Les penseurs chrétiens de la
fin de l'Antiquité et du Moyen Âge se sont posé beaucoup de
questions sur la Genèse, la création du monde et la vie dans le
paradis originel, avant la Faute. Parmi ces questions figure celle de
la sexualité. Adam et Ève avant le péché originel avaient-ils des
relations sexuelles ? Et si ce péché originel n'avait pas eu
lieu, les humains auraient-ils eu des relations sexuelles ? De
quelle nature ? Nous rions, mais ces questions ne sont pas si
absurdes si l'on se rappelle, d'une part que toute relation sexuelle
est considérée par la plupart des penseurs chrétiens comme une
conséquence du péché originel, d'autre part qu'il faut cependant
bien des relations sexuelles pour que l'humanité puisse se
reproduire !
Saint Augustin, le « père
de l’Église » des IVe et Ve siècles ap. JC, a livré sa
théorie sur la question dans un texte savoureux et fameux. Je dis
« fameux » parce que ce texte était assez connu au Moyen
Âge, si l'on en juge par les auteurs ultérieurs qui s'en inspirent,
mais il est assez difficile à trouver et à comprendre aujourd'hui.
Les traductions en français qu'on en trouve sur internet datent
souvent du XIXe siècle et sont entortillées dans de telles
périphrases de pruderie que je ne comprends même plus comment on
est passé du texte original à ces pseudo-traductions. J'ai pensé
avoir plus de chances avec une traduction anglaise, les Anglo-saxons
étant généralement plus exacts dans leurs traductions que les
Français, mais c'est encore pire ! Voici en effet sur quoi je
suis tombée :
Regardez à la page 45 de ce
livre : le texte est entièrement en anglais dans la totalité
de l'ouvrage, sauf un passage d'une demi-page environ étonnamment
laissé en latin : aux érudits latinophones le passage
croustillant sur le sexe ; pour les autres (femmes, enfants, et
bas-peuple), c'est purement et simplement de la censure !
L'ouvrage date de 1871, mais une recherche sur Google montre qu'il a
été réédité tel quel encore en 2009 et même 2019 !
À ce stade de la lecture de mon
article, vous devriez être en train, selon votre personnalité, soit
de diriger votre curseur vers la croix qui ferme la page, de crainte
d'être surpris en train de lire un texte hautement pornographique
sur internet, soit de baver de curiosité libidineuse devant votre
écran… Eh bien, vous allez être déçu ! C'est saint
Augustin, quand même ! Le texte est, comme je l'ai dit,
savoureux, mais pas du tout pornographique.
Je vous le livre donc en latin,
suivi – et cela semble donc bien être une exclusivité presque
mondiale ! – d'une traduction claire et fidèle à l'original.
(Si vous citez cette traduction comme toutes celles éditées dans ce
blog, merci de bien en citer la source).
In
tanta facilitate rerum et felicitate hominum absit ut suspicemur non
potuisse prolem seri sine libidinis morbo, sed eo voluntatis nutu
moverentur illa membra quo cetera, et sine ardoris illecebroso
stimulo cum tranquillitate animi et corporis nulla corruptione
integritatis infunderetur gremio maritus uxori. Neque enim quia
experientia probari non potest, ideo credendum non est ; quando
illas corporis partes non ageret turbidus calor, sed spontanea
potestas, sicut opus esset, adhiberet ; ita tunc potuisse utero
conjugis salva integritate feminei genitalis virile semen immitti,
sicut nunc potest eadem integritate salva ex utero virginis fluxus
menstrui cruoris emitti
Augustin
d'Hippone,
Cité
de Dieu,
livre XIV, chap. 26
Dans une
telle facilité des choses et félicité des humains, il ne nous
vient pas à l'idée d'imaginer que les enfants n'eussent pas pu être
engendrés sans la passion du désir ; au contraire, ces membres
[comprenez les membres génitaux]
auraient été, autant que tous les autres, mus par un ressort de la
volonté, et c'est sans l'aiguillon de la séduction, avec une
tranquillité de l'âme et aucune corruption de l'intégrité du
corps que le mari se serait déversé dans le giron de son épouse.
Et ce n'est pas en effet parce que l'expérience ne peut être
prouvée qu'il ne faut pas y croire, puisque ce ne serait pas une
chaleur confuse qui mettrait en branle ces parties du corps, mais une
puissance spontanée qui les emploierait comme il faut ; ainsi
la semence virile aurait alors pu être mise à l'intérieur de la
matrice d'une épouse sans toucher à l'intégrité du sexe de la
femme, de même qu'aujourd'hui le flux du sang menstruel peut être
émis à l'extérieur de la matrice d'une vierge sans toucher à son
intégrité
Traduction
Nadia Pla
Donc si l'on suit le texte
d'Augustin, le coït aurait bien eu lieu, le sexe de l'homme aurait
bien pénétré celui de la femme, mais tout cela avec autant de
simplicité, de tranquillité et de maîtrise que quand notre main
prend sa brosse à dents pour se brosser les dents (la comparaison
est de moi, bien sûr, mais je pense qu'Augustin l'aurait validée!)
