samedi 22 janvier 2022

De la hyène à la sorcière : portrait de la petite vieille

 

Je m’intéresse en ce moment à l’émergence historique de la figure de la vieille sorcière. En effet, l’association entre femme, pouvoir magique, et volonté de nuire, apparaît dans de nombreuses civilisations et est assez ancienne dans le monde occidental. La sorcière est présente dans la culture gréco-romaine : Circé, Médée, dans la mythologie grecque ; les sorcières d’Horace, ou celles d’Apulée dans la littérature latine. Mais on ne parle pas de vieille femme. Or aujourd’hui, quand vous pensez sorcières, vous pensez « vieille sorcière ». C’est une association qui s’est construite en Europe médiévale petit à petit entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle. La figure est alors à son point culminant et est décrite comme un personnage réel et dangereux dans un célèbre manuel rédigé par des inquisiteurs, le Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières) de Sprenger et Institoris (1486) ; ce point d’aboutissement devient alors un point de départ, celui d’une vague de procès qui va durer de cette fin du XVe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, causant l’arrestation et la mort de milliers de femmes, surtout de vieilles femmes, pour des motifs fictifs.

Mais revenons en arrière, à la construction de cette figure. À la fin du XIIIe siècle, un faisceau d’associations se met à converger, combinant féminité, vieillesse, apparence repoussante physiquement, pouvoir magique, volonté de nuire, toxicité menstruelle, poison, regard pouvant blesser physiquement ou tuer, attaque des bébés, possession par un démon. Aucun texte n’associe vraiment la totalité de ces motifs, mais de plus en plus nombreux en combinent plusieurs, si bien que les autres apparaissent souvent sous-entendus, et que se dessine petit à petit cette figure de la vieille sorcière à l’apparence repoussante qui manie le poison et jette des sorts aux bébés en les regardant fixement.

Vous aurez remarqué que, parmi les motifs, j’ai cité la toxicité menstruelle, et c’est naturellement ce qui m’a conduit à m’intéresser à la construction de cette figure. En gros, certains auteurs affirment que les vieilles femmes encore menstruées accumulent dans leur corps des humeurs toxiques en période menstruelle et que ces humeurs toxiques s'échappent par le regard ; et c'est encore pire pour les vieilles femmes ménopausées, chez qui ces humeurs toxiques ne peuvent pas être évacuées par voie naturelle et s'accumulent dans le corps, leur toxicité augmentant lorsqu'elles s'échappent enfin par le regard. Cependant, le texte dont je vais vous parler aujourd’hui ne parle pas de cet aspect.

 

Il s’agit d’un texte d’un auteur allemand, Konrad von Megenberg. Vers 1350, il écrit en latin un ouvrage intitulé Yconomica, c’est-à-dire Economique, au sens grec de gestion de sa maison. Edition de référence : Konrad von Megenberg, Yconomica, Sabine Krüger (éd.), Stuttgart, Anton Hiersemann, 1973 [visible en ligne : https://www.dmgh.de/mgh_staatsschriften_3_1/index.htm#page/(VII)/mode/1up].

De nombreux chapitres du début concerne les femmes : la manière dont un époux doit se comporter avec son épouse, la manière dont doit se comporter une épouse honorable. D’autre chapitres traiteront des enfants, des domestiques, etc. Le chapitre 17 du premier livre s’intitule « Une femme ne doit pas laisser entrer les petites vieilles suspectes » !

Tout un programme !

Et déjà, vous pensez à ça :


Photogramme du film Blanche Neige et les Sept nains, des studios Walt Disney, 1937.

Et vous avez bien raison. Elle rôde entre toutes les lignes de ce texte, vous allez le voir.

Mais commençons par le commencement. Konrad écrit dans une langue latine assez difficile (comparé à d’autres textes de latin médiéval que j’arrive à traduire presque au fil de la lecture), avec une syntaxe complexe et un vocabulaire ampoulé. J’avais donc bien repéré dans ce texte des éléments prometteurs qui m’ont donné envie de le traduire, mais je n’ai pu progresser que lentement, avec dictionnaire sous la main. Or, quand j’ai commencé par la première phrase, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de chapitre. Konrad démarre en effet par une description botanique de la fleur de la vigne ! Une description tellement minutieuse que j’ai dû aller sur internet chercher des photos de la fleur en question pour comprendre le texte ! Oui, ignare urbaine que je suis (et même si dans mon centre urbain il y a encore trois pieds de vigne en hommage au « petit vin blanc » que l’on y chantait autrefois), je ne savais pas à quoi ressemblait une fleur de vigne.

