Comme
vous commencez à le savoir depuis quelques articles, mon principal
corpus pour ma thèse sur la vision des menstrues au Moyen Âge, est
un ensemble de textes de type « secrets des femmes »,
l’un en latin et deux en français, Secrets
des femmes
et Secrets
des dames.
C’est
aujourd’hui du Secrets
des dames
que je vous parle. J’en
ai
parlé récemment ici : « Un livre sur les femmes,
interdit aux femmes, dédié à une femme »,
https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/09/un-livre-sur-les-femmes-interdit-aux.html
J’avais
également
parlé il y a plus longtemps d’un autre passage, sans rapport avec
ce texte, mais qui figure dans le même manuscrit : « Un
poème mnémotechnique latin médiéval »,
https://cheminsantiques.blogspot.com/2021/01/un-poeme-mnemotechnique-latin-medieval.html
Mon
problème vient précisément de ce manuscrit.
Le
Secrets
des dames
n’a pas
d’autre édition qu’une édition de
1880, par Alexandre Colson et Charles-Edmond Cazin (lisible
en ligne ici :
https://archive.org/details/cesontlessecresd00cols).
Autant vous dire que les critères
de scientificité dans l’édition ont évolué depuis 1880. Et
encore, certains ouvrages édités au XIXe siècle le sont de manière
tout à fait correcte. Mais là, Alexandre Colson et Charles-Edmond
Cazin ont fait tout ce qu’il ne faut pas faire, par exemple en
produisant un texte issu de plusieurs manuscrits différents,
choisissant à chaque fois la version qui leur semblait la plus
intéressante (reconnaissons quand même qu’ils ont indiqué en
note de quel manuscrit vient quel passage, mais il est difficile de
s’y retrouver), alors que les règles habituelles d’édition
enjoignent de choisir un manuscrit unique et d’indiquer les
variantes en notes ; et je ne parle même pas de l’idée
saugrenue d’utiliser pour le texte des caractères d’imprimerie
de style gothique sans doute pour imiter les manuscrits médiévaux,
mais cela entrave évidemment considérablement la lecture (et aussi
le processus de reconnaissance de texte numérique, mais bon, ça,
ils ne pouvaient pas le savoir…).
Parmi
tous ces éléments gênants figure le mystère du manuscrit Colson.
C’est moi qui en parle comme d’un mystère, parce que personne à
ma connaissance n’a soulevé le problème, qui mériterait pourtant
une sérieuse enquête de spécialistes des fonds d’archives et de
bibliothèques – ce que je ne suis hélas pas. C’est entre autres
pour cela que j’ai choisi d’écrire un article de blog sur un
problème non résolu. Qui sait, peut-être cette bouteille à la mer
trouvera-t-elle quelqu’un qui parviendra à résoudre le mystère…
Comme
je l’ai dit, nos auteurs mêlent dans leur édition les textes de
différents manuscrits.
Cependant,
ils ont tout de même fait le choix d’un manuscrit principal, qui
est celui qu’ils ont presque toujours suivi. Or, ce manuscrit était
la propriété privée d’Alexandre Colson. Ils ne l’appellent pas
autrement que « manuscrit Colson ».
Avant
de revenir à ce manuscrit, quelques remarques s’imposent (et là,
ouvrez grand les yeux, si vous êtes un·e futur·e doctorant·e et
que vous avez envie d’étudier des textes passionnants et drôles
sur le corps féminin, car il y a du travail !) :
-
Le Secrets
des dames
n’a donc pas été édité depuis 1880. À
part ce manuscrit Colson dont je vais reparler, il existe sept
manuscrits dont voici la liste :
Glasgow,
University Library, Ferguson 241, f. 66-73
Paris, BNF,
fr. 631, f. 278 -286
Paris,
BNF, fr. 2027, f. 150r-160v
Paris,
BNF, fr. 19994, f. 178-193
Paris,
BNF, NAF 11649, f.150r-160v
Turin,
BNU, L. IV.17, f. 539-548
Chantilly,
Musée Condé, ms 330, f. 101r-109r
Le manuscrit de Turin a été
détruit dans l’incendie de la bibliothèque en 1904. Il en reste
néanmoins six. Plusieurs
sont même visibles scannés en ligne : le fr 2027
(https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9059388v/f109.item)
le fr. 19994
(https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9007150q/f194.item)
et le NAF 11649
(https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10082075z/f152.item).
