ancien contenant des recettes pour réguler les menstrues. Certains de ces passages comportant plusieurs recettes, cela fait plus d'une centaine de recettes ! Après, qu'on ne vienne pas encore me dire que les menstrues étaient taboues dans l'Antiquité !
Cependant, les crabes / écrevisses font partie des ingrédients « phares » qui ont droit à plusieurs recettes : dans ce même chapitre XXXII 46, Pline nous dit que cet animal arrête le flux menstruel si on le prend broyé dans du vin ou dans de l'eau, qu'au contraire il permet de bien l'évacuer si on le mélange avec de l'hysope, qu'il facilite la purgation menstruelle si on le cuit dans son jus avec de la patience et de l'ache, et il nous livre la petite recette perso d'Hippocrate : cinq crabes / écrevisses qu'on broie avec la racine de patience, avec de la rue et du noir de fumée, et qu'on administre dans du vin miellé.
Dernière remarque, non plus sur Pline, mais sur Forcellini. Vous aurez remarqué que la première phrase de l'article fait justement ce que je dis à mes élèves de ne pas faire, car on tourne en rond : définir un mot par un autre mot de la même famille. « Menstruel » = « pour parler des menstrues » Certes. Bon, d'accord, il a précisé « des femmes ». Mais si le lecteur ne connaît pas le mot, il n'est guère plus avancé, il sait juste que c'est un truc de femme. Forcellini va donner une définition ensuite (APRÈS la citation de Pline) : « profluvium sanguinis, quo laborant singulis fere mensibus feminae, quae ad concipiendum sunt habiles. » = « flux sanguin, par lequel sont incommodées presque chaque mois les femmes qui sont en capacité de concevoir » La définition est excellente, on pourrait la reprendre aujourd'hui, mais… si vous avez bien suivi, il y a un gros problème : le lecteur qui lit l'article dans l'ordre lit la citation de Pline AVANT cette définition. Je vous rappelle que c'est un dictionnaire. En principe, on utilise un dictionnaire pour chercher le sens d'un mot que l'on ne connaît pas. Je ne sais pas ce que signifie « menstruus », j'ouvre le dictionnaire, je commence à lire l'article, et la première chose que j'apprends, c'est que c'est un truc de femmes, puis que ça se régule avec des crabes ou des écrevisses ! Pas étonnant que les hommes aient trouvé le corps féminin inquiétant, avec de tels articles de dictionnaires !


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Or, cette histoire de crabe ou d'écrevisse me rappelle l'un des textes les plus incroyables que j'aie lus dans mes recherches, et qui nous donne un aperçu de l'humour médiéval assez éloigné du nôtre ! C'est une historiette en vers latin, d'un auteur italien anonyme du XIVe s., intitulée « Fabula Cancri », c'est-à-dire « La fable (ou l'histoire) du crabe (ou de l'écrevisse) ». Renseignements pris, on trouve aussi bien des crabes que des écrevisses dans les rivières d'Italie, toutefois pour les détails de l'histoire, la traduction par « crabe » me semble mieux convenir.
Voici l'histoire, résumée :
Tout commence par une promenade bucolique d'un couple de paysans. Arrivés au bord d'une rivière, ils font une pause : l'homme pêche des petits poissons pendant que son épouse, fatiguée, fait une petite sieste. Un vieux crabe sort de son trou et voit le con (le sexe) béant de la femme. Il se dit que cela pourrait lui servir de nouvelle grotte et rentre dedans, non sans pincer les lèvres du con au passage. La pauvre femme hurle de douleur et se lève brusquement. Elle appelle à l'aide, mais n'ose dire ce qui lui arrive, par pudeur, et son mari ébahi la voit courir en tous sens, en criant, la robe retroussée et les mains entre ses cuisses. Elle finit par lui expliquer le problème. Le mari essaie d'attraper la bête, mais n'y arrive pas (comprenez que le con de la dame était trop profond, un motif satirique fréquent au Moyen Âge et au XVIe s., alors qu'aujourd'hui, les blagues sur la taille du pénis abondent, mais jamais sur la taille du con (qui n'a même plus de nom en français moderne, à part le scientifique « vagin »)). En désespoir de cause, le mari y met les dents. Le crabe, en voyant la bouche du paysan s'approcher à l'entrée de sa nouvelle caverne, confond les lèvres de l'homme avec les lèvres du con et les attrape avec sa pince. L'homme se retrouve donc aussi pincé et coincé que sa femme ! Tout ce mouvement pousse le con à faire sortir un flot de menstrues (nous y voilà!) et d'urine, et le cul à péter et à lâcher ses excréments. Le crabe trouve finalement qu'il était plus tranquille dans son ancienne caverne. Le paysan se retrouve barbouillé de tout ce qui est sorti de sa femme…
Le texte latin original figure dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Florence. Il a été édité ici :
Jensen Richard C., Domenico Silvestri, The Latin Poetry, Wilhem Fink Verlag, München, 1973, p. 55-56.
et vous pouvez le lire intégralement ici :
Il n'en existe pas à ce jour de traduction française éditée, et la traduction que j'en publierai dans ma thèse sera probablement la première.

Vous voyez que si un humoriste d'aujourd'hui, si vulgaire fût-il, tentait de raconter une histoire dans ce style, je pense qu'il susciterait parmi son auditoire plus de ricanements coincés et de sourires gênés qu'une franche rigolade !