Alors, tenez, cadeau d’une photo :

 


Et cadeau de la description de Konrad : 

(Les traductions en français sont © Nadia Pla)

Flores vitis sunt citrini quasdam parvulas habentes emissiones linearum globulos habencium; et primo sunt in siliquis, que inferius aperiuntur et cadunt sicut in papavere.

Les fleurs de la vigne sont des fleurs jaunes qui ont de petites extensions de tiges au bout desquelles il y a des petites boules ; elles sont d’abord dans des cosses, qui s’ouvrent plus bas et tombent, comme pour le pavot.

Alors, quel rapport avec le titre du chapitre ? J’ai fini par le comprendre. Les fleurs de la vigne dégagent une odeur qui repousse les animaux venimeux et ceux qui pourraient les brouter. Et c’est exactement ainsi qu’agit la femme honnête repoussant et empêchant d’entrer une bête venimeuse et broutante à la fois : la petite vieille !

Non non, je n’exagère pas !

Eya respice, qualiter mulier in quolibet flore moralis honestatis pluribus lineis bonarum condicionum refulget, scilicet quando oportet. Tales virtutum redolencie animalia venenosa procul a vinea domestica exterminant, et a singularibus feris depascentibus eam expurgant. Est etenim quedam fera pessima plurimas vites depascens muliebrium honestatum, quam et socii nostri copulatricem appellant.

Hélas, regarde à quel point une femme, sur n’importe quelle fleur de mœurs honnêtes, resplendit par les nombreuses tiges des bonnes conditions, c’est-à-dire quand cela convient. De tels parfums de vertus rejettent les animaux venimeux loin de la vigne domestique et la préservent des quelques bêtes qui pourraient la brouter. Il y a en effet une certaine bête très mauvaise qui broute de nombreuses vignes des femmes honnêtes et que nos compagnons appellent copulatrice.

Vous suivez la métaphore filée ? (que j’ai eu un peu de mal à traduire, d’ailleurs, je ne suis pas parfaitement sûre de ma traduction). Mais en gros, Mesdames les femmes vertueuses, vos mœurs sont des fleurs qui resplendissent en tiges, d’où s’exhale l’odeur de vos vertus, qui font fuir les bêtes malfaisantes, celles qui viennent brouter votre honnêteté. À ce stade, j’avoue m’être demandé ce que Konrad avait lui-même brouté – ou fumé – pour nous embarquer dans une métaphore si alambiquée. Mais ce n’était que le début… Car voici qu’entre en scène celle qu’il a d’abord appelée « copulatrix » et qui se révèle être une « vetula » (« petite vieille »).

Ista siquidem plerumque est anus maledicta vetularum, curvata spina serpiens, rugata pelle terrens et edentulis labiis prophetans atque sylogizans, feda corpore, sed fedior mente.

Celle-ci est vraiment le plus souvent une femme âgée maudite, parmi les petites vieilles, serpentant avec son épine dorsale tordue, effrayant avec sa peau ridée, prophétisant et syllogisant avec ses lèvres édentées, hideuse de corps, mais plus hideuse d’esprit.

La petite vieille dans toute sa splendeur ! Une « langue venimeuse » s’y ajoute quelques lignes plus loin, et la prochaine métaphore filée introduira une dent unique. Alors, vous la voyez, là, la sorcière de Blanche-Neige ? Le portrait est complet ! Enfin, pour être honnête, il manque la verrue sur le nez : Konrad me déçoit beaucoup d’avoir oublié ce détail que les dessinateurs des studios Disney n’ont pas raté. Je vous parlais d’une prochaine métaphore filée. Celle-là m’a longtemps résisté, car Konrad y compare la petite vieille à un ou une « corocrates ». Or, impossible de trouver ce mot dans aucun dictionnaire, y compris de latin médiéval. Konrad signalait cependant que c’est une bête issue d’un croisement entre un chien et une louve. Après enquête minutieuse, j’ai fini par élucider de quelle bête il s’agit… Alors, on va rester dans les films des studios Disney. Et finalement, il y a pire que la sorcière de Blanche-Neige…

 

Photogramme du film Le Roi lion, des studios Walt Disney, 1994.

