On a tous déjà lu ou entendu des témoignages évoquant des personnes qui seraient sorties de leur corps, que ce soit dans des cultures qui l’intègrent comme un élément normal, comme celles qui pratiquent le chamanisme, ou dans des contextes plus proches de nous, de la part de personnes qui se sont trouvées dans des situations extrêmes, coma ou choc psychologique. Ces expériences sont nommées « décorporation » ou « voyage astral ». Face à de tels témoignages, ma rationalité freine des quatre fers en me disant que évidemment ce n’est pas possible, et cependant je reste perplexe face à la bonne foi manifeste de certains de ces témoignages.
D’une manière générale, j’ai toujours été fascinée par les phénomènes surnaturels ou paranormaux, tout en ayant la rationalité chevillée au corps. Ce n’est pas facile de trouver des réponses, car la plupart des gens, soit croient que ces phénomènes existent de manière surnaturelle et ne peuvent bien sûr pas les expliquer rationnellement, soit les balaie d’un revers de main comme superstitions ou supercheries, mais ne donnent pas plus d’explications. C’est pourquoi je me régale depuis quelques années à écouter le podcast « Méta de choc » d’Elisabeth Feytit, consacré à la métacognition et dont l’objectif est de « se demander pourquoi on pense ce qu’on pense ». Dans des entretiens ou des émissions thématiques, elle analyse le fonctionnement du cerveau, de la psychologie, ou tel ou tel type de croyances. Les émissions sont souvent longues, s’étalant sur plusieurs épisodes, et elle y prend le temps de décortiquer minutieusement, en s’appuyant sur des ressources scientifiques, tous les tenants et aboutissants de la question traitée : https://metadechoc.fr.
J’ai donc été particulièrement intéressée par une de ses dernières séries, sortie en juillet 2024, et précisément consacré au voyage astral ou, pour le dire d’une manière plus neutre, à « l’expérience de sortie de corps ». En cinq épisodes de 30 mn chacun, elle explique de quoi il s’agit d’après les témoignages de ceux et celles qui l’ont vécue (1), elle présente les questionnements que cela a soulevé auprès des scientifiques (2), elle traite des cas particulier d’expérience de mort imminente (vous savez, quand on vous dit « J’ai vu toute ma vie défiler ») (3), elle livre les dernières découvertes scientifiques sur la localisation de la conscience (4), et elle évoque des expériences pratiquées de nos jours par des jeunes gens qui cherchent à fuir la réalité (5) : https://metadechoc.fr/podcast/chroniques-de-la-spiritualite-contemporaine-2/le-voyage-astral.
Je vous conseille bien sûr de tout écouter, mais c’est surtout l’épisode 4 qui m’a fascinée. On y apprend que l’affection ou l’activation d’une certaine zone du cerveau (le gyrus angulaire) provoque de manière quasi systématique ce genre de perceptions étranges, où l’on peut très facilement croire être en un point à l’extérieur de son corps, et cela peut affecter les sensations, comme la vue, le toucher, ou la perception de la douleur. Beaucoup de ces découvertes sont très récentes et, comme le dit Elisabeth Feytit, nul doute que notre connaissance sur le fonctionnement de la conscience va encore s’enrichir au cours des prochaines années.
Et maintenant, vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle de cela dans ce blog. Vous vous dites que vous ne voyez pas le rapport avec mes dadas habituels comme les dragons, les citations latines, ou la menstruation au Moyen Âge. Eh bien vous avez tort ! Il y a bien un rapport entre voyage astral et vision des menstrues au Moyen Âge ! Comment est-ce possible ? Je vous explique…
D’abord, il faut savoir qu’on ne savait pas dans l’Antiquité et au Moyen Âge que le sang menstruel était issu de la décomposition de l’endomètre, et qu’il ne s’écoulait donc que de l’utérus à la vulve, en passant par le vagin. On pensait donc (ce qui semblait finalement plus logique, en l’état des connaissances d’alors) qu’il circulait dans tout le corps. Toutefois, puisqu’il sortait régulièrement du corps et qu’il charriait diverses matières glaireuses lui donnant des couleurs et textures différentes, les médecins le considéraient (là aussi assez logiquement) comme une excrétion servant à évacuer des superfluités de la digestion, au même titre que l’urine ou les excréments. À partir de là, certains ont développé une théorie légèrement différente, selon laquelle des éléments toxiques étaient non pas transportés par le sang menstruel pour être évacués, mais constituaient la composition même du sang menstruel. Cette théorie, même si on en a des traces dans l’Antiquité, apparaît surtout au Moyen Âge à partir du XIIIe siècle. Elle est notamment développée dans le type d’ouvrage qui constitue le corpus de ma thèse et dont je vous ai déjà parlé, les ouvrages de type « Secrets des femmes » (cf. les différents articles dans la rubrique : https://cheminsantiques.blogspot.com/search/label/Secrets%20des%20femmes). Les auteurs de ces traités (le texte latin, ses commentaires, ses traductions en différentes langues) expliquent comment la circulation du sang menstruel dans tout le corps est à l’origine de divers dérèglements chez les femmes : montant en excès vers les seins, il risque de causer une suffocation, d’où épilepsie ou folie ; vers la tête, il cause des migraines ; vers les yeux, il les rend douloureux et larmoyants ; il peut aussi s’en échapper et blesser par le regard des êtres vulnérables