Je me suis amusée exprès à rapprocher ces textes, mais en fait, je ne pense pas que l'écrevisse ou le crabe aient quelque lien significatif avec les menstrues. Ceux qui veulent absolument trouver du sens partout diront que c'est un animal rouge et qui fait mal… Et après tout, qui sait ?


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mercredi 20 novembre 2019

Du code de César au code de Hugeburc


Le code de Jules César, vous connaissez ?
Jules César n'est pas mon Romain préféré (si vous suivez ce blog depuis sa création, vous devriez savoir qui est mon Romain préféré (indice : il a droit à son propre libellé dans ce blog, avec six articles concernés)), mais je dois reconnaître que c'était un génie : doué en politique, doué en stratégie militaire et sur les champs de bataille, écrivain au style incomparable, peut-être pas scientifique lui-même mais sachant s'entourer des meilleurs (notamment Sosigène d'Alexandrie) pour réformer le calendrier de manière tellement intelligente que c'est encore notre calendrier actuel, etc.
Et pour crypter ses messages importants et secrets, il a inventé son propre code. Oh, un truc tout bête, mais efficace, qui peut encore être employé de nos jours et qui a traversé les siècles sous le nom de « code de César ». Suétone nous l'explique :

« Extant et ad Ciceronem, item ad familiares domesticis de rebus, in quibus, si qua occultius perferenda erant, per notas scripsit, id est sic structo litterarum ordine, ut nullum uerbum effici posset: quae si qui inuestigare et persequi uelit, quartam elementorum litteram, id est D pro A et perinde reliquas commutet. »

« On possède enfin de César des lettres à Cicéron, et sa correspondance avec ses amis sur ses affaires domestiques. Il y employait, pour les choses tout à fait secrètes, une espèce de chiffre qui en rendait le sens inintelligible (les lettres étant disposées de manière à ne pouvoir jamais former un mot), et qui consistait, je le dis pour ceux qui voudront les déchiffrer, à changer le rang des lettres dans l'alphabet, en écrivant la quatrième pour la première, c'est-à-dire le D pour le A, et ainsi de suite. »
(traduction : M. Nisard, Paris, 1855, avec quelques adaptations de J.-M. Hannick et de J. Poucet, Louvain, 2001-2006)

Ainsi « CAESAR » s'écrirait selon ce code « FDHVDU ».
Pas mal, mais une fois qu'on a compris le principe, c'est assez facile à décoder.

Aussi, j'ai été stupéfaite de découvrir l'autre jour le code de… Hugeburc, une religieuse du VIIIe s. (oui, Hugeburc est un prénom féminin (avec sa variante Hygeburg) ; la période mérovingienne offre le plus drôle répertoire de prénoms au monde!). On la connaissait assez bien sous le nom de Hygeburg, par des sources qui la mentionnent, car elle fait partie d'une famille noble, ses deux frères et sa sœur ont été évêque, abbé ou abbesse. On connaissait d'ailleurs un manuscrit racontant la vie de l'un de ses frères, dont on ignorait l'auteur. À la fin de ce manuscrit figure un étrange texte qui se présente ainsi :

« Secdg quar. quin. npri. sprix quar. nter. cpri. nquar. mter. nsecun. hquin. gsecd. bquinrc. qarr. dinando. hsecdc. scrter. bsecd. bprim. »

Étrange, non ? En 1931, un savant réussit à comprendre le principe du code et à le déchiffrer. Vous allez voir que c'est bien plus subtil que le code de César avec ses gros sabots !
Les consonnes du texte initial ont été laissées à leur place. Seules les voyelles ont été changées, mais au lieu qu'une lettre soit remplacée par une lettre, chaque voyelle est remplacée par un nombre (correspondant à son ordre dans la liste des cinq voyelles), puis ce nombre est remplacé par son abréviation en lettres en latin, avec des variantes pour les abréviations, ce qui corse un peu l'affaire ; et un bout de mot « -dinando » visiblement oublié de coder. Quant aux coupures entre les groupes de lettres, elles sont aléatoires et donnent la fausse impression d'unités lexicales…
Donc :
A = 1 = primus = pri ou prim
E = 2 = secundus = secd ou secun
I = 3 = tertius = ter
O = 4 = quartus = quar
U = 5 = quintus = quin

Ce qui donne :
« EGO UNA SAXONICA NOMINE HUGEBURC ORDINANDO HEC SCRIBEBAM »

C'est-à-dire : « Je suis une Saxonne du nom de Hugeburc. J'ai écrit cela après l'avoir composé. »

Autrement dit : c'est une signature, Hugeburc s'y présente clairement par son nom et son origine, elle y revendique explicitement d'être celle qui a à la fois composé et écrit le texte du manuscrit, on découvre que c'est une femme ; et enfin, en même temps que tout cela, on découvre que c'est elle qui a inventé le code par lequel elle écrit cela-même !
Bravo, la petite nonne, bien plus forte que César, non ?

Alors, une question demeure : pourquoi avoir dissimulé son nom ? Yves Bertrand, dans Douze femmes hors du commun durant l'Antiquité et le Moyen Âge (2018) (ouvrage qui m'a séduite par son titre, mais qui m'a beaucoup déçue à la lecture en étant souvent trop superficiel, en mélangeant des sources de différentes époques et natures, et en étant parfois très brouillon dans ses explications) propose comme hypothèse d'une part qu'elle ne voulait pas offenser l'abbesse qui l'hébergeait, sœur de celui dont elle écrivait la vie – mais je trouve cela absurde vu qu'Hugeburc était elle-même la sœur des deux – , d'autre part que sa démarche spirituelle était à contre-courant de l'attitude plutôt « organisationnelle » prônée alors par le pape et par les Bénédictins. Ne connaissant pas grand-chose à ce contexte, je ne me permets pas de juger, mais, ayant été un peu refroidie par d'autres passages du livre sur des femmes que je connaissais mieux, je reste réservée.

