Tout
à commencé il y a deux ans et demi, au Musée de l'Apothicairerie
de Heidelberg en Allemagne. Un petit objet a attiré mon regard. Il
s'agissait d'un quadrupède sculpté, que je n'ai malheureusement pas
photographié, mais que j'ai dessiné, en copiant le cartel en
anglais :
Il
s'agit donc d'un ex-voto offert à l'occasion d'un problème
gynécologique. Il représente une tortue qui, nous dit le cartel,
représentait l'utérus, de même que le crapaud. Notons d'ailleurs
que l'animal, représenté très symboliquement, pourrait selon moi
être interprété aussi bien comme un crapaud que comme une tortue.
Ce qui m'avait énormément intéressée à l'époque (je finissais
ma recherche sur le dragon de sainte Marguerite, dragon qui, dans
cette légende, symbolise parfois le ventre féminin), c'est
l'assimilation de l'utérus à un animal dégoûtant, crapaud ou
tortue (et le dragon n'est effectivement pas loin).
Un
peu moins de deux ans passèrent, puis, au printemps dernier, j'ai
visité le Musée Alsacien à Strasbourg. Quelle ne fut pas ma
surprise d'y découvrir, non pas un objet, mais une vitrine entière
remplie de plusieurs dizaines de petits ex-votos métalliques en
forme de crapaud, dont voici quelques spécimens :
J'ai
évidemment fait aussitôt le lien avec l'ex-voto de Heidelberg.
Toutefois, le cartel du Musée Alsacien propose une toute autre
interprétation. Il s'agit bien d'ex-votos liés à des problèmes
gynécologiques, mais seuls les problèmes de stérilité seraient
concernés, et pour cause puisque d'après ce cartel, la raison du
choix de cet animal serait sa fécondité très voyante (les crapauds
portant des grappes de milliers d'œufs collés à leur
arrière-train). Si cette hypothèse est juste, le choix du crapaud
est bien spécifique, sans rapport avec tortue ni dragon, et sans
lien avec le fait que ce soit un animal dégoûtant et monstrueux. Il
est très probable, je pense, que les deux hypothèses ne soient pas
exclusives et qu'elles s'interpénètrent.
Quoi
qu'il en soit, l'emploi magique du crapaud (ou de la grenouille, les
deux animaux n'étant guère différents dans l'imaginaire populaire)
comme amulette protectrice pour des problèmes de santé semble bien
plus courant que je ne l'avais d'abord cru. J'en ai en effet
récemment découvert deux exemplaires, non plus dans de réelles
visites en musée, mais grâce aux belles visites virtuelles que nous
offrent certains musées en postant régulièrement des photos de
leurs collections sur les réseaux sociaux.
L'Ashmolean
Museum d'Oxford conserve un sac qui est lui-même en forme de
grenouille, destiné comme le précédent à être porté autour du
cou ou attaché à un vêtement, et dans lequel on pouvait glisser
des herbes médicinales. Vous pouvez le voir à cette page :
https://www.ashmolean.org/textiles (faire défiler les images) ;
et en recherchant cette photo sur internet, je suis tombée sur un
objet très semblable au Musée de Londres, visible ici :
http://www.museumoflondonimages.com/image_details.php?image_id=79023
Aucun
de ces objets n'est indiqué comme spécifiquement destiné à la
protection des problèmes gynécologiques, mais en les comparant avec
les ex-votos évoqués, je me pose la question… Sans réponse,
hélas !
Cependant,
il n'y a pas que les amulettes… Le même jour où je visitais le
Musée Alsacien de Strasbourg, j'ai découvert quelques heures plus
tard au Musée de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, un tableau
de la fin du XVe siècle, assez célèbre en fait et que j'avais déjà
vu reproduit : Les amants trépassés, l'affreuse vision
d'un couple de cadavres en décomposition et dont le corps est envahi
par des animaux dégoûtants. Mais ce jour-là, en voyant le tableau
en vrai et comme je sortais des crapauds ex-votos, c'est surtout ce
détail qui m'a frappée :
J'ai
alors commencé à me demander si on pouvait établir un lien entre
le sexe féminin (et son prolongement, l'utérus) et le crapaud…
Merveilleux hasard, il m'a été donné quelques mois plus tard
d'assister à une passionnante conférence de Jacques Berlioz,
historien médiéviste, précisément intitulée « Le baiser du
crapaud, "animal rampant et
très froid". Homme, femme et toucher au Moyen Âge ».