Eh oui, c’est de la hyène tachetée qu’il s’agit !

Legitur in naturalibus, quod corocrates quedam bestia est, que ex cane et lupa concipitur et voces hominum imitatur. Numquam oculos claudit, in ore eius gingiva nulla, dens unus et perpetuus, qui eciam dens, ut numquam retundatur, naturaliter capsularum more clauditur.

Huic denti tanta virtus est, ut mox omnia comminuat, que ferit.

On dit dans le De Naturalibus que la corocrate est une certaine bête qui est conçue d’un chien et d’une louve et qui imite la voix humaine. Elle ne ferme jamais les yeux, dans sa gueule il n’y a pas de gencive, mais une dent unique et perpétuelle qui, plus qu’une dent, comme elle n’est jamais émoussée, se ferme naturellement à la manière des coffrets. La puissance de cette dent est telle qu’elle met aussitôt en pièces tout ce qu’elle frappe.

Vous auriez tort de croire que Konrad veut dire que la petite vieille n’a pas voix humaine, qu’elle ne ferme jamais les yeux, qu’elle n’a pas de gencive ou qu’elle a une dent unique, même si c’est ce que vous avez l’impression de comprendre. Non non, là on parle de la hyène, mais pour la petite vieille, tous ces éléments sont mé-ta-pho-riques, voyons ! Konrad explique ensuite bien, en effet, que les voix du chien et de la louve symbolisent l’avidité digne d’un chien et la méchanceté digne d’une louve que possède notre petite vieille, les yeux jamais fermés symbolisent sa méchanceté endurcie qui se tourne vers les pires fourberies, l’absence de gencive symbolise l’absence de repère stable de vérité, la dent unique jamais émoussée symbolise les soupçons qui n’entament pas notre vieille, et la puissance broyeuse de cette dent symbolise le broyage moral que subira la femme respectable qui ne fermerait pas bien ses verrous face à « cette bête venimeuse ». « Ista venenosa bestia », l’expression est finalement lâchée à la fermeture du chapitre sans que Konrad ne prétende plus en faire une métaphore morale. Ça y est, la petite vieille EST une bête venimeuse. La métamorphose est accomplie.

 

Oui, mais, me direz-vous, pas la moindre allusion à la sorcellerie, là-dedans ! En effet. Mais les lecteurs y pensaient. Vous me direz qu’il ne faut pas juger des pensées des hommes et des femmes du XIVe siècle avec notre vision du XXIe siècle, et qu’eux n’avaient pas vu les films de Walt Disney au cinéma. Exact. Cependant, de nombreux textes contemporains ou antérieurs parlent de vieilles sorcières ou de vieille femmes maléfiques, toxiques, ensorceleuses, empoisonneuses, avec certains des traits que l’on retrouve dans le texte de Konrad. Je suis donc persuadée qu’ils pensaient à une sorcière et qu’un texte comme celui-ci n’a fait qu’affiner dans l’imaginaire collectif la figure fantasmée de la vieille sorcière. Vous en voulez un exemple ?

Tenez. Un siècle plus tôt, vers 1250, l’inquisiteur français Etienne de Bourbon rapporte qu’en Petite Bretagne, en Armorique, une jeune mère, après avoir perdu ses deux premiers enfants en bas âge, a surpris une vieille voisine s’introduisant chez elle de nuit, à cheval sur un loup, pour venir sucer le sang de son troisième bébé. Elle l’a frappée à la joue avec un fer brûlant qu’elle tenait au chaud dans sa marmite, ce qui a permis de reconnaître la coupable le lendemain matin. L’évêque local ayant été convoqué, il a constaté la présence d’un démon dans le corps de la vieille femme. 

Édition de référence : Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Etienne de Bourbon, dominicain du 13e siècle, Albert Lecoy de la Marche (éd.), Paris, Henri Loones, 1877, p. 319-321 (exemplum n°364) [visible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206395z/f371.item]

 

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