mardi 17 décembre 2019
Le chevalier Silence ou l'histoire d'une chevaleresse médiévale
Depuis que j'ai des élèves de 5e en français, c'est-à-dire depuis
le début de ma carrière il y a presque vingt ans, je leur fais
écrire vers le milieu de l'année un roman de chevalerie (vous
pouvez en avoir un aperçu à cette page : https://nadiapla4.wixsite.com/chemins-antiques/post/%C3%A9crire-un-roman-de-chevalerie-5e-fran%C3%A7ais)
Il y a cinq ans, une élève me demande si le chevalier dont on
raconte les aventures ou si son compagnon peut être une femme. Je
lui réponds que, malheureusement, non, parce qu'il n'y avait pas de
femme chevalier au Moyen Âge. Cette élève, qui, sous des dehors
timides, avait une forte personnalité, m'a offert une magnifique
leçon de ténacité. Elle m'a obéi. Le héros était un homme et le
roi lui imposait comme compagnon un autre chevalier au prénom
masculin. Ce compagnon avait parfois des comportements étranges, il
ne retirait jamais son heaume, il ne parlait que par signes. Le héros
de l'histoire, soupçonneux, a fini par lui demander de retirer son
heaume, puis, devant son refus, l'a plaqué contre un arbre et le lui
a enlevé de force : une splendide chevelure féminine a alors
jailli du heaume. Je n'oublierai jamais le moment où j'ai lu ce
rebondissement (magnifiquement écrit!) Je me suis dit : « Elle
m'a bien eue ! » En tant qu'écrivaine envers sa lectrice,
parce que j'ai eu le total effet de surprise. Et en tant qu'élève
envers sa professeuse, parce qu'elle m'a obéi tout en ne renonçant
pas à son idée.
Un an plus tard, je lisais l'ouvrage de Sophie Cassagnes-Brouquet,
Chevaleresses, paru en 2013, et dès le titre, dès la
quatrième de couverture, j'ai compris que j'avais commis une erreur,
que des femmes avaient été chevaliers, et que le mot existait même
au féminin, non pas « chevalières » comme on serait
tenté de le dire, mais « chevaleresses ».
Après cette lecture, non seulement je n'ai plus embêté mes élèves
qui souhaitaient choisir une femme comme héroïne, mais je leur ai
proposé cette option moi-même dès le début. À ce propos, une
petite remarque rassérénante : beaucoup de garçons
choisissent un héros masculin, environ la moitié des filles
choisissent un héros masculin et la moitié une héroïne, mais il y
a aussi quelques garçons qui choisissent une héroïne…
Il y a quelques mois, nouvelle découverte (en lisant l'ouvrage de
Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, 2013 aussi) :
il y parle d'un roman de chevalerie du XIIIe siècle intitulé Le
Roman de Silence. Ce roman raconte l'histoire d'une fille que ses
parents ont fait élever comme un garçon, à cause d'une loi
n'autorisant l'héritage qu'aux garçons. Il l'ont nommée Silence,
parce qu'elle ne doit jamais prendre la parole, pour ne pas dévoiler
qu'elle est une femme (exactement comme dans l'histoire imaginée par
mon ancienne élève!) Elle vit de nombreuses aventures, est adoubée
chevalier, et montre sur les champs de bataille une bravoure et une
efficacité supérieure à la plupart des hommes. L'histoire de ce
texte est elle-même mouvementée, car il a été oublié pendant des
siècles. Son unique manuscrit a été redécouvert en 1911, sa
première édition ne date que de 1972 (par un éditeur anglais, avec
traduction anglaise) et la première traduction en français moderne
date de 2000 !
Enfin, toute dernière découverte : en juin 2019, une
adaptation pour la jeunesse de ce roman est parue, sous le titre Les
aventures du chevalier Silence,
adapté par Fabien Clavel, éd. Flammarion. C'est une très bonne
adaptation : même si je n'ai pas eu le texte original sous les
yeux, on sent souvent que le texte en français moderne reprend le
rythme ou le style des romans du XIIIe siècle. Seule petite
critique : le choix d'un récit à la première personne. Fabien
Clavel le justifie, dans une
petite note à la fin, du
fait qu'en ancien français l'absence de pronom personnel sujet
permettait de maintenir l'ambiguïté du genre, et que seul le
passage à la première personne pouvait garder cet effet en français
moderne. Certes, mais cela m'a un peu gênée, parce que cela dénote
par rapport au style habituel des romans de chevalerie médiévaux.
Et je ne suis pas sûre que cela soit très utile, vu que de toute
façon, le lecteur comprend très vite que la narratrice est une
fille.
Mais enfin, les jeunes lecteurs moins au courant que moi du style des
romans de chevalerie médiévaux seront moins gênés, je n'en doute
pas. De plus, le texte est très agréable à lire et tout à fait
accessible pour de jeunes collégiens. Et dès cette année, je l'ai
fait figurer dans la petite liste de romans pour la jeunesse se
passant au Moyen Âge, à lire au choix pendant les vacances, et qui
vont aider les élèves à la rédaction de leur propre roman de
chevalerie…
NB : Quelques jours après avoir rédigé cet article, en octobre dernier, me promenant dans les allées du Salon Fantastique, je suis tombée sur Fabien Clavel, qui dédicaçait ses ouvrages de fantasy. J'ai donc pu le féliciter et le remercier directement pour le chevalier Silence...
*
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mercredi 4 décembre 2019
Une écrevisse dans ma culotte ? Écrevisse et menstruation de l'Antiquité au Moyen Âge
Si je vous dis que les écrevisses ou les crabes étaient supposés
favoriser l'écoulement des menstrues dans l'Antiquité et au Moyen
Âge, vous trouverez peut-être cela bizarre. Pour être honnête,
c'est loin d'être le seul ingrédient préconisé dans les problèmes
liés aux menstrues (soit qu'on n'en ait pas et qu'on cherche à les
déclencher, soit qu'on en ait trop ou continuellement et qu'on
cherche à les arrêter). Je suis arrivée à un point de ma thèse,
où j'ai collectionné une quantité impressionnante de textes de
l'Antiquité et du Moyen Âge sur les recettes pour réguler les
menstrues, et je pense que si je listais la totalité des végétaux,
animaux et minéraux énumérés dans ces recettes, j'arriverais
facilement à plusieurs centaines !
Alors, quelle est la particularité de l'écrevisse ? Aucune !
C'est juste que mon propre cheminement (et vous savez, puisque c'est
même le titre de mon blog, quelle importance j'accorde à ces
« cheminements » des connaissances et des pensées) m'a
conduite ces derniers temps à croiser de manière insistante des
écrevisses ou crabes dans des textes consacrés aux menstrues.