D'après
les exemples iconographiques qu'il a donnés, notamment dans la
sculpture romane, le crapaud semble bien le symbole de la luxure
féminine : on le voit, comme dans le fameux tableau de
Strasbourg, se suspendre ou s'attaquer au sexe d'une femme ou à ses
seins, dans de nombreuses représentations ; voire, dans l'une
d'elles, s'accrocher à son ventre dans une position évoquant un
accouplement.
Il
nous a aussi raconté l'histoire de Christine de Stommeln, une
mystique allemande du XIVe siècle
qui, un jour où elle priait, a senti un crapaud se glisser sous ses
habits jusqu'à sa poitrine, où il est resté accroché pendant huit
jours ! Rien à voir ici avec le sexe féminin ni avec la
luxure ; toutefois, c'est bien aux seins de la femme que s'est
accroché le crapaud, comme sur les sculptures romanes.
Mais
l'histoire la plus frappante qu'il nous ait racontée date du XIIe
siècle :
saint Bernard, dans la Vie
de saint Malachie
(évêque irlandais ayant vécu au siècle précédent), relate
l'épisode suivant. Un homme a voulu violer une femme dans une
chapelle isolée. Mais un crapaud est
alors sorti
des cuisses de la femme, un crapaud rampant, froid, venimeux, et
enflé, et le violeur terrifié
s'est
enfui à toutes jambes. On
est donc bien là au cœur de la question : le crapaud non
seulement est à l'emplacement du sexe féminin, mais il en sort,
sans que l'on sache d'ailleurs s'il était justement venu s'accrocher
là par hasard (comme le crapaud de Christine de Stommeln – où
comme un crabe dans un affreux fabliau du Moyen Âge que je vous
raconterai peut-être un jour) ou s'il est véritablement « issu »
de son sexe et, au-delà, de son utérus, comme un corps monstrueux
dont elle aurait accouché (la littérature médiévale regorge
d'histoires
d'accouchements de monstres).
Mais
revenons à notre victime d'une tentative de viol. Il y a tout de
même quelque chose de troublant : c'est qu'ici, ce crapaud
associé au sexe féminin, n'exprime pas la luxure de la femme ;
au contraire il protège sa chasteté !
Pensez-vous
alors qu'il faille
renoncer à chercher un sens à tout cela ? Eh bien, je ne le
pense pas. Ma fréquentation de la pensée médiévale m'a appris que
les hommes et les femmes
du Moyen Âge pouvaient
concevoir une chose et son contraire sans que cela leur
semble incohérent, au
contraire les deux idées en étaient renforcées. Par exemple, dans
l'histoire du dragon de sainte Marguerite, le dragon peut à la fois
symboliser l'homme (violence et agression sexuelle représentés par
la dévoration de Marguerite) et la femme (pour les hommes :
aspect monstrueux du corps féminin représenté par le corps du
dragon ; pour les femmes : souffrance physique de
l'accouchement représentée par le ventre du dragon déchiqueté par
Marguerite qui en sort violemment). Je crois qu'il en est de même
pour le crapaud : tous ces exemples montrent qu'il est
indissociablement lié au sexe féminin au Moyen Âge et au-delà
(les ex-voto et amulettes datent des XVIIIe et XIXe siècles), mais
il peut être aussi bien
symbole de dégoût, de
luxure, de fécondité, ou
de chasteté.
*
Ah !
Je pensais m'arrêter là, mais je suis sûre que certains d'entre
vous se posent la question du baiser au crapaud, si fréquent dans
les contes de fées, où une princesse embrasse un crapaud qui se
révèle être un beau prince. En fait, ce motif est assez tardif
dans la littérature et ne semble pas avoir existé au Moyen Âge. En
revanche, le Moyen Âge nous offre des exemples de baisers au dragon,
où l'histoire est inversée : c'est un chevalier qui embrasse
un dragon femelle, parfois appelé Vouivre ou Guivre, rompant le
charme et révélant une belle princesse. Ces histoires de
« filles-serpents » (« snake-maiden ») sont
largement répandues dans le folklore de l'Europe du Nord. On
les retrouve aussi dans des œuvres littéraires : Jean
de Mandeville, auteur d'un récit de voyages au XIVe siècle, prétend
que dans l'île de Cos, la fille d'Hippocrate (oui, le célèbre
médecin grec de l'Antiquité!) demeure présente sous la forme d'un
dragon qui n'attend que le chevalier qui la délivrera d'un baiser.