Si vous voulez en savoir plus sur Hugeburc, je vous conseille la page Wikipédia, courte, mais bien documentée :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hygeburg

 

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Ajout en mai 2024

Pour plus d’information sur Hugeburc, on dispose désormais de l’article suivant :

    Conti Aida, « The Literate Memory of Hugeburc of Heidenheim », in Feminist Approaches to Early Medieval English Studies, Robin Norris, Rebecca Stephenson and Renee Trilling (dir.), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2022, p. 318-341.


La référence du manuscrit et du folio où figure la « signature » de Hugeburc est :

München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 1086, f. 71v


Visible en ligne ici :

https://daten.digitale-sammlungen.de/0006/bsb00064004/images/index.html?id=00064004&groesser=&fip=eayaxdsydyztseayaxsxsxdsydenyztseayaxsen&no=190&seite=146



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mardi 5 novembre 2019

La trépidante vie sexuelle des nobles du XVIe siècle d'après Brantôme


Je sors de la lecture réjouissante d'un curieux ouvrage publié pour la première fois en 1665, presque cent ans après la mort de l'auteur, mais probablement rédigé dans les années 1580. Il s'agit de la Vie des dames galantes du chevalier de Brantôme, publié dans l'édition Folio (dans laquelle je l'ai lue) sous le simple titre Les Dames galantes.
Il s'agit ni plus ni moins d'un tableau de la vie sexuelle du milieu auquel il appartenait, celui de la noblesse européenne du XVIe siècle. Le Moyen Âge, avec ses farces et ses fabliaux, nous avait habitués aux paillardises des gens du peuple ; mais les hommes et les femmes de la noblesse, que nous voyons, sur les enluminures médiévales et les tableaux du XVIe siècle, poser avec élégance dans leurs robes et leurs pourpoints aux plis parfaits..., on peine à les imaginer aussi dévergondés que les paysans et les artisans ! Eh bien si ! Avec Brantôme, le vernis craque, éclate, même ! Il nous convie dans les alcôves des grands châteaux, dans les jardins aux haies épaisses, dans les recoins de cheminées, en nous racontant des centaines d'anecdotes le plus souvent comiques – parfois tragiques – toujours touchantes parce qu'elles sont vraies. Là en effet est une des particularités de Brantôme : contrairement aux fabliaux que j'évoquais, son œuvre n'a rien de fictionnel, il ne rapporte que des faits véridiques. Mais attention, respect de la vie privée ! Jamais il ne mentionne aucun nom (sauf parfois, quand il s'agit de faits visiblement connus de tous). En revanche, le commentateur de l'édition Folio de 1981, Pascal Pia, ne se gêne pas pour balancer les noms de tous ceux qu'il a pu identifier, dans les notes infrapaginales ! Il est vrai qu'il y a prescription, tous ces gens étant morts quatre cents ans plus tôt…
Le texte de Brantôme est foisonnant. Ce n'est pas un homme de lettres, mais un militaire. Il lance ses anecdotes à la suite comme des coups de mousquet. Il paraît d'ailleurs qu'il a dicté son texte à son secrétaire et qu'il ne l'a pas écrit de sa main. En effet, on entend l'oralité, avec des exclamations qui ponctuent le propos, et des ruptures syntaxiques qui nous rendraient fous si on les trouvait dans des copies d'élèves ! Mais ce n'est pas un élève, c'est un écrivain. Un grand écrivain, je trouve, malgré tout ce que je viens de vous dire. Ses libertés avec la langue française, il les maîtrise totalement, il se fait comprendre de ses lecteurs, et son style est plaisant à lire (je ne vais pas chercher plus loin la définition d'un grand écrivain).
La conséquence, toutefois, et c'est peut-être ce qui fait que son ouvrage n'est pas si connu qu'il mériterait de l'être parmi le grand public, c'est qu'on risque vite de se retrouver noyé dans ce flot d'anecdotes qui se suivent sans queue ni tête et sans grand ordre apparent (il y a bien un ordre, mais il faut suivre, quand il fait une digression de plusieurs dizaines de pages!), et de n'avoir guère envie de lire un livre qui fait 674 pages dans l'édition Folio. Mon conseil : picorez ! Soit, vous faites comme moi et vous lisez le livre du début à la fin, mais en sautant les passages qui vous ennuient, soit vous picorez dans n'importe quel ordre en ouvrant une page au hasard.
Il est d'ailleurs possible de picorer sur écran, même si c'est moins agréable, car l'intégralité de son texte figure ici : http://www.gutenberg.org/files/39220/39220-h/39220-h.htm