comme des enfants au berceau ; ou au contraire il se retire de la tête, causant pâleur et froid (un commentateur explique même que c’est pour cela que les femmes se voilent les cheveux en période menstruelle, pour se réchauffer parce qu’elles ont froid, et pour ne pas montrer leur teint pâle qui n’est pas beau, ou encore, ajoute-t-il, pour éviter que les effluves empoisonnées du sang menstruel ne s’en échappent dangereusement pour l’entourage masculin). Tous ces phénomènes propres aux femmes menstruées sont exacerbés chez les femmes ménopausées. En effet, on pensait que le sang menstruel demeurait dans le corps des femmes ménopausées, où il était donc plus concentré et plus toxique. C’est ainsi que le regard nocif, par exemple, était plus attribué aux femmes ménopausées qu’aux femmes menstruées : cela s’explique aussi par la conjonction avec un autre motif très ancien, celui de la vieille sorcière donnant le mauvais œil. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est un excursus fourni par un seul auteur à ma connaissance, celui de l’un des commentaires latins. À propos de la suffocation de la matrice, il s’élance dans un exposé sur les visions hallucinatoires des vieilles femmes (concernant ces commentaires, je vous renvoie à mon article « Les transfusions dangereuses : secrets des femmes et commentaires fumeux », https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html, où j’évoquais d’ailleurs ce passage). Voici ce qu’il dit :
Note que les femmes qui sont dans cette souffrance [la suffocation de la matrice] gisent comme si elles étaient mortes. Et c’est pour cela que l’on dit que les vieilles femmes qui ont réchappé à cette maladie, ont subi cela du fait d’une extase, au cours de laquelle elles ont été enlevées à l’extérieur de leur corps vers le ciel ou l’enfer, comme le racontent ensuite celles qui ont expérimenté cela. Mais c’est ridicule. En effet, cela arrive de manière naturelle, même si elles-mêmes ne pensent pas ainsi, mais plutôt que c’est dû à un ravissement. La cause pour laquelle elles croient cela est la suivante : les vapeurs qui montent alors au cerveau, si elles sont très épaisses et nébuleuses, il leur semble qu’elles se trouvent en enfer et qu’elles y voient de noirs démons ; mais si ces vapeurs sont fines et claires, alors il leur semble qu’elles sont au ciel et qu’elles y voient Dieu et ses anges resplendissant de lumière.
Commentaire « B » du De secretis mulierum, début du XIVe siècle in : Tractatus Henrici de Saxonia, Alberti magni discipuli, de secretis mulierum, in Germania nunquam editus, Frankfurt (Francfort), Iohannes Bringerus, 1615. (exemplaire consulté : Paris, BNF, imprimé R10753), p. 2-411 (p. 242-243). Traduction du latin Nadia Pla.
Ce texte est remarquable à plusieurs point de vue. D’abord, c’est un témoignage très précis et explicite d’une expérience de sortie de corps assortie d’hallucinations visuelles. Les récits de visions extatiques ne manquent pas au Moyen Âge, mais elles sont toujours présentées comme des événements miraculeux étant effectivement survenus ; ici, c’est la seule fois à ma connaissance que cela est présenté par celui qui le rapporte comme un événement auquel il ne croit pas. Ensuite, malgré toutes les élucubrations énoncées par ailleurs par cet auteur et dont je vous énumérais certaines dans l’article « Les transfusions dangereuses… » rappelé ci-dessus, on doit bien lui reconnaître ici un effort singulier pour proposer une explication rationnelle. Et là, fait encore plus surprenant, son explication ne repose pas sur la psychologie, mais sur la physiologie. Or c’est précisément vers quoi s’oriente les toutes dernières découvertes scientifiques rapportées par Elisabeth Feytit dans son podcast : même si la psychologie peut contribuer à tout ce qui donne à une personne l’impression d’une sortie de corps, il semble bien que cela parte toujours d’un problème physiologique dans le cerveau au niveau du gyrus angulaire. La théorie de notre auteur du XIVe siècle n’était donc pas si idiote ! En revanche, passé cette idée de génie, la manière dont il met en scène le processus paraît plus naïve. On comprend en effet que les vapeurs de sang menstruel, au moment où elles arrivent devant les yeux de ces vieilles femmes, forment une sorte d’écran, de « filtre » (au sens où nous l’employons aujourd’hui pour modifier la couleur ou la luminosité générale d’une photographie) qui, selon sa densité et sa teinte, fera plutôt croire au Ciel ou à l’Enfer. Et pourtant, là aussi, il n’est peut-être pas si loin de la vérité. Dans l’épisode 3 de son podcast, à propos des expériences de mort imminente, Elisabeth Feytit expose aussi des découvertes récentes faites par les scientifiques qui expliquent de manière physiologique les impressions concordantes que racontent ceux qui ont subi ces expériences : un lieu sombre et obscur, parfois en forme de tunnel, au bout duquel se trouve une lumière éclatante. On y reconnaît notamment certains tableaux occidentaux représentant le Ciel et l’Enfer, comme ceux de Jérôme Bosch. Et j’y reconnais les visions de mes pauvres vieilles dames ménopausées moquées par notre auteur du XIVe siècle.
En revanche, là où il se trompe, c’est qu’il n’y a vraiment, mais vraiment, aucun rôle du sang menstruel dans les expériences de sortie de corps, ça, je vous le garantis ! … jusqu’à preuve du contraire, bien sûr.
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