Or depuis 1880, aucun
chercheur, aucun étudiant, n’a entrepris d’utiliser un ou
plusieurs de ces six manuscrits pour en faire une édition moderne
qui serait bien utile. À bon entendeur salut ! Il y a un énorme
pain sur la planche !
- Le Secrets
des femmes,
variante du précédent, est longtemps resté inédit. En
2006, une étudiante de Montréal, Jennifer Préfontaine, en a fourni
une édition dans son mémoire de master : Préfontaine
Jennifer, Secrets
des femmes : édition critique,
Mémoire, Université McGill, Montréal, 2006, [En
ligne :
https://central.bac-lac.gc.ca/.item?id=TC-QMM-98575&op=pdf&app=Library&oclc_number=1032889049].
Cette
édition est, elle, d’une très bonne qualité, mais elle n’a pas
été éditée officiellement par une maison d’édition, ce n’est
qu’un mémoire d’étudiante que l’on peut lire en ligne. Le
travail à
faire est
donc moindre que pour le Secrets
des dames,
mais il serait bon que Jennifer Préfontaine ou quelqu’un d’autre
entreprenne de reprendre ce travail pour en faire un ouvrage édité.
Mais
revenons à notre manuscrit Colson. Si vous avez bien suivi, tous les
chercheurs qui depuis 1880 mentionnent le Secrets
des dames
(et j’en fais partie) s’appuient sur une édition unique qui ne
respecte pas les critères de l’édition scientifique et qui
s’appuie majoritairement sur un manuscrit…, un manuscrit… Mais
quel manuscrit, au fait ? Parce que le manuscrit Colson, ok,
appelons-le comme ça… Mais où est-il, aujourd’hui ? Où
est-il ? Mystère !!!
Difficile de chercher un manuscrit quand on n’a que le nom de celui
qui le possédait en 1880. Google ne nous offre
rien, en tout cas. Je pense qu’il y a deux solutions :
1)
Le manuscrit a fini dans une bibliothèque quelque part dans le
monde, et plus vraisemblablement en France. Cela me semble très peu
probable. La plupart des bibliothèques ont depuis une vingtaine
d’années fait un travail colossal de recension numérique de leurs
collections. En tapant sur Google les mots « manuscrit Colson
secrets dames », on trouverait quelque chose. Peut-être se
trouve-t-il perdu dans une petite bibliothèque de province qui n’a
pas mis son catalogue en ligne, me direz-vous. Peut-être, mais j’ai
du mal à y croire : l’IRHT s’est occupé de faire le
recensement et la numérisation pour les manuscrits médiévaux de
toutes les bibliothèques municipales de France, même celles dont le
fonds de manuscrits est minime (https://bvmm.irht.cnrs.fr/).
2)
Le manuscrit est encore dans une collection privée, c’est ce qui
me semble le plus probable. Mais quelle collection privée ?
Après tout, sans doute est-il encore chez les descendants
d’Alexandre
Colson… Il
faudrait donc que j’en sache plus sur Alexandre Colson.
Là
encore, j’interroge Google… qui m’apprend qu’Alexandre Colson
est le nom d’un jeune vigneron et négociant en Champagne, et
évidemment il monopolise toute recherche sur Google à son nom !
Croiriez-vous que je me suis mise à traquer Alexandre Colson sur des
sites de généalogie ? Mais c’est qu’il y en a des
centaines, des Alexandre Colson ! Et même en réduisant la
fourchette temporelle aux années 1850 à 1950 et la localisation à
Paris (bien que je n’aie aucune certitude qu’il soit né et mort
à Paris), j’ai une cinquantaine de personnes.
J’ai
cherché aussi sur le formidable site d’archivage de la presse
française « Retronews » :
https://www.retronews.fr/search#allTerms=%22alexandre%20colson%22&sort=score&publishedBounds=from&indexedBounds=from&page=1&searchIn=all.