Mais c'est surtout Renaut de Beaujeu qui nous donne une
interprétation sublime de ce motif dans son roman Le
Bel Inconnu (début du
XIIIe siècle), où la rencontre du
chevalier et de la guivre qui aboutira au baiser délivreur est
racontée sur plusieurs pages, détaillant le mélange d'horreur et
de fascination du héros face à la guivre et face à l'action
qu'elle lui demande – pas besoin d'être psychanalyste pour
comprendre que cela a à voir avec la peur du corps féminin et la
peur de l'acte sexuel !
On
a donc là quelque chose de très intéressant : un motif qui
bascule à un moment dans l'Histoire (il faudrait chercher
précisément quand) de « l'homme devant embrasser un dragon
pour révéler la femme », à « la femme devant embrasser
un crapaud pour révéler l'homme ». Ce qui nous confirme
plusieurs choses : que le dragon et le crapaud sont proches, et
qu'ils ont en commun d'être monstrueux, dégoûtants, et liés à la
luxure. Mais cela nous
laisse sur notre faim sur bien des points : on ne sait pas la
raison de ce basculement du point de vue masculin au
point de vue féminin, et du dragon au crapaud ; on peut se
demander s'il y a un lien entre le crapaud-prince embrassé par la
princesse des contes tardifs et les figures de crapauds du Moyen Âge
évoquées au début, comme celui qui s'accouple à une femme dans un
relief roman ou celui qui sort du sexe d'une autre pour chasser un
agresseur sexuel dans le récit de saint Bernard…
Je
parie en tout cas que la prochaine fois que vous tomberez sur un
crapaud, vous ne le regarderez plus de la même manière !
*
Je
n'ai pas indiqué toutes les références des textes et des images
évoqués, pour ne pas alourdir l'article, mais n'hésitez pas à me
demander plus de précision sur telle ou telle source, si vous le
désirez.
*
Ajout après publication : Grâce à un lecteur du blog, j'apprends l'existence d'une curieuse résurgence de ce motif dans un texte et une image alchimiques du XVIIe siècle. L'alchimiste Michael Maier a publié en 1617 un recueil d'emblèmes alchimiques, "Atalanta fugiens". Le principe du genre de l'emblème est toujours le même, qu'il soit alchimique ou qu'il ne le soit pas (comme le célèbre recueil d'Alciat au XVIe siècle) : une phrase (généralement en latin), une image (généralement une gravure), et un court poème (généralement en latin), les trois illustrant une même idée morale. Or, voici ce que représente le cinquième emblème du recueil de Michael Maier : https://digital.sciencehistory.org/works/pc289k00t/viewer/2j62s574v
On y voit un homme posant un crapaud sur le sein d'une femme pour qu'elle l'allaite ! On retrouve curieusement le motif qui apparaissait sur les sculptures romanes comme symbole de luxure ou dans la mésaventure arrivée à Christine de Stommeln pour qui c'était plutôt une épreuve mystique. Or ici, la signification est tout autre. Le texte dit en effet "Appone mulieri super mammas bufonem, ut ablactet eum, et moriatur mulier, sitque bufo grossus de lacte", c'est-à-dire "Place sur les seins d'une femme un crapaud, pour qu'elle l'allaite, et que la femme meure, et que le crapaud soit gonflé de lait". Le poème de six vers développe ce thème et ajoute qu'on peut se faire un médicament propre à écarter la peste à partir de ce suc vital qui s'est échappé du cœur humain pour venir remplir le crapaud.
Cette allégorie me laisse perplexe. D'un côté, il y a quelque chose de très positif par rapport aux motifs évoqués plus haut d'une sexualité effrayante et dégoûtante : on voit ici au contraire le beau motif de la mère nourricière, de la transmission de la vie. D'un autre côté, la femme meurt à la fin, et le texte ne le présente même pas comme une sorte de sacrifice mystique qui aurait de la grandeur, mais la femme semble ici être juste l'alambic par où passe le suc vital, et qu'on pourra jeter quand on n'en aura plus besoin... Cette femme aux "seins vidés" ("vacuata ubera" est-il dit dans le poème) qui n'est plus qu'une enveloppe sans substance et sans vie est finalement une nouvelle variation de l'amante trépassée du tableau de Strasbourg...