Ce qui m'a frappée, d'abord, c'est un texte plus tardif que ma
période : le dictionnaire latin (un dictionnaire de mots latins
expliqués en latin) de Forcellini, édité en 1760. À l'article
« menstruus », il explique d'abord le premier sens de cet
adjectif (l'équivalent de notre mot français « mensuel »),
puis il en vient au deuxième sens (l'équivalent de notre mot
français « menstruel »), et là, voici les premiers
mots :
Speciatim est ad feminarum menstrua pertinens.
Plin. 32. Hist. nat. 10. 46. (132). Cancri menstruas
purgationes expediunt.
C'est-à-dire :
Spécialement employé pour parler des
menstrues des femmes. Pline, Histoire Naturelle,
XXXII 46 : « Les crabes / écrevisses facilitent les
purgations menstruelles »
J'ai choisi de traduire « cancer » par « crabe /
écrevisse », car les deux traductions existent et je ne sais
pas laquelle choisir.
Quelques
remarques :
D'abord,
avant de vous gausser de la recette de Pline, sachez que j'ai
répertorié pas moins de quatre-vingt-dix passages de Pline l'Ancien
contenant
des recettes pour réguler les menstrues. Certains de ces passages
comportant plusieurs recettes, cela fait plus d'une centaine de
recettes ! Après, qu'on ne vienne pas encore me dire que les
menstrues étaient taboues
dans l'Antiquité !
Cependant, les crabes / écrevisses
font partie des ingrédients « phares » qui ont droit à
plusieurs recettes : dans ce même chapitre XXXII 46, Pline nous
dit que cet animal arrête le flux menstruel si on le prend broyé
dans du vin ou dans de l'eau, qu'au contraire il permet de bien
l'évacuer si on le mélange avec de l'hysope, qu'il facilite la
purgation menstruelle si on le cuit dans son jus avec de la patience
et de l'ache, et il nous livre la petite recette perso d'Hippocrate :
cinq
crabes / écrevisses qu'on broie avec la racine de patience, avec de
la rue et du noir de fumée, et qu'on administre dans du vin miellé.
Dernière
remarque, non plus sur Pline, mais sur Forcellini. Vous aurez
remarqué que la première phrase de l'article fait justement
ce
que je dis à mes élèves de ne pas faire, car on tourne en rond :
définir un mot par un autre mot de la même famille. « Menstruel »
= « pour parler des menstrues » Certes. Bon, d'accord, il
a précisé « des femmes ». Mais si le lecteur ne connaît
pas le mot, il n'est guère plus avancé, il sait juste que c'est un
truc de femme. Forcellini va donner une définition ensuite (APRÈS
la citation de Pline) :
« profluvium
sanguinis, quo laborant singulis fere mensibus feminae, quae ad
concipiendum sunt habiles. »
=
« flux
sanguin, par lequel sont incommodées presque chaque mois les femmes
qui sont en capacité de concevoir »
La définition est excellente, on pourrait la reprendre aujourd'hui,
mais… si vous avez bien suivi, il y a un gros problème : le
lecteur qui lit l'article dans l'ordre lit la citation de Pline AVANT
cette définition. Je
vous rappelle que c'est un dictionnaire. En principe, on utilise un
dictionnaire pour chercher le sens d'un mot que l'on ne connaît pas.
Je ne sais pas ce que signifie « menstruus », j'ouvre le
dictionnaire, je commence à lire l'article, et la première chose
que j'apprends, c'est que c'est un truc de femmes, puis que ça se
régule avec des crabes ou des écrevisses ! Pas étonnant que
les hommes aient trouvé le corps féminin inquiétant, avec de tels
articles de dictionnaires !
*
Or, cette histoire de crabe ou d'écrevisse me rappelle l'un des
textes les plus incroyables que j'aie lus dans mes recherches, et qui
nous donne un aperçu de l'humour médiéval assez éloigné du
nôtre ! C'est une historiette en vers latin, d'un auteur
italien anonyme du XIVe s., intitulée « Fabula Cancri »,
c'est-à-dire « La fable (ou l'histoire) du crabe (ou de
l'écrevisse) ». Renseignements pris, on trouve aussi bien des
crabes que des écrevisses dans les rivières d'Italie, toutefois
pour les détails de l'histoire, la traduction par « crabe »
me semble mieux convenir.
Voici l'histoire, résumée :
Tout commence par une promenade bucolique d'un couple de paysans.
Arrivés au bord d'une rivière, ils font une pause : l'homme
pêche des petits poissons pendant que son épouse, fatiguée, fait
une petite sieste. Un vieux crabe sort de son trou et voit le con (le
sexe) béant de la femme. Il se dit que cela pourrait lui servir de
nouvelle grotte et rentre dedans, non sans pincer les lèvres du con
au passage. La pauvre femme hurle de douleur et se lève brusquement.
Elle appelle à l'aide, mais n'ose dire ce qui lui arrive, par
pudeur, et son mari ébahi la voit courir en tous sens, en criant, la
robe retroussée et les mains entre ses cuisses. Elle finit par lui
expliquer le problème. Le mari essaie d'attraper la bête, mais n'y
arrive pas (comprenez que le con de la dame était trop profond, un
motif satirique fréquent au Moyen Âge et au XVIe s., alors
qu'aujourd'hui, les blagues sur la taille du pénis abondent, mais
jamais sur la taille du con (qui n'a même plus de nom en français
moderne, à part le scientifique « vagin »)). En
désespoir de cause, le mari y met les dents. Le crabe, en voyant la
bouche du paysan s'approcher à l'entrée de sa nouvelle caverne,
confond les lèvres de l'homme avec les lèvres du con et les attrape
avec sa pince. L'homme se retrouve donc aussi pincé et coincé que
sa femme ! Tout ce mouvement pousse le con à faire sortir un
flot de menstrues (nous y voilà!) et d'urine, et le cul à péter et
à lâcher ses excréments. Le crabe trouve finalement qu'il était
plus tranquille dans son ancienne caverne. Le paysan se retrouve
barbouillé de tout ce qui est sorti de sa femme…
Le texte latin original figure dans un manuscrit de la Bibliothèque
Nationale de Florence. Il a été édité ici :
Jensen
Richard
C.,
Domenico
Silvestri,
The Latin Poetry,
Wilhem
Fink Verlag, München,
1973,
p.
55-56.
et
vous pouvez le lire intégralement ici :
Il n'en existe pas à ce jour de traduction française éditée, et la traduction que j'en publierai dans ma thèse sera probablement la première.
