Eh bien pourtant, je ne raconte pas de sornettes! C'est une découverte que j'ai faite récemment.
A la suite de ma lecture de l'excellent livre L'Orient grec d'Henri Stierlin, dont je vous parlais le 21 février (« Entre Grèce et Mésopotamie » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/02/entre-grece-et-mesopotamie.html), je me suis intéressée à l'oasis d'Hatra. Il s'agit d'une cité caravanière située entre le Tigre et l'Euphrate, donc en pleine « Mésopotamie » au sens propre (« Mésopotamie » = « entre les fleuves »). Vous pouvez la situer sur « Google Maps » en tapant « Hatra ». Son apogée date du IIe s. ap. JC.
A cette époque, la Mésopotamie est sous la domination des Parthes ; ces derniers sont un peuple mal connu de nomades sédentarisés originaire de l'Asie Centrale ; leur empire, héritier de celui des Perses Achéménides et des Grecs Séleucides couvre tout le Moyen Orient et une partie de l'Asie Centrale entre le IIe s. av. JC et le IIIe s. ap. JC. Mais la frange ouest de la Mésopotamie subit au cours du IIe s. ap. JC plusieurs tentatives de conquêtes romaines : Trajan entre 114 et 117 ap. JC (il y mourra), puis Lucius Verus en 165 ap. JC, et enfin Septime Sévère en 197 ap. JC.
Or Hatra parvient à garder son indépendance en plein milieu de l'empire parthe, mais aussi vis-à-vis des conquérants romains occasionnels (les armées de Trajan et de Septime Sévère l'assiégeront en vain). C'est une ville libre où vivent des tribus de marchands arabo-araméens et dont la culture croise les influences orientales et gréco-romaines (on retrouve beaucoup de caractéristiques de la Commagène, dont je vous parlais le 21 février). Elle est dirigée par des rois qui portent des noms bizarres comme « Sanatruq » (!) et dont les sculpteurs officiels ont fait de sublimes portraits (on ne trouve pas sur internet de photos aussi belles et nombreuses que celles du livre d'Henri Stierlin, mais vous avez une belle sculpture de la reine Abu, femme précisément de Sanatruq II (228 ap. JC) sur cette page du Musée de Baghdad: http://www.baghdadmuseum.org/posters/i3244386_Statue_of_Abu_Bint_Deimun_Hatra_Unesco_World_Heritage_Site_Iraq_Middle_East.html).
Cette situation particulière a donc attisé ma curiosité, et j'ai entrepris d'en savoir plus en naviguant sur internet. Quelle ne fut pas ma surprise alors, de tomber assez vite sur une allusion très évasive à « La princesse au petit pois » d'Andersen. J'ai tenté d'en savoir plus, mais malheureusement, comme toujours sur internet, tout le monde copie tout le monde, sans se préoccuper des sources ni d'approfondir le sujet!... Néanmoins, à force de persévérance, j'ai trouvé une référence précise: Arthur Christensen, « La princesse sur la feuille de myrte et la princesse sur le pois » (Acta Orientalia 14, 1936, pp. 241-257). Il faudrait aller chercher cela dans une bibliothèque, et je n'en ai guère l'occasion en ce moment, mais en attendant, j'ai fini par trouver un autre article, « The Princess on the Pea: Andersen, Grimm and the Orient » de Christine Shojaei Kawan (Fabula. Volume 46, Issue 1-2, pp. 89-115, Avril 2005), qui reprend les éléments de cet article fondateur en y ajoutant des réflexions intéressantes.
Rappelons d'abord des faits historiques précis. En 224 ap. JC, un nouvel empire émerge au Moyen-Orient, dirigé par la dynastie iranienne des Sassanides, qui ne disparaîtra qu'avec la conquête islamique au VIIe s. Les Sassanides anéantiront l'empire parthe dans les décennies suivant leur avènement, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse, leur premier roi Shapur Ier vient à bout de notre fameux royaume de Hatra en 240 ap. JC (sous le règne de Sanatruq II, toujours lui!). Or l'histoire de la chute de cette ville est racontée par plusieurs historiens arabes (parmi lesquels les plus grands, tous deux de Baghdad : Tabari (IXe s.) et mon homonyme Masudi (Xe s.)) qui relatent tous à ce propos une curieuse légende.
La fille du roi de Hatra serait tombée secrètement amoureuse du conquérant sassanide (je ne sais pas si ces historiens arabes mentionnent les noms de Shapur et de Sanatruq, mais la jeune princesse se prénomme d'après eux Nazira). Par amour et contre la promesse d'être épousée, elle livre la ville à son amoureux (motif universel : je pense pour ma part à Tarpéia, livrant la citadelle de Rome aux Sabins par amour pour leur roi Titus Tatius). Le conquérant sassanide tient sa promesse, mais voici que lors de la nuit de noces, Nazira se met à saigner dans le dos, sa peau s'étant malencontreusement frottée à une feuille de myrte qui se trouvait je ne sais comment dans les draps. Qu'est-ce qui avait bien pu lui donner une peau aussi sensible? C'est que, comme aurait dit notre ami Andersen, c'était « une vraie princesse ». Mais vous vous êtes sans doute toujours demandé comme moi ce qu'Andersen voulait dire par « une vraie princesse ». La princesse Nazira nous fournit la réponse : son père la traitait avec tant de soin qu'il ne la nourrissait que de moelle, de jaune d’œuf, de crème, de miel et de vin, et c'est cela qui lui avait donné la peau si sensible! Son époux, en la voyant saigner, prit conscience de la sensibilité de sa peau, donc des soins que lui avait apportés son père, donc de l'ampleur de sa trahison envers ce dernier, et de dégoût il s'empressa de la tuer! Vous me direz qu'il était aussi coupable qu'elle. Eh oui, mais de toute façon c'est toujours de la faute de la femme (cf. « Le péché de la schtroumpfette » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/08/le-pch-de-la-schtroumpfette.html) et le sang de la femme est toujours impur (cf. « La clé interdite » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/la-cl-interdite.html)!
Quoi qu'il en soit, ce serait peut-être aller un peu vite en besogne, je vous le concède, d'affirmer qu'Andersen s'est inspiré de cette légende de Hatra : c'est ce qu'explique Christine Shojaei Kawan en rappelant d'autres légendes semblables sans doute intermédiaires (dont une catalane) ; mais ce qui est certain, c'est que, directement ou indirectement, notre célèbre petit pois danois est bien apparenté à une feuille de myrte mésopotamienne!
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