J’y
ai trouvé plusieurs Alexandre Colson à Troyes, dont un jeune homme
tragiquement décédé à 33 ans en 1885 ; un Alexandre Colson
pris dans un cambriolage à Noisy en 1895, que l’on retrouve (si
c’est bien le même) dans un nouveau cambriolage en 1902, alors
qu’il s’était évadé du bagne de Cayenne ; et quelques
autres Alexandre Colson, un acteur, un chaudronnier. Mais pas de
professeur émérite ou de bibliophile, de collectionneur… Donc non
seulement, on ne sait pas où est ce manuscrit, mais on ne sait même
pas vraiment qui était son propriétaire et co-auteur de notre
édition…
J’en
étais là de mes recherches, pensant être arrivée au bout du
chemin, quand il m’a pris l’envie de rouvrir la fameuse édition
du
Secrets
des dames,
et d’en relire les premières pages de l’introduction. Et là,
qu’est-ce que je lis ? « Le
petit
traité de gynécologie que nous reproduisons est extrait d’un
manuscrit du XVe
siècle, qui fait partie de la riche bibliothèque du docteur Al.
Colson, de Noyon. » ! Eh
bien oui ! J’avais oublié cela ! Pas question de Paris,
donc. Je ré-interroge Google « Alexandre Colson Noyon ».
Bingo ! Je tombe sur une fiche biographique complète !
https://cths.fr/an/savant.php?id=3264
J’y
apprends qu’Alexandre Colson est né le 22
septembre 1802 à Bouzancourt (Haute-Marne) et
décédé le 20
décembre 1884 à Noyon (Oise), qu’il
était chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Noyon. Il a été membre de
diverses sociétés savantes : correspondant national de
l’Académie de médecine pour la division de chirurgie, associé
correspondant de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres
de Dijon, membre de la société de chirurgie de Paris, membre de la
Société nationale des antiquaires de France, président du Comité
archéologique de Noyon. À
part l’édition de notre Secrets
des dames, nous
avons
-
un unique ouvrage de chirurgie, sans doute sa thèse :
Mémoire
sur le traitement des plaies succédant à l’extirpation des
tumeurs du sein et de l’aisselle, au moyen de la suture
entortillée.
-
Plusieurs ouvrages de numismatique :
Les
Médailles ordinairement attribuées à Livie,
Notice
sur quelques monnaies impériales romaines en or de la collection du
Dr Colson,
Notice
sur les monnaies de Noyon,
Notice
sur une médaille romaine de grand bronze au revers de Junon
Phallophore,
cette
dernière consultable ici :
https://books.google.fr/books?id=Bc2SKWtf0_YC&pg=PA5&lpg=PA5&dq=junon+phallophore&source=bl&ots=CvKML0batC&sig=ACfU3U1cpzYvs8oohkmPS-VDMcE2WPqXPA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiAntWihpz5AhUtzYUKHZG4BtIQ6AF6BAgUEAM#v=onepage&q=junon%20phallophore&f=false.
-
Sa dernière
publication,
une
courte notice de musée,
concernait aussi la Rome antique puisqu’il était consacré à
Hercule
Phallophore, dieu de la génération.
On
peut le consulter ici :
https://archive.org/details/herculephallopho00cols/page/n13/mode/2up?view=theater.
Vous
aurez remarqué qu’il a deux fois écrit sur des divinités
« phallophores », c’est-à-dire « porteuses de
phallus ». À chaque fois, il part dans une grande
démonstration pour prouver que tous les savants qui l’ont précédé
ont eu tort et que lui, révolutionne l’archéologie en
reconnaissant des phallus ! Bon, je vous laisse juger sur pièce.
La monnaie de Junon est reproduite à la dernière page de la notice,
il est vrai que ce qu’elle tient dans le bras gauche ressemble plus
à un phallus géant qu’à un bébé emmailloté, cependant on n’a
que le dessin d’Alexandre, et pas la photo de la monnaie… Quant
à Hercule, qui apparemment serait Apollon, c’est une statuette
dont une gravure très nette est représentée au début de la
notice. D’après Alexandre Colson, la corne d’abondance qu’il
tient dans la main gauche serait remplie et même déborderait de
phallus ! Moi, personnellement, je vois des croissants, mais
bon…
À
ce
stade, j’ai légèrement l’impression de m’être égarée par
rapport à ma recherche initiale… Quoique…, pas si sûr. Je
crois que le respectable érudit avait des centres d’intérêts qui
tournaient volontiers autour des organes génitaux. L’une des notes
au texte du Secrets
des dames,
démesurément longue par rapport au reste, cite un passage du texte
latin à l’origine de celui-ci, le De
secretis mulierum,
qu’il donne en latin sans le traduire (desfois que cela tomberait
sous de chastes yeux !) ; je le connais bien, puisque ce
texte fait aussi partie de mon corpus, or c’est le passage qui
mentionne le fait que certaines femmes s’introduisent une lame de
fer dans le vagin pour blesser la verge de l’homme (et lui
transfuser carrément du sang menstruel empoisonné, renchérissait
un commentaire latin, dont je parle dans cet article :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html,
et que heureusement notre brave docteur Colson n’a pas lu !)
