samedi 8 janvier 2022

Le langage des mains : comment les Romains ont acquis leurs lois


Je lisais récemment une sorte d’encyclopédie écrite en français à la fin du XIIIe siècle. Intitulée Placides et Timeo, d’auteur anonyme, elle met en scène un jeune prince, Placides, et son maître, le philosophe Timeo. L’œuvre est sous forme dialoguée et elle contient tout le savoir encyclopédique que le philosophe juge utile pour un futur dirigeant. Ce texte m’intéressait, car il contient de nombreux passages sur les maladies des femmes, la conception et les menstrues. C’est notamment dans cet ouvrage que l’on trouve le mieux détaillée une théorie évoquée par d’autres auteurs selon laquelle les menstrues, servant chez les femmes humaines à l’expurgation de toutes les impuretés du corps, ont comme équivalents les poils chez les hommes, les cornes et le cuir chez les animaux.

Mais c’est un tout autre passage dont je veux vous parler aujourd’hui, qui a attiré mon attention alors que je feuilletais nonchalamment l’ensemble du livre.

L’auteur raconte une curieuse anecdote sur la première rencontre entre Grecs et Romains, toute teintée de christianisme, et qui ne figure évidemment chez aucun auteur classique, ni grec ni romain. L’anecdote figure toutefois dans un texte latin, mais guère plus ancien que celui du Placides et Timeo, puisqu’il date également du XIIIe s : il s’agit d’une glose du code Justinien (code de lois mis en forme par l’empereur Justinien en 529, et qui va être utilisé tout au long du Moyen Âge et au-delà) par un juriste italien, Accurse.


Voici l’histoire. Les Romains ont demandé aux Grecs de leur donner des lois. Les Grecs veulent d’abord s’assurer que les Romains sont dignes de les recevoir et décident donc de les mettre à l’épreuve. Un vieux sage grec et un jeune idiot romain s’affrontent en une compétition silencieuse.

Le vieux Grec dresse un doigt. Le jeune Romain en montre deux. Le Grec trois. Le Romain son poing. Le Grec est alors convaincu et d’accord pour donner les lois aux Romains.

Or, chacun avait compris quelque chose de bien différent. Pour le Grec, un doigt signifiait Dieu ; pour le Romain, cela signifiait « Je vais te crever un œil ! ». Deux doigts, c’est-à-dire le Père et le Fils pour l’un ; « Je vais te crever les deux yeux » pour l’autre. Trois doigts pour la Trinité ; le fou a compris que c’était une gifle. Le poing pour le pouvoir et l’unicité de Dieu ; un coup de poing dans les dents pour le fou !


Le cliché des Grecs intelligents et philosophes contre les Romains mal dégrossis et un peu « brutes » est donc encore là en plein Moyen Âge. Notons d’ailleurs que les Romains eux-mêmes ont entretenu ce cliché, valorisant leur mode de vie simple et rude. Je pense à l’histoire de Curius Dentatus, un consul qui était en train de cuire lui-même ses raves dans d’humbles plats en terre cuite quand des ambassadeurs samnites sont venus le corrompre en lui proposant de l’or. « Malo rapas in fictilibus meis esse et aurum habentibus imperare », leur aurait-il répondu (« Je préfère manger des raves dans mes plats en terre, et commander à ceux qui ont de l'or. » ; l’anecdote est racontée par Aurelius Victor, Des hommes illustres de la ville de Rome, chapitre 33). Jusque dans la rhétorique, ils prétendaient préférer un style simple et dépouillé au style précieux des Grecs.

Ce qui est curieux, ici, c’est que les Grecs sont érigés en prosélytes de la doctrine chrétienne, ce qu’ils ne pouvaient évidemment pas être, en tout cas à l’époque où est censé se dérouler l’histoire, au moment où les Romains ont fixé la fameuse « Loi des XII tables », c’est-à-dire autour du VIe ou Ve s. av. JC.

Autre point intéressant, la morale de cette histoire n’est pas claire. Les deux auteurs qui la rapportent vivant dans l’Europe chrétienne du XIIIe siècle, il semblerait évident que c’est la théorie du vieux Grec qu’ils cherchent à valoriser. Toutefois ils admettent que toute la loi romaine et même la loi encore en usage en Europe à leur époque (qui repose, comme je l’ai dit, sur le Code Justinien, lequel compile tous les textes de loi romains, à la base desquels se trouve cette fameuse loi primitive des XII tables), n’a été acquise que sur un malentendu, du fait d’un homme inexpérimenté, fou, et violent !


Denis Hüe, dans un article publié en 1998, « Le doigt du sage et le poing du fou » (lisible ici : https://books.openedition.org/pup/3512?lang=fr) donne quelques éléments d’interprétation possible. Selon lui l’anecdote pourrait signifier que la puissance de Rome n’est due qu’à elle-même, et (ou non seulement) à l’influence d’autres peuples. Il cite à l’appui un texte d’un juriste de la fin de l’Antiquité, Pomponius, selon qui les lois étaient au départ au nombre de dix, et les magistrats romains éprouvèrent le besoin d’en ajouter deux. Il suggère aussi que le choix d’un fou par les Romains leur permettait de se mettre à l’abri du mépris des Grecs en cas de réponse inappropriée, et que c’est ce choix qui manifeste finalement leur ruse et leur intelligence. La leçon est enfin que le plus stupide des Romains est capable de battre sur son terrain le plus sage des sages de la Grèce !

Je vous invite à lire la suite de son article qui explique de façon très détaillée la symbolique des gestes au Moyen Âge.

Cependant, je persiste à trouver étonnant que des auteurs chrétiens ridiculisent l’homme qui présente la doctrine chrétienne !


Le texte du Placides et Timeo est lisible ici :

Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, éd. Claude Alexandre Thomasset, Genève et Paris, Droz (Textes littéraires français, 289), 1980, p. 193, § 401-402.


Celui d’Accurse ici (en latin uniquement) :

https://books.google.fr/books?id=W35OAAAAcAAJ&pg=PA35&lpg=PA35&dq=Antequam+tamen+hoc+fieret&source=bl&ots=OgizQjQ_px&sig=ACfU3U0LQZL4KErru5qSMdTNH5zrhPK3lA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwia4LGmkfbtAhVnCWMBHR-fDMcQ6AEwB3oECAoQAg#v=onepage&q=Antequam%20tamen%20hoc%20fieret&f=false.

 

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