Je n'aime pas que le style, j'aime l'homme aussi.
Depuis plus d'un an que je travaille sur l'histoire des femmes au Moyen Âge, je lis tant et tant de textes antiques, médiévaux, modernes, contemporains aussi – hélas –, d'une misogynie à vomir, d'un mépris profond envers la femme et le corps féminin. Même quand ces textes me font rire (voyez par exemple mes articles sur Les quinze joies du mariage : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html ou sur la température des femmes chez Plutarque : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html), c'est un rire jaune, un rire consterné. Avec Brantôme, j'ai ri franchement. Attention ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : Brantôme n'est pas féministe, notion qui n'aurait de toute façon aucun sens à son époque, Brantôme a sur les femmes les mêmes préjugés que les hommes de son siècle ; mais c'est tout. Il se moque énormément des femmes, mais il se moque tout autant des hommes ; il est très souvent grossier, mais jamais méprisant. On sent en le lisant que c'était un bon vivant, je pense que c'était quelqu'un qui devait aimer les plaisirs charnels, les bons repas, le bon vin, les discussions joyeuses avec ses amis. Je lis d'ailleurs dans l'article Wikipédia qui lui est consacré et auquel je viens de jeter un coup d’œil qu'il a évité le pillage de l'abbaye de Brantôme (dont il était le seigneur) par des protestants (parmi lesquels figurait le futur Henri IV!) en leur offrant un bon festin ! Brantôme, je t'aime !!! Si l'Humanité pouvait régler ainsi toutes les guerres de religion et les autres !
Non seulement Brantôme n'est pas méprisant envers les femmes, mais il les défend avec conviction. En ces temps où on parle beaucoup – et c'est heureux qu'on en parle – de violences conjugales et de féminicides, et où on les dénonce enfin, il serait d'actualité de relire Brantôme. Son jugement est sans appel contre les maris cocus qui maltraitent et surtout qui tuent leur femme. D'autant plus dans certains cas qu'il raconte, où la femme ne s'est décidée à tromper son mari que par lassitude, vengeance, jalousie, ennui, de ce qu'il l'avait trompée en premier. Et certains ne font pas dans la dentelle, comme ce mari qui trouvait très drôle, quand il couchait avec sa maîtresse, de frapper au plafond en criant « Brindes, ma femme ! » (« À votre santé, ma femme ! »), celle-ci dormant dans la chambre au-dessus ; faut-il s'en étonner, la femme finit par prendre un amant, et quand son mari criait « Brindes ! », elle répondait « À vous aussi ! » ; eh bien, là, le mari n'a pas trouvé ça drôle, et il a tué sa femme et l'amant (raconté p. 94-95 de l'édition Folio). Mais Brantôme s'indigne aussi même quand la femme n'a aucune circonstance atténuante pour avoir trompé son mari : rien, à ses yeux, ne justifie le meurtre d'une femme par son mari. Merci Brantôme. En 2019, on a encore besoin de te l'entendre dire.

Mais je vous sens impatients. Savoir pourquoi j'aime Brantôme ne vous intéresse pas. Vous voulez savoir ce qu'il raconte. Eh bien, tout ! À part, comme je l'ai dit, les noms des personnes. On sait comment les gens faisaient l'amour, quand, où, dans quelle tenue, dans quelle position, dans quelles circonstances…
Je vais vous livrer quelques fleurs cueillies au gré de ma lecture, pas forcément les anecdotes les plus drôles ni les plus salées : il vous restera ainsi des choses à découvrir !

- Un mari couchait toujours avec sa femme toute habillée. Un jour il entra inopinément dans la chambre d'un ami à lui. Or cet ami à lui se trouvait être l'amant de sa femme, laquelle était dans son lit, totalement nue, à ce moment précis ! L'amant jeta vite un drap sur le visage de la femme et la présenta au mari comme sa maîtresse qui souhaitait évidemment rester anonyme, mais il lui permit de voir et même de toucher le corps. Le mari loua la beauté de ce corps… sans le reconnaître ! (raconté p. 81)

- Une femme que son amant avait prise sur un coffre (oui, l'ouvrage de Brantôme est un véritable catalogue des lieux (plus ou moins pratiques!) où l'on pouvait faire l'amour), s'est tellement pâmée lors de son orgasme qu'elle a glissé la tête la première dans l'espace entre le coffre et la tapisserie du mur et s'est retrouvée coincée, la tête en bas, les jambes dépassant de derrière le coffre, « faisant l'arbre fourchu », et évidemment… quelqu'un est entré à ce moment-là ! (raconté p. 491)

- Brantôme parle des fausses vierges, qui doivent simuler lors de leur première nuit de noces. Ce problème visiblement récurrent était aussi abordé dans Les quinze joies du mariage ; j'en parlais ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html . Dans les deux textes, il est question de simuler la peur, de pousser des cris de surprise, de se débattre, de ne pas faire de gestes lascifs. Mais Brantôme ajoute autre chose : c'est le problème qui se pose dans les pays ou les milieux où il est d'usage de montrer en public le lendemain de la nuit de noces le drap taché du sang de la défloration. La solution consiste à teindre discrètement le drap à l'avance de quelques gouttes de sang de pigeon. Efficace ? Sauf dans le cas qu'il raconte où le mari s'est par hasard retrouvé impuissant lors de la nuit de noces. Or au petit matin, selon la coutume, des amis sont venus dérober le drap pour le montrer en public. Le mari fut bien surpris de voir le sang de la défloration de sa femme à qui il n'avait pas touché ! (raconté p. 103-104)