Il
a l’air en tout cas tout émoustillé par cette histoire. Il nous
raconte également dans une autre note comment il a procédé à une
opération chirurgicale sur une jeune fille à l’Hôtel-Dieu de
Noyon, pour pratiquer une ouverture dans son hymen trop épais pour
laisser passer l’écoulement des règles…
Tout
cela est charmant, et j’ai de la matière pour faire une
psychanalyse du vénérable professeur, mais je ne suis pas plus
avancée sur le manuscrit.
Je
vois ici : https://www.openarch.nl/abb:
acba8ef9-207a-97e5-e2a3-795d40fb3561/fr qu’il a un fils, qui
s’est marié en 1871
à Bruxelles. Notre
manuscrit aurait-il suivi sa descendance et serait-il à chercher en
Belgique ?
En
continuant à chercher « Alexandre Colson Noyon », je
tombe sur un article du Courrier
Picard du 30 mai
2022, qui s’inquiète du délabrement de tombes
de personnages célèbres de la ville, dont le chirurgien Alexandre
Colson. Il n’est donc pas oublié dans sa ville, et peut-être
faudrait-il chercher de ce côté.
L’article mentionnant
la Société Historique de Noyon, j’ai cherché le site internet de
celle-ci et y ai trouvé une adresse mail dans la catégorie
« contact ». Nous
étions alors en septembre 2022. J’ai
écrit en exposant (en résumé) mes questionnements. Un membre de la
société m’a aimablement répondu peu après. Il
me dit qu’il a échangé avec ses collègues et qu’ils n’ont
pas d’information concernant ce manuscrit. Il ajoute qu’un
article historique avait été écrit dans les années 1990, mais
qu’ils n’en ont pas de fichier numérique et qu’il va essayer
de retrouver un exemplaire papier. Je n’ai ensuite plus eu de
nouvelles.
Voilà où
j’en suis de mon enquête. J’adorerais que cet article de blog
tombe sous les yeux de quelqu’un qui aurait plus de compétences
que moi pour ce genre de recherche, et que l’on puisse en savoir
plus.
Mais
il est tout à fait possible, bien sûr, que le manuscrit ait tout
aussi irrémédiablement disparu que celui de Turin, jeté
ou brûlé ou recyclé par des descendants ou autres héritiers qui
en auraient ignoré la valeur…
*
Ajout une semaine plus tard,
le 19 mars 2023
Jamais je n’aurais imaginé
en lançant il y a une semaine cette bouteille à la mer que la
solution de l’énigme viendrait si vite, de manière si détaillée,
et dès le lendemain ! Et, vous allez le voir, c’est encore
une aventure pleine de rebondissements et d’émotions.
Dès le lendemain du jour où
j’avais publié l’article ci-dessus, j’ai reçu des messages de
deux personnes qui l’avaient lu et dont la curiosité avait été
piquée à tel point qu’elles ont entrepris d’enquêter à leur
tour ! Je pensais
pourtant avoir épuisé toutes les pistes de recherche, mais j’avais
fait une erreur : obnubilée par mon intérêt pour le texte du
Secrets des dames,
j’avais oublié (Colson et Cazin le précisent pourtant dans leur
édition) que ce texte n’occupe que quelques pages du manuscrit,
qui est presque exclusivement consacré à une copie de la Chirurgie
de Guy de Chauliac. On
pouvait donc avoir plus de chance de trouver trace du manuscrit en
cherchant avec le nom de ce texte ou de cet auteur. D’autre part, les pages
consacrées au calendrier au début du manuscrit (pages
que j’évoquais
ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2021/01/un-poeme-mnemotechnique-latin-medieval.html)
comportent un diagramme représentant un cycle temporel sur lequel
figure clairement l’année 1468. On a donc la date exacte de la
copie du manuscrit, ce qui est suffisamment rare pour être signalé,
et c’était donc encore une piste à exploiter…
Notons
d’abord un point non
négligeable que j’ai
découvert en suivant les pistes de ces deux lecteurs de mon blog :
je ne suis pas la seule à m’être interrogée sur la disparition
de ce manuscrit.
Voyez ici : De
Tovar Claude, «
Les versions françaises de la Chirurgia Parva de Lanfranc de Milan.
