Tout part d’une phrase en latin, à propos de laquelle j’avais fait naguère une publication sur Facebook, que je reprends pour le début de cet article.
« Fiat domine cor meum demerdatum », « Seigneur, que mon cœur soit démerdé ». Cette phrase a été écrite par Raimond Guilhem, juge chancelier de Raimond VI, comte de Toulouse, dans une charte de 1202. Cette charte est lisible en latin à cette page : https://deeds.library.utoronto.ca/charters/02184405
Je n’ai pas entrepris de traduire intégralement la charte. Il s’agit d’un accord entre l’abbé Hugues de Cluny, et le comte Raymond de Toulouse (si j’ai bien compris, la concession du monastère Saint-Sernin de Toulouse à l’ordre de Cluny). Chacun des deux est à tour de rôle énonciateur du texte de la charte, en accompagnant son nom de « ego » (« moi »), puis c’est le tour de deux témoins qui écrivent une formule toute faite (« presens interfui et suscripsi ») signifiant à peu près « j’étais présent et j’ai signé ci-dessous ». Sauf que l’un de ces deux témoins, Raymond Guilhem, ajoute juste après cette formule convenue notre fameuse phrase.
S’agissait-il d’une sorte de serment dont la vulgarité n’excluait pas la solennité (un peu comme le « J’le jure sur la tête de ma mère ! » d’aujourd’hui), ou d’un écart saugrenu inspiré par la conclusion d’une affaire compliquée à traiter, je n’en ai pas la moindre idée… Pas plus que je ne sais de quand date l’apparition dans la langue latine du verbe « se demerdare » : il n’apparaît pas dans le « Glossarium mediæ et infimæ latinitatis » de Du Cange (1883-1887), la référence en matière de latin médiéval – et ne parlons pas du Gaffiot ! Vous aurez en revanche sans doute reconnu le « fiat », « que… soit », que l’on retrouve dans la fameuse formule « Fiat lux », dans la version latine de la Genèse, prétendument prononcé de la bouche de Dieu lui-même, invoqué sous le nom de « Seigneur » par Raymond Guilhem.
Après avoir allumé l’interrupteur du monde, Dieu se retrouve donc chargé de tirer la chasse dans le cœur trop gros de notre ami Raymond…
Si « se demerdare » ne figure pas dans les dictionnaires, on trouve en revanche « merda » dans le Gaffiot, à quoi s’ajoute dans le Du Cange « merdare » et « merdarius ». Le Corpus corporum (banque de textes latins antiques, médiévaux et modernes, en ligne : http://www.mlat.uzh.ch/MLS/) propose 116 occurrences de mots commençant par « merd- ». D’abord émoustillée, j’ai vite été lassée de toute cette merde (les textes sont très variés, le mot peut être employé aussi bien au sens propre qu’au sens figuré). Je n’ai retenu qu’une petite épigramme du poète italien Girolamo Balbi (1450-1535), ridiculisant un de ses concurrents, un « mauvais poète ». Je ne peux pas dire que j’apprécie ce poème tout de même assez vulgaire, mais il est… impressionnant ! Et il méritait pour cela d’être tiré de l’oubli.
Merdosis scribis quid carmina digna cloacis ? Carmina merdosis saepe referta notis. Merdosi mores, merdosa Thalia, poeta Merdosus, merdas Calliopea sapit. Vix tria verba refers, merdas, culosque natesque, Carminibus culus, mentula, merda sonant. I, pede merdaleas, turpis scarabee, cavernas, Si tibi merdaleo nil nisi merda placet. |
Pourquoi écris-tu des poèmes dignes de cloaques merdeux ? Tes poèmes sont souvent rapportés par des merdeux notoires. Mœurs merdeuses, Thalie merdeuse, poète Merdeux, Calliopée goûte des merdes. A peine rapportes-tu trois mots que ce sont des merdes, et des culs, et des fesses, Dans tes poèmes, un cul, une bite, une merde résonnent. Va avec ton pied, honte du scarabée, dans les merdeuses cavernes, Si tu n’aimes, merdeux, que la merde. |
Toute
cette merde ne nous empêchera pas d’apprécier la référence à
Thalie et à Calliopée, respectivement la muse de la comédie et
celle de la poésie épique. Apprécions également, d’ailleurs
juste entre Thalie et Calliopée, le très bel enjambement qui met en
valeur l’oxymore « poeta merdosus », « poète
merdeux » !
Le texte (épigramme n°102) est lisible à cette page
https://www.mlat.uzh.ch/index.php?app=browser&text=19791:1
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