Vous voyez que si un humoriste d'aujourd'hui, si vulgaire fût-il, tentait de raconter une histoire dans ce style, je pense qu'il susciterait parmi son auditoire plus de ricanements coincés et de sourires gênés qu'une franche rigolade !
Vous voyez que si un humoriste d'aujourd'hui, si vulgaire fût-il, tentait de raconter une histoire dans ce style, je pense qu'il susciterait parmi son auditoire plus de ricanements coincés et de sourires gênés qu'une franche rigolade !
Je me suis
amusée exprès à rapprocher ces textes, mais en fait, je ne pense
pas que l'écrevisse ou le crabe aient quelque
lien significatif avec les menstrues. Ceux qui veulent absolument
trouver du sens partout
diront que c'est un animal rouge et qui fait mal… Et
après tout, qui sait ?
*
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mercredi 20 novembre 2019
Du code de César au code de Hugeburc
Le code de Jules César, vous connaissez ?
Jules César n'est pas mon Romain préféré (si vous suivez ce blog
depuis sa création, vous devriez savoir qui est mon Romain préféré
(indice : il a droit à son propre libellé dans ce blog, avec
six articles concernés)), mais je dois reconnaître que c'était un
génie : doué en politique, doué en stratégie militaire et
sur les champs de bataille, écrivain au style incomparable,
peut-être pas scientifique lui-même mais sachant s'entourer des
meilleurs (notamment Sosigène d'Alexandrie) pour réformer le
calendrier de manière tellement intelligente que c'est encore notre
calendrier actuel, etc.
Et pour crypter ses messages importants et secrets, il a inventé son
propre code. Oh, un truc tout bête, mais efficace, qui peut encore être
employé de nos jours et qui a traversé les siècles sous le
nom de « code de César ». Suétone nous l'explique :
« Extant
et ad Ciceronem, item ad familiares domesticis de rebus, in quibus,
si qua occultius perferenda erant, per notas scripsit, id est sic
structo litterarum ordine, ut nullum uerbum effici posset: quae si
qui inuestigare et persequi uelit, quartam elementorum litteram, id
est D pro A et perinde reliquas commutet. »
« On possède enfin de César des lettres
à Cicéron, et sa correspondance avec ses amis sur ses affaires
domestiques. Il y employait, pour les choses tout à fait secrètes,
une espèce de chiffre qui en rendait le sens inintelligible (les
lettres étant disposées de manière à ne pouvoir jamais former un
mot), et qui consistait, je le dis pour ceux qui voudront les
déchiffrer, à changer le rang des lettres dans l'alphabet, en
écrivant la quatrième pour la première, c'est-à-dire le D
pour le A,
et ainsi de suite. »
(traduction : M.
Nisard, Paris, 1855, avec quelques adaptations de J.-M. Hannick
et de J. Poucet, Louvain, 2001-2006)
Ainsi « CAESAR » s'écrirait selon ce code « FDHVDU ».
Pas mal, mais une fois qu'on a compris le principe, c'est assez
facile à décoder.
Aussi, j'ai été stupéfaite de découvrir l'autre jour le code de…
Hugeburc, une religieuse du VIIIe s. (oui, Hugeburc est un prénom
féminin (avec sa variante Hygeburg) ; la période mérovingienne
offre le plus drôle répertoire de prénoms au monde!). On la
connaissait assez bien sous le nom de Hygeburg, par des sources qui
la mentionnent, car elle fait partie d'une famille noble, ses deux
frères et sa sœur ont été évêque, abbé ou abbesse. On
connaissait d'ailleurs un manuscrit racontant la vie de l'un de ses
frères, dont on ignorait l'auteur. À la fin de ce manuscrit figure
un étrange texte qui se présente ainsi :
« Secdg quar. quin. npri. sprix quar.
nter. cpri. nquar. mter. nsecun. hquin. gsecd. bquinrc. qarr.
dinando. hsecdc. scrter. bsecd. bprim. »
Étrange, non ? En 1931, un savant réussit à comprendre le
principe du code et à le déchiffrer. Vous allez voir que c'est bien
plus subtil que le code de César avec ses gros sabots !
Les consonnes du texte initial ont été laissées à leur place.
Seules les voyelles ont été changées, mais au lieu qu'une lettre
soit remplacée par une lettre, chaque voyelle est remplacée par un
nombre (correspondant à son ordre dans la liste des cinq voyelles),
puis ce nombre est remplacé par son abréviation en lettres en
latin, avec des variantes pour les abréviations, ce qui corse un peu
l'affaire ; et un bout de mot « -dinando »
visiblement oublié de coder. Quant aux coupures entre les groupes de
lettres, elles sont aléatoires et donnent la fausse impression
d'unités lexicales…
Donc :
A = 1 = primus = pri ou prim
E = 2 = secundus = secd ou secun
I = 3 = tertius = ter
O = 4 = quartus = quar
U = 5 = quintus = quin
Ce qui donne :
« EGO UNA SAXONICA NOMINE HUGEBURC ORDINANDO HEC SCRIBEBAM »
C'est-à-dire : « Je suis une Saxonne du nom de Hugeburc.
J'ai écrit cela après l'avoir composé. »
Autrement dit : c'est une signature, Hugeburc s'y présente
clairement par son nom et son origine, elle y revendique
explicitement d'être celle qui a à la fois composé et écrit le
texte du manuscrit, on découvre que c'est une femme ; et enfin,
en même temps que tout cela, on découvre que c'est elle qui a
inventé le code par lequel elle écrit cela-même !
Bravo, la petite nonne, bien plus forte que César, non ?
Alors, une question demeure : pourquoi avoir dissimulé son
nom ? Yves Bertrand, dans Douze femmes hors du commun durant
l'Antiquité et le Moyen Âge (2018) (ouvrage qui m'a séduite
par son titre, mais qui m'a beaucoup déçue à la lecture en étant
souvent trop superficiel, en mélangeant des sources de différentes
époques et natures, et en étant parfois très brouillon dans ses
explications) propose comme hypothèse d'une part qu'elle ne voulait
pas offenser l'abbesse qui l'hébergeait, sœur de celui dont elle
écrivait la vie – mais je trouve cela absurde vu qu'Hugeburc était
elle-même la sœur des deux – , d'autre part que sa démarche
spirituelle était à contre-courant de l'attitude plutôt
« organisationnelle » prônée alors par le pape et par
les Bénédictins. Ne connaissant pas grand-chose à ce contexte, je
ne me permets pas de juger, mais, ayant été un peu refroidie par
d'autres passages du livre sur des femmes que je connaissais mieux,
je reste réservée.