Étude de la tradition manuscrite », Revue
d'histoire des textes,
bulletin n°12-13 (1982-1983), 1985. p. 195-262
[https://www.persee.fr/doc/rht_0373-6075_1985_num_12_1982_1254]
(note 1, p. 223) :
« Le
Secret
des Dames
a été publié par Alexandre Colson, d'après un manuscrit qui lui
appartenait, dont on a actuellement perdu la trace. »
Ce constat fait en 1985 est
toujours le même en 2017, ici : Bazin-Tacchella
Sylvie, « De la
Chirurgia magna
(1363) aux Fleurs
de Guidon »,
Romance Philology, Fall 2017, Vol. 71, No. 2, Romania Mediterranea
IV: Medieval Medical Treatises: Transmission of Language and Practice
(Fall 2017), p. 407-436 [https://www.jstor.org/stable/26455263]
(note 38, p. 417) :
« A.
Colson s’est appuyé pour son édition du Secret
des dames
sur un manuscrit de la Grande
Chirurgie
qu’il possédait et dont on a malheureusement perdu la trace ».
L’un
de mes lecteurs a trouvé une trace du manuscrit dans une vente aux
enchères de la librairie Hoepli à Milan le 18 février 1929. Le
manuscrit y est décrit dans le catalogue de la vente :
Manoscritti,
incunabuli figurati, editionis principes. XVIII febbraio MCMXXIX.
Vendita all'asta,
Hoepli, Milan, 1929. Cet
ouvrage n’est malheureusement pas visible en ligne (si ce n’est
de courts extraits sur Google Books,
qui ont au moins permis de constater que les ex libris évoqués dans
ce manuscrit sont bien les mêmes que ceux que signalait Colson, et
qu’il s’agit donc bien du même manuscrit), mais j’ai vu qu’il
est en bibliothèque, et il n’est pas impossible que j’aille un
jour y jeter un œil.
La revue italienne La
Bibliofilla annonce
la vente en 1928 et en fait un compte-rendu en 1929 :
La
Bibliofilia,
vol.
XXX, 1928, p. 487-488 et
vol.
XXXI, 1929, p. 171-172 (https://www.jstor.org/stable/26208842).
C’est
dans ce compte-rendu que notre manuscrit est cité à titre d’exemple
parmi les fleurons de cette vente :
« un
magnifico codice membranaceo e miniato dei « segres des Dames
defendus à reveler » unito con altro del « Inventaire de
Chirurgie » del Cauliaco che andò ad arricchire la biblioteca
di un notissimo chirurgo italiano cui fu aggiudicato per Lire
46000. »
(« un
magnifique codex de parchemin et enluminé des « Segres des
Dames defendus a reveler », relié à un autre exemplaire de
l’ « Inventaire de Chirurgie » de Chauliac, qui
viendra enrichir la bibliothèque d’un célèbre chirurgien
italien, à qui il a été vendu pour 46000 lires. »)
On a donc
retrouvé une trace ultérieure de notre manuscrit !
Manquent
toutefois deux éléments :
-
l’histoire du manuscrit entre le 20 décembre 1884, date de la mort
d’Alexandre Colson, et le 18 février 1929, date de la
vente du manuscrit à Milan.
-
l’histoire du manuscrit après cette vente et notamment l’identité
du « célèbre chirurgien italien. »
L’autre
de mes lectrices a trouvé un article publié en 1999 qui, non
seulement fournit les informations sur la suite de l’histoire, mais
en plus le fait de façon émouvante et presque romanesque.
Viganò
Anna, Tomba
Patrizia & Merlini Luciano, « A manuscript worth
a villa : Vittorio Putti's acquisition of the Guy de Chauliac
manuscript », Acta
Orthopaedica Scandinavica,
vol.
70:6,
p.
531-535
[https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.3109/17453679908997838].