- À ma grande surprise, il est question de ceintures de chasteté. J'avais cru comprendre récemment que les ceintures de chasteté n'avaient jamais existé et que c'était une recréation a posteriori du XIXe s. Ce qui est certain, c'est que la ceinture de chasteté longtemps exposée au Musée de Cluny (musée du Moyen Âge) et que j'ai pu voir il y a deux ans à l'exposition « Médusa – Bijoux et tabous » date bien, elle, du XIXe s. tout en ayant été présentée longtemps à tort comme un objet médiéval. Mais de fait, Brantôme en parle bien au XVIe s. Il est vrai qu'il n'en parle pas comme quelque chose de courant, mais comme d'une bizarrerie dont un quincailleur apporta une douzaine d'exemplaires du temps d'Henri II à la foire de Saint-Germain, et que quelques maris jaloux achetèrent (avec pour conséquence directe qu'une de ces femmes trouva un bon serrurier pour fabriquer une clé ouvrant la ceinture, et c'est évidemment le serrurier lui-même qui fut le premier à en profiter!). Brantôme se scandalise bien sûr de cet objet qu'il trouve abominable et détestable. (raconté p. 136-137)

- Un autre objet ne trouve guère grâce à ses yeux, c'est ce qu'il appelle le « godemichi » et que nous appelons « godemichet » (une étymologie ferait venir ce mot du latin « gaude mihi » = « fais-moi plaisir », mais il paraît qu'elle est sujette à caution ; pour en savoir plus sur l'histoire de cet objet, lisez cet article du blog « Objets d'histoire » de Marielle Brie : https://www.mariellebrie.com/histoire-du-godemichet/). Ce qui gêne Brantôme n'est pas tant que les femmes s'en servent pour se donner du plaisir solitaire ou entre elles : même s'il trouve ça dommage, il ne porte pas de jugement moral sévère sur ces pratiques. Non, ce qu'il reproche à cet objet, c'est tout simplement... qu'il y a des risques d'infection, qui peuvent être mortels. Brantôme, reviens au XXIe siècle, on a besoin de toi !
Sinon, dans la série « ragots », le commentateur suggère en note qu'une demoiselle dont parle Brantôme et chez qui on trouva un coffre contenant quatre gros godemichis serait… Hélène de Surgères, oui, la fameuse « Hélène » célébrée par Ronsard qui lui a consacré un recueil entier ! Mais quand ce commentateur prétend voir cette hypothèse confirmée par le vers : « Amour, je ne me plains de l'orgueil endurci », je reste très sceptique !

- Un passage étonnant, qui s'étend environ de la p. 252 à la p. 257 est un véritable « catalogue de cons » (« cons » au sens qu'il avait alors, c'est-à-dire « sexe féminin »), où Brantôme énumère de multiples types de cons, dans leur diversité d'aspect, de taille, de couleur, de pilosité. Étonnant : quelques jours après avoir lu ce passage, je suis tombée sur la page instagram d'une artiste néerlandaise, « The vulva gallery » (https://www.instagram.com/the.vulva.gallery/), qui pourrait être une illustration exacte du texte de Brantôme !
À ce propos, savez-vous pourquoi la grande reine d'Angleterre Elisabeth Ie est restée vierge ? Il paraîtrait qu'elle avait un con si petit qu'il y avait juste un petit trou pour pisser ! J'emploie le conditionnel d'autant plus que Brantôme ne parle que d' « une grande princesse étrangère » (p. 254) et plus loin (p. 667) d' « une fille de très grand et haut lieu, de l'âge de soixante-dix ans », et c'est le commentateur – toujours lui ! – qui l'identifie à la reine Elizabeth, mais sans expliquer pourquoi. Quant à cette princesse, quelle qu'elle soit, Brantôme nous rassure en précisant qu'elle avait bien trouvé un autre trou « pour s'esbobir ailleurs » !
Pour revenir au « catalogue », mon con préféré, parmi ceux énumérés par Brantôme, et que « The vulva gallery » n'a même pas (encore?) imaginé, c'est celui dont les poils pubiens sont tellement longs que sa propriétaire les tresse et les agrémente de rubans ! (« J'ay ouy parler d'une autre belle et honneste dame qui les avoit ainsi longues, qu'elle les entortilloit avec des cordons ou rubans de soye cramoisie ou autre couleur, et se les frizonnoit ainsi comme des frizons de perruques, et puis se les attachoit à ses cuisses ; et en tel estat quelquesfois se les presentoit à son mary et à son amant ; ou bien se les destortoit de son ruban et cordon, si qu'elles paroissoyent frizonnées par aprés, et plus gentilles qu'elles n'eussent fait autrement. »)

Terminons avec cette citation joyeuse :
« Si tous les cocus et leurs femmes qui les font se tenoyent tous par la main, et qu'il s'en pust faire un cerne, je croy qu'il seroit assez bastant pour entourner et circuir la moitié de la terre » (p. 201)