Si vous voulez en savoir plus sur Hugeburc, je vous conseille la page
Wikipédia, courte, mais bien documentée :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hygeburg
*
Ajout en mai 2024
Pour plus d’information sur Hugeburc, on dispose désormais de l’article suivant :
Conti Aida, « The Literate Memory of Hugeburc of Heidenheim », in Feminist Approaches to Early Medieval English Studies, Robin Norris, Rebecca Stephenson and Renee Trilling (dir.), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2022, p. 318-341.
La référence du manuscrit et du folio où figure la « signature » de Hugeburc est :
München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 1086, f. 71v
Visible en ligne ici :
*
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mardi 5 novembre 2019
La trépidante vie sexuelle des nobles du XVIe siècle d'après Brantôme
Je sors de la lecture réjouissante d'un curieux ouvrage publié pour
la première fois en 1665, presque cent ans après la mort de
l'auteur, mais probablement rédigé dans les années 1580. Il s'agit
de la Vie des dames galantes du chevalier de Brantôme, publié
dans l'édition Folio (dans laquelle je l'ai lue) sous le simple
titre Les Dames galantes.
Il s'agit ni plus ni moins d'un tableau de la vie sexuelle du milieu
auquel il appartenait, celui de la noblesse européenne du XVIe
siècle. Le Moyen Âge, avec ses farces et ses fabliaux, nous avait
habitués aux paillardises des gens du peuple ; mais les hommes
et les femmes de la noblesse, que nous voyons, sur les enluminures
médiévales et les tableaux du XVIe siècle, poser avec élégance
dans leurs robes et leurs pourpoints aux plis parfaits..., on peine à
les imaginer aussi dévergondés que les paysans et les artisans !
Eh bien si ! Avec Brantôme, le vernis craque, éclate, même !
Il nous convie dans les alcôves des grands châteaux, dans les
jardins aux haies épaisses, dans les recoins de cheminées, en nous
racontant des centaines d'anecdotes le plus souvent comiques –
parfois tragiques – toujours touchantes parce qu'elles sont vraies.
Là en effet est une des particularités de Brantôme :
contrairement aux fabliaux que j'évoquais, son œuvre n'a rien de
fictionnel, il ne rapporte que des faits véridiques. Mais attention,
respect de la vie privée ! Jamais il ne mentionne aucun nom
(sauf parfois, quand il s'agit de faits visiblement connus de tous).
En revanche, le commentateur de l'édition Folio de 1981, Pascal Pia,
ne se gêne pas pour balancer les noms de tous ceux qu'il a pu
identifier, dans les notes infrapaginales ! Il est vrai qu'il y
a prescription, tous ces gens étant morts quatre cents ans plus tôt…
Le texte de Brantôme est foisonnant. Ce n'est pas un homme de
lettres, mais un militaire. Il lance ses anecdotes à la suite comme
des coups de mousquet. Il paraît d'ailleurs qu'il a dicté son texte
à son secrétaire et qu'il ne l'a pas écrit de sa main. En effet,
on entend l'oralité, avec des exclamations qui ponctuent le propos,
et des ruptures syntaxiques qui nous rendraient fous si on les
trouvait dans des copies d'élèves ! Mais ce n'est pas un
élève, c'est un écrivain. Un grand écrivain, je trouve, malgré
tout ce que je viens de vous dire. Ses libertés avec la langue
française, il les maîtrise totalement, il se fait comprendre de ses
lecteurs, et son style est plaisant à lire (je ne vais pas chercher
plus loin la définition d'un grand écrivain).
La conséquence, toutefois, et c'est peut-être ce qui fait que son
ouvrage n'est pas si connu qu'il mériterait de l'être parmi le
grand public, c'est qu'on risque vite de se retrouver noyé dans ce
flot d'anecdotes qui se suivent sans queue ni tête et sans grand
ordre apparent (il y a bien un ordre, mais il faut suivre, quand il
fait une digression de plusieurs dizaines de pages!), et de n'avoir
guère envie de lire un livre qui fait 674 pages dans l'édition
Folio. Mon conseil : picorez ! Soit, vous faites comme moi
et vous lisez le livre du début à la fin, mais en sautant les
passages qui vous ennuient, soit vous picorez dans n'importe quel
ordre en ouvrant une page au hasard.
Il est d'ailleurs possible de picorer sur écran, même si c'est
moins agréable, car l'intégralité de son texte figure ici :
http://www.gutenberg.org/files/39220/39220-h/39220-h.htm
Je n'aime pas que le style, j'aime l'homme aussi.
Depuis plus d'un an que je travaille sur l'histoire des femmes au
Moyen Âge, je lis tant et tant de textes antiques, médiévaux,
modernes, contemporains aussi – hélas –, d'une misogynie à
vomir, d'un mépris profond envers la femme et le corps féminin.
Même quand ces textes me font rire (voyez par exemple mes articles
sur Les quinze joies du mariage : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html ou sur la
température des femmes chez Plutarque : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html), c'est un rire
jaune, un rire consterné. Avec Brantôme, j'ai ri franchement.
Attention ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit :
Brantôme n'est pas féministe, notion qui n'aurait de toute façon
aucun sens à son époque, Brantôme a sur les femmes les mêmes
préjugés que les hommes de son siècle ; mais c'est tout. Il
se moque énormément des femmes, mais il se moque tout autant des
hommes ; il est très souvent grossier, mais jamais méprisant.
On sent en le lisant que c'était un bon vivant, je pense que c'était
quelqu'un qui devait aimer les plaisirs charnels, les bons repas, le
bon vin, les discussions joyeuses avec ses amis. Je lis d'ailleurs
dans l'article Wikipédia qui lui est consacré et auquel je viens de
jeter un coup d’œil qu'il a évité le pillage de l'abbaye de
Brantôme (dont il était le seigneur) par des protestants (parmi
lesquels figurait le futur Henri IV!) en leur offrant un bon festin !
Brantôme, je t'aime !!! Si l'Humanité pouvait régler ainsi
toutes les guerres de religion et les autres !