C’est
là la magie d’internet et des moteurs de recherche par mots clés,
car sans cela jamais un historien n’aurait eu l’idée d’aller
chercher des informations sur un manuscrit médiéval dans une revue consacrée
à l’orthopédie. En parlant de la revue, on pourrait s’étonner
de ce que ce manuscrit français, acheté dans une vente aux enchères
italienne par un chirurgien italien, fasse l’objet d’un article
dans une revue… scandinave ! C’est qu’il s’agit en fait
de la principale (voire peut-être la seule) revue consacrée à
l’orthopédie. Elle s’est d’ailleurs désormais
renommée « Acta Orthopaedica » (sans « Scandinavia »)
et revendique sur son site internet sa portée internationale :
« Acta
Orthopaedica presents articles, from all parts of the world, of basic
research interest, as well as clinical studies in the field of
orthopedics and related subdisciplines. Ever since the journal was
founded in 1930, by a group of Scandinavian orthopedic surgeons, the
journal has been published for an international audience. »
(https://actaorthop.org/actao/about)
Mais
entrons dans le vif du sujet ! Et cela en vaut la peine, car cet
article est curieux. Il ne se présente ni comme un article
scientifique portant sur l’orthopédie, ce qui est pourtant l’objet
de la revue, ni comme un article scientifique portant sur l’histoire
ou la philologie. Bien qu’il soit très sérieux, très sourcé, et
qu’il comporte une bibliographie impressionnante pour un article
aussi court, il se présente plutôt comme un récit
racontant la journée qui suit l’acquisition du manuscrit par son
nouveau propriétaire et les émotions qui l’étreignent. Il est
écrit par trois auteurs, tous trois membres de l’Institut
Orthopédique de Bologne, les deux premières membres de la
bibliothèque de l’Institut, le troisième membre de son
département de neurologie. Ceci
explique cela : ces auteurs ont visiblement souhaité rendre
hommage à un manuscrit qui constitue probablement l’une des perles
de leur collection d’histoire médicale.
Un
aperçu de cette collection ici :
https://www.ior.it/biblioteche-scientifiche
L’article
commence par une forte accroche, nous demandant de lever un moment
les yeux de notre clavier d’ordinateur et
de nous transporter par la pensée dans les locaux de l’ancien
monastère de Bologne transformé en Institut Orthopédique. Une
photographie aérienne dudit bâtiment, imposant et élégant, avec
ses trois cloîtres, ses murs ocres et ses toits de tuiles, posé au
milieu des arbres au sommet d’une colline qui domine la
ville,
donne immédiatement envie de prendre le premier train pour Bologne
pour en visiter les locaux ! L’article
nous invite
également à
nous transporter dans le temps, par une froide soirée, le 20 février
1929. Soit deux jours après la vente du manuscrit et…
son acquisition par Vittorio Putti. Car c’est bien de lui qu’il
s’agit, c’est bien lui, le « célèbre chirurgien
italien ». Je découvre qu’il s’agit du directeur de
l’institut, un grand médecin, un humaniste et un collectionneur.
Les
auteurs de l’article nous présentent une belle photo de lui dans
son bureau, dans
les locaux de l’Institut Orthopédique.
J’aime
énormément cette photo. On sent qu’il pose, mais dans une
attitude qu’on devine être vraiment la sienne : dignité,
concentration, attention à ce qu’il fait. Derrière lui, on
aperçoit quelques beaux dos de livres reliés de cuir dans le cadre
en boiserie d’une somptueuse bibliothèque.
Mais
ce n’est pas encore cela le plus émouvant dans l’article. Après
nous avoir amené à Bologne en janvier 1929, nous avoir fait asseoir
devant Vittorio Putti dans son bureau confortable, les auteurs nous
transportent dans ses pensées. D’abord
en supposant qu’il se disait alors peut-être qu’avec la somme
d’argent énorme dépensée pour le manuscrit, il aurait pu
s’acheter une villa, une voiture de luxe, ou quatre kilos d’or
(D’où
le titre provocateur de l’article, « A manuscript worth a
villa », « Un
manuscrit qui vaut une villa »).
Ensuite, par le biais d’une citation authentique d’une lettre
qu’il écrivit ce soir-là à une amie à lui, Fernanda Ojetti
(épouse de l’écrivain et journaliste Ugo Ojetti), née Gobba (et
dont on peut voir sur internet de beaux portraits
en photographie, dessin, sculpture, par divers artistes). Je
n’ai pas le texte original italien que les auteurs de l’article
ont traduit en anglais, et que je retraduis à mon tour en français :
« J’ai
vu le manuscrit et j’en suis tombé sans espoir amoureux il y a
environ quinze ans. Plus tard, je l’ai perdu de vue, mais je ne
l’ai pas oublié. Quelque étrange destinée m’a mené à lui à
Milan et cette fois, malgré mes cheveux gris et ma plus grande
expérience, j’ai succombé. À
présent,
je suis si heureux de le posséder, de le tenir, de poser mes mains
sur lui, de sentir son parfum subtil qui
est « la senteur des siècles ». À
l’intérieur se trouve l’âme d’un ancien Maître de ma
profession, avec qui je suis en contact et dont j’espère qu’il
m’apprendra et m’inspirera. »
Je
trouve tout à fait bouleversants ces mots qui dépeignent l’histoire
d’un homme et d’un manuscrit comme une histoire d’amour, avec
coup de foudre, séparation, retrouvailles, caresses et odeurs
sensuelles, presque érotiques. C’est d’autant plus troublant que
cette histoire est racontée par un homme à une femme !