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mercredi 16 octobre 2019

« Attention, femme inflammable ! » Plutarque et la température des femmes


Lorsque j'étais étudiante en lettres classiques, il y a plus de vingt ans, j'avais découvert avec amusement les Propos de table de Plutarque. C'est un vaste recueil de questions dont débattent ensemble un petit groupe d'amis cultivés. Aujourd'hui, Plutarque appellerait son recueil « Brèves de comptoir » ou « Discussions de bistrot », ou encore « Forums de discussion » ou « Fils sur twitter » ! Les questions sont extrêmement variées (je me souviens à l'époque être tombée sur les questions de savoir si le sel pouvait être considéré comme aphrodisiaque ou comment le remora peut s'accrocher sous les poissons plus gros que lui…), et pour chacune, les amis proposent les clichés et idées reçues en vogue, qui s'avèrent évidemment contradictoires, et personne ne tranche à la fin (quand je vous dis que c'est comme nos forums internet!) À l'époque, j'avais surtout trouvé ce recueil très drôle ; aujourd'hui, je me rends compte que c'est une mine pour l'historien des idées, car il permet de savoir quelles étaient les principales idées qui circulaient sur de nombreux sujets dans le monde gréco-romain du IIe s. ap. JC.
Bref, vous vous doutez qu'après cette longue introduction, je vais vous révéler qu'il est question des menstrues quelque part… Eh bien oui ! Et je trouve l'ensemble de la question où elles sont traitées passionnant… et drôle aussi, c'est pourquoi je vous en parle ! La question est « Si les femmes sont plus froides par tempérament que les hommes, ou si elles sont plus chaudes. » Tout un programme ! Mais tout à fait passionnant quand on s'intéresse à l'histoire du corps féminin en Occident. En effet, plusieurs siècles avant Plutarque, le médecin grec Hippocrate a démontré que la femme est froide et humide. Il a été repris par tous les auteurs de l'Antiquité et du Moyen Âge. J'ai donc été surprise de découvrir à travers ce texte de Plutarque que certains, dans l'Antiquité, pouvaient soutenir la théorie inverse. Mais je vous rassure, la misogynie est garantie pour les deux théories : si la femme est froide, c'est une espèce de truc visqueux et frissonnant, si elle est chaude, c'est un produit hautement inflammable et dangereux !

Plutarque présente d'abord la théorie du médecin Athryilatos, selon qui les femmes sont chaudes. Celui-ci a cinq arguments :
1) Les femmes sont chaudes, parce qu'elles sont glabres : tous les poils qui pourraient pousser sur leur peau sont consumés par la chaleur avant même de pouvoir sortir !
Mon pauvre Athryilatos, si tu savais !… Ah mais si seulement c'était vrai ! On n'embêterait pas les femmes qui veulent se laisser les jambes velues et on économiserait bien du temps et de l'argent perdus en épilations !!!
2) Le sang menstruel, nous y voilà. Comme vous le savez, le sang est chaud. Alors, à l'intérieur du corps féminin bouillant, on risquerait une inflammation. Ouf, le sang menstruel est là pour évacuer cet excédent de chaleur !
Déjà qu'on est nombreuses à s'inquiéter lors d'un petit retard de règles (je suis malade ? enceinte?) Grâce à Athryilatos, on aura un sujet supplémentaire de stress : là, il faut vraiment que j'aie mes règles, sinon, je vais me transformer en torche vivante ! D'ailleurs, je conseillerais à toutes les femmes qui ont un retard de règles de ne pas traîner près des forêts du sud de la France en été, on a déjà bien assez de soucis avec les mégots oubliés ! Et Mesdames mes lectrices ménopausées, je vous sens mal à l'aise, mais ne vous inquiétez pas : le cas de la température corporelle des vieillards est traité dans une autre question des Propos de table (dont je ne parlerai pas dans cet article)
3) Le troisième argument est une expérience amusante pratiquée par les fossoyeurs : on sort dix cadavres d'hommes et un de femme, on embrase celui-ci, et Pfiout ! les dix cadavres d'hommes s'embrasent d'un seul coup !
Mais ce n'est pas possible ! On ne leur a jamais dit qu'on ne joue pas avec les cadavres ? Il était temps que le XXe s. arrive avec ses kits de jeu type « Mon petit chimiste » pour que les fossoyeurs s'amusent à des jeux moins irrespectueux et moins dangereux…
4) Les filles sont pubères plus tôt que les garçons, or la puberté développe plus de chaleur, donc les filles sont plus chaudes.
Athryilatos, je peux te le dire, en tant que professeure de collège : après une heure de cours avec une trentaine d'ados, la température monte en moyenne de trois degrés, mais cela ne change rien que ce soit des filles pubères ou des garçons pré-pubères !
5) Les femmes supportent mieux les besoins de l'hiver : la preuve, elles ont besoin de moins d'habits.
Ah ben, c'est comme les poils, Athrylatos ! Les femmes aimeraient bien enfiler un gros jogging confortable et chaud quand il fait froid, mais si elles se mettent en mini-jupe, c'est pour le plaisir du regard des hommes. Oui, je sais, au IIe s. ap. JC, en Grèce, la mode n'était pas au jogging et à la mini-jupe, mais reconnaissons que dans bien des pays et des époques, c'est plutôt la mode féminine qui correspond à des critères esthétiques et la mode masculine à des critères pratiques.