Non seulement Brantôme n'est pas méprisant envers les femmes, mais
il les défend avec conviction. En ces temps où on parle beaucoup –
et c'est heureux qu'on en parle – de violences conjugales et de
féminicides, et où on les dénonce enfin, il serait d'actualité de
relire Brantôme. Son jugement est sans appel contre les maris cocus
qui maltraitent et surtout qui tuent leur femme. D'autant plus dans
certains cas qu'il raconte, où la femme ne s'est décidée à
tromper son mari que par lassitude, vengeance, jalousie, ennui, de ce
qu'il l'avait trompée en premier. Et certains ne font pas dans la
dentelle, comme ce mari qui trouvait très drôle, quand il couchait
avec sa maîtresse, de frapper au plafond en criant « Brindes,
ma femme ! » (« À votre santé, ma femme ! »),
celle-ci dormant dans la chambre au-dessus ; faut-il s'en
étonner, la femme finit par prendre un amant, et quand son mari
criait « Brindes ! », elle répondait « À
vous aussi ! » ; eh bien, là, le mari n'a pas trouvé
ça drôle, et il a tué sa femme et l'amant (raconté p. 94-95 de
l'édition Folio). Mais Brantôme s'indigne aussi même quand la
femme n'a aucune circonstance atténuante pour avoir trompé son
mari : rien, à ses yeux, ne justifie le meurtre d'une femme par
son mari. Merci Brantôme. En 2019, on a encore besoin de te
l'entendre dire.
Mais je vous sens impatients. Savoir pourquoi j'aime Brantôme ne
vous intéresse pas. Vous voulez savoir ce qu'il raconte. Eh bien,
tout ! À part, comme je l'ai dit, les noms des personnes. On
sait comment les gens faisaient l'amour, quand, où, dans quelle
tenue, dans quelle position, dans quelles circonstances…
Je vais vous livrer quelques fleurs cueillies au gré de ma lecture,
pas forcément les anecdotes les plus drôles ni les plus salées :
il vous restera ainsi des choses à découvrir !
- Un mari couchait toujours avec sa femme toute habillée. Un jour il
entra inopinément dans la chambre d'un ami à lui. Or cet ami à lui
se trouvait être l'amant de sa femme, laquelle était dans son lit,
totalement nue, à ce moment précis ! L'amant jeta vite un drap
sur le visage de la femme et la présenta au mari comme sa maîtresse
qui souhaitait évidemment rester anonyme, mais il lui permit de voir
et même de toucher le corps. Le mari loua la beauté de ce corps…
sans le reconnaître ! (raconté p. 81)
- Une femme que son amant avait prise sur un coffre (oui, l'ouvrage
de Brantôme est un véritable catalogue des lieux (plus ou moins
pratiques!) où l'on pouvait faire l'amour), s'est tellement pâmée
lors de son orgasme qu'elle a glissé la tête la première dans
l'espace entre le coffre et la tapisserie du mur et s'est retrouvée
coincée, la tête en bas, les jambes dépassant de derrière le
coffre, « faisant l'arbre fourchu », et évidemment…
quelqu'un est entré à ce moment-là ! (raconté p. 491)
- Brantôme parle des fausses vierges, qui doivent simuler lors de
leur première nuit de noces. Ce problème visiblement récurrent
était aussi abordé dans Les quinze joies du mariage ;
j'en parlais ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html . Dans les deux textes, il est question
de simuler la peur, de pousser des cris de surprise, de se débattre,
de ne pas faire de gestes lascifs. Mais Brantôme ajoute autre
chose : c'est le problème qui se pose dans les pays ou les
milieux où il est d'usage de montrer en public le lendemain de la
nuit de noces le drap taché du sang de la défloration. La solution
consiste à teindre discrètement le drap à l'avance de quelques
gouttes de sang de pigeon. Efficace ? Sauf dans le cas qu'il
raconte où le mari s'est par hasard retrouvé impuissant lors de la
nuit de noces. Or au petit matin, selon la coutume, des amis sont
venus dérober le drap pour le montrer en public. Le mari fut bien
surpris de voir le sang de la défloration de sa femme à qui il
n'avait pas touché ! (raconté p. 103-104)
- À ma grande surprise, il est question de ceintures de chasteté.
J'avais cru comprendre récemment que les ceintures de chasteté
n'avaient jamais existé et que c'était une recréation a posteriori
du XIXe s. Ce qui est certain, c'est que la ceinture de chasteté
longtemps exposée au Musée de Cluny (musée du Moyen Âge) et que
j'ai pu voir il y a deux ans à l'exposition « Médusa –
Bijoux et tabous » date bien, elle, du XIXe s. tout en ayant
été présentée longtemps à tort comme un objet médiéval. Mais
de fait, Brantôme en parle bien au XVIe s. Il est vrai qu'il n'en
parle pas comme quelque chose de courant, mais comme d'une bizarrerie
dont un quincailleur apporta une douzaine d'exemplaires du temps
d'Henri II à la foire de Saint-Germain, et que quelques maris jaloux
achetèrent (avec pour conséquence directe qu'une de ces femmes
trouva un bon serrurier pour fabriquer une clé ouvrant la ceinture,
et c'est évidemment le serrurier lui-même qui fut le premier à en
profiter!). Brantôme se scandalise bien sûr de cet objet qu'il
trouve abominable et détestable. (raconté p. 136-137)
- Un autre objet ne trouve guère grâce à ses yeux, c'est ce qu'il
appelle le « godemichi » et que nous appelons
« godemichet » (une étymologie ferait venir ce mot du
latin « gaude mihi » = « fais-moi plaisir »,
mais il paraît qu'elle est sujette à caution ; pour en savoir
plus sur l'histoire de cet objet, lisez cet article du blog
« Objets d'histoire » de Marielle Brie :
https://www.mariellebrie.com/histoire-du-godemichet/).
Ce qui gêne Brantôme n'est pas tant que les femmes s'en servent
pour se donner du plaisir solitaire ou entre elles : même s'il
trouve ça dommage, il ne porte pas de jugement moral sévère sur
ces pratiques. Non, ce qu'il reproche à cet objet, c'est tout
simplement... qu'il y a des risques d'infection, qui peuvent être
mortels. Brantôme, reviens au XXIe siècle, on a besoin de toi !
Sinon, dans la série « ragots », le commentateur suggère
en note qu'une demoiselle dont parle Brantôme et chez qui on trouva
un coffre contenant quatre gros godemichis serait… Hélène de
Surgères, oui, la fameuse « Hélène » célébrée par
Ronsard qui lui a consacré un recueil entier ! Mais quand ce
commentateur prétend voir cette hypothèse confirmée par le vers :
« Amour, je ne me plains de l'orgueil endurci », je reste
très sceptique !
- Un passage étonnant, qui s'étend environ de la p. 252 à la p.
257 est un véritable « catalogue de cons » (« cons »
au sens qu'il avait alors, c'est-à-dire « sexe féminin »),
où Brantôme énumère de multiples types de cons, dans leur
diversité d'aspect, de taille, de couleur, de pilosité. Étonnant :
quelques jours après avoir lu ce passage, je suis tombée sur la
page instagram d'une artiste néerlandaise, « The vulva
gallery » (https://www.instagram.com/the.vulva.gallery/),
qui pourrait être une illustration exacte du texte de Brantôme !