Le
mystère des premiers mots du texte (il manque sans doute le début
de la lettre, que je n’ai malheureusement pas) ne permettent pas de
comprendre où Vittorio Putti a vu le manuscrit pour la première
fois, quinze ans plus tôt. Je
pense que ce n’était pas à Milan, sinon il n’aurait pas éprouvé
le besoin de préciser « à Milan » pour parler de sa
deuxième rencontre. Il est après tout possible qu’il l’ait vu
en France. Ce n’était pas entre les mains d’Alexandre Colson,
car celui-ci était mort en 1884,
alors que Vittorio Putti n’avait que 4
ans. Notons d’ailleurs un détail amusant : Vittorio Putti est
né en 1880, l’année précise de la publication du Secrets
des dames
par Alexandre Colson et Charles Cazin, et également année de la
création de l’Institut Orthopédique de Bologne. Après la mort
d’Alexandre Colson, il est possible que le manuscrit ait été
légué à l’Hôtel-Dieu de Noyon où il exerçait en tant que
chirurgien. Et il est possible que Vittorio Putti, lui-même
chirurgien, ait eu l’occasion de se trouver à l’Hötel-Dieu de
Noyon. Quinze ans plus tôt que 1929 nous amène en 1914, juste avant
la Première Guerre Mondiale ou à ses débuts. La page Wikipédia
consacrée à Vittorio Putti ne mentionne pas de voyage en France à
cette époque, mais ce n’est pas non plus une biographie complète
(https://it.wikipedia.org/wiki/Vittorio_Putti).
Quant
à la fin de l’histoire du manuscrit, elle est simple et évidente.
Vittorio Putti a légué dans son testament toute sa collection à
l’Institut cher à son cœur. Le manuscrit en faisait partie. Et il
y est toujours.
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Ajout deux semaines plus tard, le 25 mars 2023
Après avoir été à nouveau en contact, suite a la publication de cet article de blog, avec un membre de la Société historique de Noyon, j'ai eu la bonne surprise de recevoir de sa part un portrait du Docteur Colson, qu'il m'a autorisé à publier ici. Voici donc, après la photographie de Vittorio Putti dans son bureau, celle d'Alexandre Colson.
Deux des possesseurs du manuscrit enfin réunis dans une même page !
Attitude beaucoup moins sereine, et plus tourmentée - ou plus passionnée. Le regard n'est pas intériorisé comme celui de Vittorio Putti, mais extériorisé : il regarde en face, sans vraiment croiser le regard du spectateur. La bouche ouverte, un peu mécontente, comme s'il s'apprêtait à protester contre quelque chose qui l'agace...
Nous n'avons pas fini de rêver sur les portraits de ces deux hommes et sur le manuscrit qu'ils ont tous deux aimé avec passion !
Portrait d'Alexandre Colson, fonds de la Société historique, archéologique et scientifique de Noyon
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Ajout en décembre 2023
Le monde de la recherche est petit et solidaire. Une personne de ma connaissance a une personne de sa connaissance qui fait des recherches à Bologne, et qui a pu me mettre en contact avec une conservatrice de la bibliothèque de l'Institut Orthopédique de Bologne. Cette dernière était prête à m'envoyer des photographies des six pages consacrées au Secrets des Dames dans le manuscrit. Mais l'accès au précieux manuscrit est apparemment hautement règlementé en raison de sa fragilité. Elle n'a pu que m'envoyer une photo déjà présente dans leur fonds d'archives : photo de mauvaise qualité de la page où figurent les ex-libris de différents propriétaires du manuscrit, page sur laquelle on peut voir les dernières lignes du texte du Secrets des Dames... C'est sans doute l'ultime étape de ma quête, qui m'a cependant menée plus loin que je ne l'aurais jamais imaginé.
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