Bon, après toutes ces bêtises, c'est au tour de Floros de parler, et il va démonter un à un tous les arguments de son ami. Mais je gage que les contre-arguments ne vont pas plus vous convaincre…
1) Si les femmes supportent mieux le froid, c'est qu'on résiste mieux aux atteintes de ce qui nous est semblable.
En gros, elle est déjà froide, donc elle ressentira moins le choc du froid. Eh bien, Floros, quand ton corps est en légère hypothermie, le matin, après une bonne nuit de sommeil, tu essaieras de prendre une douche froide ou de sortir dehors sans manteau : tu verras, tu ne ressentiras pas le froid, bien sûr !
2) C'est la semence de l'homme qui engendre des enfants, et non celle de la femme, or la raison en est qu'elle n'est pas assez chaude pour cela. (Ce contre-argument répond plus ou moins à l'argument des filles tôt pubères).
Je vous renvoie à la théorie de la conception que j'ai déjà expliquée ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html, 2, 2e paragraphe. La « semence » de la femme était pour les Anciens le sang menstruel (coucou, le revoilà!) : selon certaines théories, il fallait les deux pour faire un enfant, mais selon d'autres (tenant d'Aristote, et que suit notre ami Floros), seul la semence masculine (le sperme) donnait le souffle vital, tandis que la semence féminine (le sang menstruel) n'était pas vraiment une semence, mais servait à donner la forme, puis se convertissait en nourriture pour l'embryon et ensuite en lait pour le nouveau-né.
3) Si leurs cadavres brûlent mieux, c'est un effet de la graisse, or la graisse est la partie la plus froide du corps. La preuve : ceux qui font de la gymnastique ne sont pas gras.
OK, Floros, mais tu t'es demandé pourquoi ta femme est grasse ? C'est comme ton copain Athryilatos avec les poils et les vêtements. Peut-être que ta femme préférerait faire de la gymnastique à la palestre plutôt que de rester cloîtrée toute la journée dans le gynécée à manger des gâteaux au miel…
4) Le sang menstruel ? Ah mais non, ce n'est pas une évacuation de sang trop chaud qui risquerait d'embraser la femme. C'est juste le contraire, en fait : c'est du sang tout froid, cru, superflu, pesant, trouble, qui risquerait de faire de ta femme une espèce de truc totalement dégoûtant et visqueux si ça restait en elle. La preuve : quand elles ont leurs règles, elles frissonnent.
Un bon point pour toi, Floros. C'est vrai qu'il m'arrive de frissonner et de m'envelopper dans un châle bien chaud quand j'ai mes règles. Mais je ne suis pas persuadée par l'explication scientifique que tu en donnes…
5) La peau sans poil, c'est au contraire un effet du froid. La preuve : il y a bien des poils qui poussent sur le corps des femmes, mais aux endroits les plus chauds.
C'est peut-être l'argument le moins stupide de tous, même s'il n'est pas très rationnellement présenté. Et puis il me rend Floros plus sympathique qu'Athryilatos : il a l'air plus au courant que son ami de certaines parties plus intimes du corps des femmes…

Si vous voulez aller voir le texte original de Plutarque avec sa traduction, ils sont ici :

Il n'y a pas de conclusion. Et l'ouvrage se poursuit sur d'autres questions : le vin est-il froid ou chaud, quel est le meilleur moment pour coucher avec une femme, pourquoi les gens à moitiés ivres ont-ils des mouvements plus désordonnés que les gens complètement ivres, pourquoi les chairs pourrissent-elles plus vite à la lune qu'au soleil, etc.

J'espère que ces quelques fleurs vous donneront envie d'aller en cueillir d'autres, voire de lire le recueil en entier, ce que je n'ai jamais fait moi-même, faute d'une édition intégrale en français à un format maniable...


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mercredi 2 octobre 2019

Le dragon rouge de la féminité

Comme le savent mes lecteurs les plus fidèles, avant d'entreprendre une thèse sur les menstrues au Moyen Âge, j'ai effectué une recherche en master sur le dragon de sainte Marguerite. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le dragon a beaucoup à voir avec les menstrues. Je vais vous en montrer quelques exemples : comme beaucoup des publications de ce blog, il ne s'agit pas d'un article scientifique, mais plutôt d'un petit bouquet de jolies trouvailles qui vont bien ensemble (les sources et les références sont en revanche – comme toujours aussi – rigoureusement vérifiées).

Commençons par l'alchimie chinoise, domaine que je connais très peu, mais j'ai eu la surprise d'y découvrir que « le dragon rouge » signifie les menstrues, et que des techniques de travail sur soi préconisées par ces manuels d'alchimie aboutissent à « décapiter le dragon rouge », c'est-à-dire à parvenir à une maîtrise de ses menstrues et à un arrêt de ce flux incontrôlé. On parle beaucoup aujourd'hui de « flux instinctif libre », mode qui n'a rien à voir avec l'alchimie chinoise, mais viendrait plutôt des États-Unis (cela dit, il est probable que de nombreuses femmes partout dans le monde et à toutes les époques aient pu expérimenter cette technique en autodidacte), et qui propose cependant la même chose, expression poétique en moins. Pour tout savoir sur le flux instinctif libre, voyez cet article du très bon blog « Dans ma culotte » : https://dansmaculotte.com/fr/blog/le-flux-instinctif-libre-n95. Revenons toutefois à l'alchimie chinoise : la pratique y a un peu plus de classe que le banal « flux instinctif libre » du XXIe siècle, puisque, en permettant de limiter les pertes d'énergie, elle constituerait une étape dans l'accès à l'immortalité (à ce sujet, voir : Krasensky Jean-Pierre, L'art de décapiter le dragon rouge : alchimie interne taoïste pour les femmes, Paris, C. A. L'Originel, 2003).
De manière amusante, on retrouve cette idée au détour d'une page de littérature française du XXe siècle. L'écrivain Albert Cohen y fait du « mystérieux dragon de féminité » la métaphore des menstrues dans un aparté où il interrompt son récit pour faire intervenir un narrateur masculin qui prend à témoin ses lecteurs masculins et eux seuls :

- Non, j'ai besoin de rester seule. Je vais être peu bien.
Il n'insista pas. Il savait qu'il fallait être prudent lorsqu'elle prononçait la phrase redoutable, mensuel signal de danger, présage de susceptibilités, d'humeurs, et de pleurs à tout propos. Elle n'était pas à prendre avec des pincettes, surtout le jour d'avant. Se tenir coi, dire amen à tout, se faire bien voir.
- D'accord, chérie, dit-il, prévenant et discret comme nous sommes tous en pareille occasion, et comme nous tous, mes frères, soumis devant l'arrivée imminente du mystérieux dragon de féminité.