À ce propos, savez-vous pourquoi la grande reine d'Angleterre
Elisabeth Ie est restée vierge ? Il paraîtrait qu'elle avait
un con si petit qu'il y avait juste un petit trou pour pisser !
J'emploie le conditionnel d'autant plus que Brantôme ne parle que
d' « une grande princesse étrangère » (p. 254) et
plus loin (p. 667) d' « une fille de très grand et haut
lieu, de l'âge de soixante-dix ans », et c'est le commentateur
– toujours lui ! – qui l'identifie à la reine Elizabeth,
mais sans expliquer pourquoi. Quant à cette princesse, quelle
qu'elle soit, Brantôme nous rassure en précisant qu'elle avait bien
trouvé un autre trou « pour s'esbobir ailleurs » !
Pour revenir au
« catalogue », mon
con préféré, parmi ceux énumérés par Brantôme, et que « The
vulva gallery » n'a même pas (encore?) imaginé, c'est celui
dont les poils pubiens sont tellement longs que sa propriétaire les
tresse et les agrémente de rubans ! (« J'ay
ouy parler d'une autre belle et honneste dame qui les avoit ainsi
longues, qu'elle les entortilloit avec des cordons ou rubans de soye
cramoisie ou autre couleur, et se les frizonnoit
ainsi comme des frizons
de perruques, et puis se les attachoit à ses cuisses ; et en
tel estat quelquesfois se les presentoit
à son mary et à son amant ; ou bien se les destortoit de son
ruban et cordon, si qu'elles paroissoyent
frizonnées
par aprés,
et plus gentilles qu'elles n'eussent fait autrement. »)
Terminons avec cette citation joyeuse :
« Si tous les cocus et leurs femmes qui
les font se tenoyent tous par la main, et qu'il s'en pust faire un
cerne, je croy qu'il seroit assez bastant pour entourner et circuir
la moitié de la terre » (p. 201)
*
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mercredi 16 octobre 2019
« Attention, femme inflammable ! » Plutarque et la température des femmes
Lorsque j'étais étudiante en lettres classiques, il y a plus de
vingt ans, j'avais découvert avec amusement les Propos de table
de Plutarque. C'est un vaste recueil de questions dont débattent
ensemble un petit groupe d'amis cultivés. Aujourd'hui, Plutarque
appellerait son recueil « Brèves de comptoir » ou
« Discussions de bistrot », ou encore « Forums
de discussion » ou « Fils sur twitter » ! Les
questions sont extrêmement variées (je me souviens à l'époque
être tombée sur les questions de savoir si le sel pouvait être
considéré comme aphrodisiaque ou comment le remora peut s'accrocher
sous les poissons plus gros que lui…), et pour chacune, les amis
proposent les clichés et idées reçues en vogue, qui s'avèrent
évidemment contradictoires, et personne ne tranche à la fin (quand
je vous dis que c'est comme nos forums internet!) À
l'époque, j'avais surtout trouvé ce recueil très drôle ;
aujourd'hui, je me rends compte que c'est une mine pour l'historien
des idées, car il permet de savoir quelles étaient les principales
idées qui circulaient sur de nombreux sujets dans le monde
gréco-romain du IIe s. ap. JC.
Bref, vous vous doutez qu'après
cette longue introduction, je vais vous révéler qu'il est question
des menstrues quelque part… Eh bien oui ! Et je trouve
l'ensemble de la question où elles sont traitées passionnant… et
drôle aussi, c'est pourquoi je vous en parle ! La question est
« Si
les femmes sont plus froides par tempérament que les hommes, ou si
elles sont plus chaudes. »
Tout un programme ! Mais
tout à fait passionnant quand on s'intéresse à l'histoire du corps
féminin en Occident. En effet, plusieurs siècles avant Plutarque,
le médecin grec Hippocrate a démontré que la femme est froide et
humide. Il a été repris par tous les auteurs de l'Antiquité et du
Moyen Âge. J'ai donc été surprise de découvrir à travers ce
texte de Plutarque que certains, dans l'Antiquité, pouvaient
soutenir la théorie inverse. Mais je vous rassure, la misogynie est
garantie pour les deux théories : si la femme est froide, c'est
une espèce de truc visqueux et frissonnant, si elle est chaude,
c'est un produit hautement inflammable et dangereux !
Plutarque
présente d'abord la théorie du médecin Athryilatos, selon qui les
femmes sont chaudes. Celui-ci
a cinq arguments :
1)
Les femmes sont chaudes, parce qu'elles sont glabres : tous les
poils qui pourraient pousser sur leur peau sont consumés par la
chaleur avant même de pouvoir sortir !
Mon
pauvre Athryilatos, si tu savais !… Ah mais si seulement
c'était vrai ! On n'embêterait pas les femmes qui veulent se
laisser les jambes velues et on économiserait bien du temps et de
l'argent perdus en épilations !!!
2)
Le
sang menstruel, nous y voilà. Comme vous le savez, le sang est
chaud. Alors, à l'intérieur du corps féminin bouillant, on
risquerait une inflammation. Ouf, le sang menstruel est là pour
évacuer cet excédent de chaleur !
Déjà
qu'on est nombreuses à s'inquiéter lors d'un petit retard de règles
(je suis malade ? enceinte?) Grâce à Athryilatos,
on aura un sujet supplémentaire de stress : là, il faut
vraiment que j'aie mes règles, sinon, je vais me transformer en
torche vivante ! D'ailleurs, je conseillerais à toutes les
femmes qui ont un retard de règles de ne pas traîner près des
forêts du sud de la France en été, on a déjà bien assez de
soucis avec les mégots oubliés ! Et Mesdames mes lectrices
ménopausées, je vous sens mal à l'aise, mais ne vous inquiétez
pas : le cas de la température corporelle des vieillards est
traité dans une autre question des
Propos
de table
(dont je ne parlerai pas dans cet article)…
3)
Le troisième argument est une expérience amusante pratiquée par
les fossoyeurs : on sort dix cadavres d'hommes et un de femme,
on embrase celui-ci, et Pfiout !
les dix cadavres d'hommes s'embrasent d'un seul coup !
Mais
ce n'est pas possible ! On ne leur a jamais dit qu'on ne joue
pas avec les cadavres ? Il était temps que le XXe s. arrive
avec ses kits de jeu type « Mon petit chimiste » pour que
les fossoyeurs s'amusent à des jeux moins irrespectueux et moins
dangereux…
4)
Les filles sont pubères plus tôt que les garçons, or la puberté
développe plus de chaleur, donc les filles sont plus chaudes.