Encore une dernière chose : en plus du texte et de l'image, il y a une musique qui accompagne cet emblème (on voit la partition dépasser sur la page de gauche dans le livre ouvert visible à partir du lien ci-dessus). Quand on tape dans un moteur de recherche "Appone mulieri super mammas bufonem", on tombe sur des sites de disquaires en ligne qui nous propose le CD ; le CD où on chante "Place un crapaud sur les seins d'une femme pour qu'elle meure" !!! Sidérant, quand même ! Je me demande si les gens qui achètent cette musique ont conscience du sens des paroles !...
*
Ajout
en février 2023
J’ai
eu la chance et l’honneur de participer le 23 janvier dernier à
une séance d’un séminaire sur l’anthropologie
historique de l’objet votif à l’EHESS, séminaire dirigé par
Pierre-Olivier Dittmar et Pierre-Antoine Fabre. J’y intervenais
ainsi que Florence Larcher pour parler de crapauds et d’autres
bestioles, d’utérus et de vulves, et d’objet votifs. De mon
côté, j’ai repris certaines des pistes lancées dans cet article
de blog en les approfondissant, et quelques autres, notamment du côté
des amulettes. Florence Larcher, qui est spécialisée dans
l’iconographie de saint Roch, a exploré des pistes proches des
miennes, mais avec un point de vue différent.
Après
avoir participé à cette séance et l’avoir complétée
par quelques lectures et recherches, il me faut ajouter quelques
éléments à cet article de blog :
-
Le lien entre crapaud et sexe féminin ou appareil génital féminin
m’apparaît maintenant d’une évidence telle que cet article est
en fait totalement dépassé ! Je pourrais y ajouter des
centaines et des centaines de références supplémentaires (textes,
images, objets, etc.). Je le maintiens toute de même en souvenir de
l’époque où
je découvrais tout juste ces liens.
-
Dans cet
article,
je résumais une communication de Jacques Berlioz. Les thèmes qu’il
évoquait et d’autres se retrouvent dans un article qu’il a
publié en 1999, co-écrit avec Marie Anne Polo de Beaulieu. Il
s’agit d’un article fondateur qui illustre de manière magistrale
ces liens entre crapaud et corps féminin :
Berlioz
Jacques
et
Polo
de Beaulieu
Marie
Anne, « Le saint, la femme et le crapaud », dans L’ogre
historien,
Jean-Claude
Schmitt
et alii (dir.), Paris, Gallimard, 1999, p. 223-242.
- J’ai
enfin découvert la vérité sur mon fameux ex-voto de Heidelberg
lorsque Florence Larcher nous a montré des dizaines d’ex-votos
semblables !!!
* Il
s’agit bien toujours de crapauds, et non pas de tortues, comme je
l’avais justement pressenti.
* Le
décor stylisé sur le dos du crapaud représente une vulve ! Et
effectivement, il me suffit de revenir au dessin que j’avais fait
pour constater l’évidence.
* Je me
souvenais d’une couleur rouge sombre et d’une matière qui
semblait douce et polie. En effet, il s’agit toujours de cire
rouge. Ces ex-votos étaient moulés dans des matrices que des
artisans se transmettaient d’un siècle à l’autre et utilisent
parfois encore aujourd’hui.
*
Des indices explicites montrent que ces ex-votos étaient employés
dans un contexte gynécologique, et cela est conforté visuellement
autant par le décor de vulve stylisée que par la couleur rouge
sombre qui peut évoquer le sang menstruel (le voilà!!!)
* Des
indices explicites montrent qu’ils étaient adressés le plus
fréquemment à saint Roch.
* En
voici quelques exemples glanés sur internet :
- Saint
Roch est un saint qui protège de la peste. Rien dans son histoire ne
semble le prédisposer à être invoqué pour des affections
gynécologiques. La thèse de Florence Larcher pour l’expliquer est
que l’iconographie aurait précédé la pratique : elle
collecte et analyse des centaines de représentations de saint Roch.
Son bubon pesteux y apparaît à l’aine (et non aux autres endroits
du corps où pouvaient se développer des bubons), et offre une
apparence qui ressemble bien plus à une vulve qu’à un bubon :
en forme d’amande, avec des bourrelets de chair en forme de lèvres,
et parfois des gouttes de sang qui évidemment me font songer au sang
menstruel. Une requête « saint Roch » dans un moteur de
recherche d’images vous en donnera de nombreux exemples.
Mon préféré
est un saint Roch sur une fresque de l'église de Corridonia en
Italie, que vous pouvez admirer ici :
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glises_dans_les_Marches#/media/Fichier:Chiesa_di_San_Claudio_al_Chienti,_chiesa_inferiore,_san_rocco.jpg
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