Par la suite, les auteurs
médiévaux vont le plus souvent suivre saint Augustin, soit comme
lui sur ce qui se serait passé pour toute l'humanité si la faute
n'avait pas eu lieu, soit (ce qui est un peu différent) sur ce
qu'auraient fait Adam et Ève s'ils avaient pu rester au Paradis.
Hildegarde de Bingen, la savante
abbesse allemande du XIIe siècle, qui ne fait jamais rien comme tout
le monde et qui prétendait n'avoir aucune érudition et n'avoir lu
aucun livre, fait pourtant un joli pied de nez à saint Augustin en
proposant une théorie complètement opposée. Elle
commence comme lui par nier le désir, mais pas le plaisir, même
s'il est qualifié de chaste. En revanche, pas de coït, mais une
manière de se reproduire totalement inattendue...
Si
adam et eva in paradiso permansissent, sine libidine coitus filios
procrearent, ita quod in constituto tempore vir ad mulierem sine
ardore libidinis accederet et tantum casta dilectione et amplexu
latus suum ad latus mulieris coniugeret ; et sic quasi
dormientes leniter sudarent. Unde de sudore viri mulier pregnans
fieret ac interim dum sic suaviter dormirent, mulier partum de latere
suo quasi sudorem sine dolore per virtutem dei emitteret sicut ipse
evam eduxit de adam et sicut ecclesia de latere Christi orta est,
quoniam homo transgressor non esset.
(Hildegarde
de Bingen, fragment
publié dans : Schipperges
Heinrich, « Ein unveröffentlichtes Hildegard Fragment »,
in Sudhoffs
Archiv für Geschichte der Medizin,
vol. 40, 1956, p. 41-77, p. 72,
consultable
en ligne ici :
Si
Adam et Ève
étaient
restés au Paradis, ils auraient procréé leurs fils sans le désir
du coït, de telle sorte qu'au moment voulu l'homme aurait approché
la femme sans l'ardeur du désir et
il aurait uni son flanc au flanc de la femme avec seulement un
plaisir et une étreinte chastes ; et ainsi en dormant presque,
ils auraient doucement sué. Alors, de la sueur de l'homme la femme
aurait été enceinte, et pendant qu'ils dormaient agréablement, la
femme aurait éjecté son bébé de son flanc comme une sueur, sans
douleur, par la force de Dieu, de même qu'Ève
elle-même
a été tirée d'Adam et que l’Église a été tirée du flanc du
Christ, puisque l'humain n'aurait pas commis de transgression.
Traduction
Nadia Pla
Personnellement, je trouve cette
idée et ce texte très érotiques. Les censeurs d'Augustin se sont
couverts de ridicule en censurant un texte où le passage le plus
croustillant ne parlait que d'une « chaleur confuse qui met en
branle ces parties du corps » (personnellement, cela ne
m'excite pas!). En revanche le texte d'Hildegarde, avec ces flancs
qui s'unissent, ces sueurs qui se mêlent, ce plaisir et cette
étreinte qualifiés de chastes, mais pas niés, et jusqu'à cette
douce somnolence qui s'emparent des amants endormis nus l'un contre
l'autre, ce n'est certainement pas la bonne méthode pour faire des
enfants, mais c'est une magnifique page d'art érotique pour recréer
son petit coin de paradis originel dans son lit conjugal par une
chaude soirée d'été...
Ajout
en février 2023
Laurence
Moulinier aborde cette question dans l’article suivant :
Moulinier
Laurence, « La
pomme d'Eve et le corps d'Adam », in
Adam,
le premier homme,
textes réunis par Agostino Paravicini Bagliani, Florence,
SISMEL/Edizioni del Galluzzo, 2012, p. 135-158.
Elle
y rapporte notamment les théories de plusieurs auteurs du Moyen Âge
sur la question. Plusieurs suivent Augustin en soulignant le fait
que, si le péché n’avait pas eu lieu, nous bougerions les organes
sexuels avec autant de simplicité que quand nous portons la main à
la bouche, sans démangeaison de la chair. D’autre
disent que si l’humain n’avait pas péché, il se fût multiplié
à la manière des anges.
J’ajoute
personnellement que je n’ai assisté à une reproduction d’anges,
je ne sais donc pas comment cela se passe, et nos auteurs ne nous
renseignent hélas pas là-dessus.
*