Athryilatos,
je peux te le
dire,
en tant que professeure de collège : après une heure de cours
avec une trentaine d'ados, la température monte en moyenne de trois
degrés, mais cela ne change rien que ce soit des filles pubères ou
des garçons pré-pubères !
5)
Les femmes supportent mieux les besoins de l'hiver : la preuve,
elles ont besoin de moins d'habits.
Ah
ben, c'est comme les poils, Athrylatos ! Les femmes aimeraient
bien enfiler un gros jogging confortable et chaud quand il fait
froid, mais si elles se mettent en mini-jupe, c'est pour le plaisir
du regard des hommes. Oui, je sais, au IIe s. ap. JC, en Grèce, la
mode n'était pas au jogging et à la mini-jupe, mais reconnaissons
que dans bien des pays et des époques, c'est plutôt la mode
féminine qui correspond à des critères esthétiques et la mode
masculine à des critères pratiques.
Bon,
après toutes ces bêtises, c'est au tour de Floros de parler, et il
va démonter un à un tous les arguments de son ami. Mais je gage que
les contre-arguments ne vont pas plus vous convaincre…
1)
Si les femmes supportent mieux le froid, c'est qu'on résiste mieux
aux atteintes de ce qui nous est semblable.
En
gros, elle est déjà froide, donc elle ressentira moins le choc du
froid. Eh
bien, Floros, quand ton corps est en légère hypothermie, le matin,
après une bonne nuit de sommeil, tu essaieras de prendre une douche
froide ou de sortir dehors sans manteau : tu verras, tu ne
ressentiras pas le froid, bien sûr !
2)
C'est la semence de l'homme qui engendre des enfants, et non celle de
la femme, or
la raison en est qu'elle
n'est pas assez chaude pour cela. (Ce
contre-argument répond plus ou moins à l'argument des filles tôt
pubères).
Je
vous renvoie à la théorie de la conception que j'ai déjà
expliquée
ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html,
2, 2e
paragraphe. La « semence » de la femme était pour les
Anciens le sang menstruel (coucou, le revoilà!) : selon
certaines théories, il fallait les deux pour faire un enfant, mais
selon d'autres (tenant d'Aristote, et que suit notre ami Floros),
seul la semence masculine (le sperme) donnait le souffle vital,
tandis que la semence féminine (le sang menstruel) n'était pas
vraiment une semence, mais servait à donner la forme, puis se
convertissait en nourriture pour l'embryon et ensuite en lait pour le
nouveau-né.
3)
Si leurs cadavres brûlent mieux, c'est un effet de la graisse, or la
graisse est la partie la plus froide du corps. La preuve : ceux
qui font de la gymnastique ne sont pas gras.
OK,
Floros, mais tu t'es demandé pourquoi ta femme est grasse ?
C'est comme ton copain Athryilatos
avec
les poils et les vêtements. Peut-être que ta femme préférerait
faire de la gymnastique à la palestre plutôt que de rester cloîtrée
toute la journée dans le gynécée à manger des gâteaux au miel…
4)
Le sang menstruel ? Ah mais non, ce n'est pas une évacuation de
sang trop chaud qui risquerait d'embraser la femme. C'est juste le
contraire, en fait : c'est du sang tout froid, cru, superflu,
pesant, trouble, qui risquerait de faire de ta femme une espèce de
truc totalement dégoûtant et visqueux si ça restait en elle. La
preuve : quand elles ont leurs règles, elles frissonnent.
Un
bon point pour toi, Floros. C'est vrai qu'il m'arrive de frissonner
et de m'envelopper dans un châle bien chaud quand j'ai mes règles.
Mais je ne suis pas persuadée par l'explication scientifique que tu
en donnes…
5)
La peau sans poil, c'est au contraire un effet du froid. La preuve :
il y a bien des poils qui poussent sur le corps des femmes, mais aux
endroits les plus chauds.
C'est
peut-être l'argument le moins stupide de tous, même s'il n'est pas
très rationnellement présenté. Et puis il me rend Floros plus
sympathique qu'Athryilatos :
il
a l'air plus au courant que son ami de certaines parties plus intimes
du corps des femmes…
Si
vous voulez aller voir le texte original
de
Plutarque
avec sa traduction, ils sont ici :
Il
n'y a pas de conclusion. Et l'ouvrage se poursuit sur d'autres
questions : le vin est-il froid ou chaud, quel est le meilleur
moment pour coucher avec une femme, pourquoi les gens à moitiés
ivres ont-ils des mouvements
plus désordonnés que les gens complètement ivres, pourquoi les
chairs pourrissent-elles plus vite à la lune qu'au soleil, etc.
J'espère
que ces quelques fleurs vous donneront envie d'aller en cueillir
d'autres,
voire de lire le recueil en entier, ce que je n'ai jamais fait
moi-même, faute d'une édition intégrale en français à un format
maniable...
*
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mercredi 2 octobre 2019
Le dragon rouge de la féminité
Comme
le savent mes lecteurs les plus fidèles, avant d'entreprendre une
thèse sur les menstrues au Moyen Âge, j'ai effectué une recherche
en master sur le dragon de sainte Marguerite. Contrairement à ce
qu'on pourrait croire, le dragon a beaucoup à voir avec les
menstrues. Je vais vous en montrer quelques exemples : comme
beaucoup des publications de ce blog, il ne s'agit pas d'un article
scientifique, mais plutôt d'un petit bouquet de jolies trouvailles
qui vont bien ensemble (les sources et les références sont en
revanche – comme toujours aussi – rigoureusement vérifiées).
Commençons
par
l'alchimie
chinoise, domaine que je connais très peu, mais j'ai eu la surprise
d'y découvrir que « le dragon rouge » signifie les
menstrues, et que
des
techniques de travail sur soi préconisées par ces manuels
d'alchimie
aboutissent
à « décapiter le dragon rouge », c'est-à-dire à
parvenir à une maîtrise de ses menstrues et à un arrêt de ce flux
incontrôlé. On parle beaucoup aujourd'hui de « flux
instinctif libre », mode qui n'a rien à voir avec l'alchimie
chinoise, mais viendrait plutôt des États-Unis (cela dit, il est
probable que de nombreuses femmes partout dans le monde et à toutes
les époques aient
pu
expérimenter cette technique en autodidacte), et qui propose
cependant la même chose, expression poétique en moins. Pour tout
savoir sur le flux instinctif libre, voyez cet article du très bon
blog « Dans ma culotte » :
https://dansmaculotte.com/fr/blog/le-flux-instinctif-libre-n95.