Cohen Albert, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968, p. 122 (de l'édition Folio).

Vous aurez peut-être remarqué au passage une petite erreur stylistique d'Albert Cohen qui dit « elle n'était pas à prendre avec des pincettes », là où on attendrait plutôt « elle était à prendre avec des pincettes »… Disons que le grand écrivain s'est un peu « mélangé les pinceaux » ! Sûrement la faute à ce dragon !!! Vous remarquerez aussi le très délicat euphémisme d'Ariane pour dire qu'elle va avoir ses règles : « Je vais être peu bien ». J'aime aussi dans ce texte la vision masculine prise en charge d'abord par le personnage d'Adrien, puis par le narrateur (était-ce la vision d'Albert Cohen lui-même : ce n'est pas sûr, car son texte est truffé d'ironie), qui présente la menstruation féminine comme quelque chose qui terrifie complètement les hommes. Magnifiquement exprimée par le style flamboyant d'Albert Cohen et finissant en apothéose par le mot dragon qui résume tout, c'est finalement bien la vision qu'exprimaient aussi, entre les lignes, les auteurs hommes de l'Antiquité et du Moyen Âge.
Entre les lignes, car ils n'auraient pas osé exprimer, et peut-être même pas osé penser leurs sensations aussi crûment. Ils ne se sont pas privés, en revanche, de cacher ce corps féminin sous des figures de dragons qui ne trompent personne. J'avais parlé dans un précédent article il y a maintenant quatre ans, « Le dragon, c'est la princesse ! » (https://cheminsantiques.blogspot.com/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html) de ces dragons qui sont en fait des femmes, et qui terrorisent de jeunes héros masculins : le plus impressionnant étant le texte du Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, où le héros est fasciné par les yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands » et par la bouche vermeille de la vouivre (variante féminine du dragon) : « Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut regarder ».
Mais la figure la plus représentative au Moyen Âge est celle de Mélusine (ma fée préférée, qui a fait déjà quelques apparitions sur mes sentiers fleuris, ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/04/corps-hybrides-au-moyen-age.html et ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2016/11/croisements-de-regards-en-eaux.html). En effet, seul le bas de son corps est celui d'un dragon, or le bas du corps de la femme, c'est le lieu où se concentrent tous ces mystères effrayants pour l'homme, du flux menstruel aux grossesses. En l'occurrence, le flux menstruel est clairement évoqué avec l'interdiction faite à son mari de la regarder dans son bain à certaines périodes régulières, période où le bas de son corps prend cette forme monstrueuse…

Partant de toutes ces idées, j'avais émis l'hypothèse, lors de ma recherche sur le dragon de Marguerite, - et cela reste et restera sans doute à jamais une hypothèse ! - que le sang qui sort de la blessure du dragon sur les enluminures (et qui n'apparaît qu'à partir de la fin du XIVe s – exactement au même moment que le sang du Christ sur les représentations de la crucifixion) serait une représentation du sang spécifiquement féminin : bien sûr le sang de l'accouchement, en lien avec l'image de Marguerite sortant du ventre du dragon, mais aussi le sang des menstrues.
Comme on ne le saura jamais, je vous propose pour finir un rapprochement juste pour le plaisir entre d'une part un texte d'Hildegarde von Bingen (célèbre autrice du XIIe s) issu de son recueil Causae et crurae, qui nous offre pour le coup une voix de femme, avec de belles métaphores qui n'ont rien de terrifiant (dans d'autres passages du recueil, elle compare le corps de la femme à un arbre, le sang menstruel à de la sève, et d'autres comparaisons incluant feuillage, fleurs et fruits), et d'autre part deux enluminures représentant Marguerite émergeant du corps du dragon. Hildegarde compare les menstrues des jeunes filles vierges à celles des femmes déjà déflorées. Je vous laisse apprécier le rapprochement...

« Et cum puella adhuc in integritate virgo est, tunc in ea sunt menstrua quasi gutte de venis ; postquam autem corrumpitur, tunc gutte effluunt ut rivulus, quia per opus viri solvuntur, et ideo ut rivulus sunt, quoniam vene in opere illo solute sunt. Cum enim claustrum integritatis in virgine rumpitur, ruptio illa sanguinem emittit. »

Kaiser Paul (éd.), Beatae Hildegardis Causae et curae, Leipzig, Teubner, 1903, p. 102-103.

« Et lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité, alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines ; mais après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme un ruisseau, parce qu'elles sont déliées par l’opération de l'homme, et elles sont comme un ruisseau, puisque les veines ont été déliées par cette opération. En effet, lorsque la clôture de son intégrité s'est rompue, cette rupture évacue du sang. »

(traduction personnelle)


Baltimore, Walters Art Museum, W 167,
« Heures d'Amherst », fol. 101v (XVe siècle)


Et lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité, alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines



New York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The Cloisters Collection 1954, « Belles Heures du Duc de Berry », fol. 177r (vers 1405-1409)


mais après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme un ruisseau


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