Revenons toutefois à l'alchimie chinoise : la pratique y a un
peu plus de classe que le banal « flux instinctif libre »
du XXIe siècle, puisque, en permettant
de
limiter les pertes d'énergie, elle constituerait
une
étape dans l'accès à l'immortalité (à ce sujet, voir :
Krasensky
Jean-Pierre,
L'art
de décapiter le dragon rouge : alchimie interne taoïste pour les
femmes,
Paris, C. A. L'Originel, 2003).
De
manière amusante, on retrouve cette idée au détour d'une page de
littérature française du XXe
siècle.
L'écrivain Albert Cohen y fait du « mystérieux dragon de
féminité » la métaphore des menstrues dans un aparté
où
il
interrompt
son récit pour faire intervenir un narrateur masculin qui prend à
témoin ses lecteurs masculins et eux seuls :
-
Non, j'ai besoin de rester seule. Je vais être peu bien.
Il
n'insista pas. Il savait qu'il fallait être prudent lorsqu'elle
prononçait la phrase redoutable, mensuel signal de danger, présage
de susceptibilités, d'humeurs, et de pleurs à tout propos. Elle
n'était pas à prendre avec des pincettes, surtout le jour d'avant.
Se tenir coi, dire amen à tout, se faire bien voir.
-
D'accord, chérie, dit-il, prévenant et discret comme nous sommes
tous en pareille occasion, et comme nous tous, mes frères, soumis
devant l'arrivée imminente du mystérieux dragon de féminité.
Cohen
Albert,
Belle
du Seigneur,
Paris, Gallimard, 1968, p. 122 (de l'édition Folio).
Vous aurez peut-être remarqué
au passage une petite erreur stylistique d'Albert Cohen qui dit
« elle n'était pas à prendre avec des pincettes », là
où on attendrait plutôt « elle était à prendre avec des
pincettes »… Disons que le grand écrivain s'est un peu
« mélangé les pinceaux » ! Sûrement la faute à
ce dragon !!! Vous remarquerez aussi le très délicat
euphémisme d'Ariane pour dire qu'elle va avoir ses règles :
« Je vais être peu bien ». J'aime aussi dans ce texte la
vision masculine prise en charge d'abord par le personnage d'Adrien,
puis par le narrateur (était-ce la vision d'Albert Cohen lui-même :
ce n'est pas sûr, car son texte est truffé d'ironie), qui présente
la menstruation féminine comme quelque chose qui terrifie
complètement les hommes. Magnifiquement exprimée par le style
flamboyant d'Albert Cohen et finissant en apothéose par le mot
dragon qui résume tout, c'est finalement bien la vision
qu'exprimaient aussi, entre les lignes, les auteurs hommes de
l'Antiquité et du Moyen Âge.
Entre
les lignes, car ils n'auraient pas osé exprimer, et peut-être même
pas osé penser leurs sensations aussi crûment. Ils ne se sont pas
privés, en revanche, de cacher ce corps féminin sous des figures de
dragons qui ne trompent personne. J'avais parlé dans un précédent
article il y a maintenant quatre ans, « Le dragon, c'est la
princesse ! »
(https://cheminsantiques.blogspot.com/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html)
de
ces dragons qui sont en fait des femmes, et qui terrorisent
de
jeunes héros masculins : le plus impressionnant étant le texte
du Bel
Inconnu de
Renaut de Beaujeu, où le héros est fasciné par les
yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands »
et par la bouche vermeille
de la vouivre (variante féminine du dragon) :
« Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si
vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut
regarder ».
Mais la figure la plus représentative au Moyen Âge est celle de
Mélusine (ma fée préférée, qui a fait déjà quelques
apparitions sur mes sentiers fleuris, ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/04/corps-hybrides-au-moyen-age.html
et ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2016/11/croisements-de-regards-en-eaux.html).
En effet, seul le bas de son corps est celui d'un dragon, or le bas
du corps de la femme, c'est le lieu où se concentrent tous ces
mystères effrayants pour l'homme, du flux menstruel aux grossesses.
En l'occurrence, le flux menstruel est clairement évoqué avec
l'interdiction faite à son mari de la regarder dans son bain à
certaines périodes régulières, période où le bas de son corps
prend cette forme monstrueuse…
Partant de toutes ces idées, j'avais émis l'hypothèse, lors de ma
recherche sur le dragon de Marguerite, - et cela reste et restera
sans doute à jamais une hypothèse ! - que le sang qui sort de
la blessure du dragon sur les enluminures (et qui n'apparaît qu'à
partir de la fin du XIVe s – exactement au même moment que le sang
du Christ sur les représentations de la crucifixion) serait une
représentation du sang spécifiquement féminin : bien sûr le
sang de l'accouchement, en lien avec l'image de Marguerite sortant du
ventre du dragon, mais aussi le sang des menstrues.
Comme on ne le saura jamais, je vous propose pour finir un
rapprochement juste pour le plaisir entre d'une part un texte
d'Hildegarde von Bingen (célèbre autrice du XIIe s) issu de son
recueil Causae et crurae,
qui nous offre pour le coup une voix de femme, avec de
belles métaphores qui n'ont rien de terrifiant (dans d'autres
passages du recueil, elle compare le corps de la femme à un arbre,
le sang menstruel à de la sève, et d'autres comparaisons incluant
feuillage, fleurs et fruits), et d'autre part deux enluminures
représentant Marguerite émergeant du corps du dragon. Hildegarde
compare les menstrues des jeunes filles vierges à celles des femmes
déjà déflorées. Je vous laisse apprécier le rapprochement...
« Et
cum puella adhuc in integritate virgo est, tunc in ea sunt menstrua
quasi gutte de venis ; postquam autem corrumpitur, tunc gutte
effluunt ut rivulus, quia per opus viri solvuntur, et ideo ut rivulus
sunt, quoniam vene in opere illo solute sunt. Cum enim claustrum
integritatis in virgine rumpitur, ruptio illa sanguinem emittit. »
Kaiser
Paul
(éd.), Beatae
Hildegardis Causae et curae,
Leipzig, Teubner, 1903, p. 102-103.
« Et
lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité,
alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des
veines ; mais après qu'elle a été corrompue, alors les
gouttes s'écoulent comme un ruisseau, parce qu'elles sont déliées
par l’opération de l'homme, et elles sont comme un ruisseau,
puisque les veines ont été déliées par cette opération. En
effet, lorsque la clôture de son intégrité s'est rompue, cette
rupture évacue du sang. »
(traduction
personnelle)
Baltimore,
Walters Art Museum, W 167,
« Heures
d'Amherst », fol. 101v (XVe siècle)
Et
lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité,
alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines
New
York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The Cloisters Collection
1954, « Belles Heures du Duc de Berry », fol. 177r (vers
1405-1409)
mais
après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme
un ruisseau
*
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