Je
poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff, encore
avec un poisson, une carpe, comme dans l'épisode 3, mais vivante
cette fois.
Nature
morte au réchaud, aux piverts et au baquet, 54,5 x 73. Bâle,
Kunstmuseum, vers 1630-1640.
Sur
une table en bois dont on ne voit pas les extrémités, face à un
fond noir (toujours la même table, toujours le même fond) sont
posés trois objets.
A
gauche, un artichaut exalte discrètement mais sûrement sa
perfection géométrique, qu'il révèle en s'ouvrant doucement au
terme d'une lente cuisson au-dessus d'un réchaud rempli de braises
rouges.
Puis,
deux piverts morts, arborant les mêmes couleurs que le réchaud et
l'artichaut : gris chaud tirant sur le vert, rouge sombre et
éclats de blanc lumineux. Le premier pivert semble endormi, tandis
que le second se donne visiblement en sacrifice, montrant au
spectateur les plumes plus douces et blanches de sa gorge offerte et
laissant sa tête dépasser juste au niveau de l'arête de la table,
attendant le couperet qui viendrait la trancher.
Mais
notre œil est irrésistiblement attiré par l'énorme figure claire
qui occupe les deux tiers de la composition. Un baquet de bois blanc, clair, propre, sans tache, directement sorti de l'atelier du
tonnelier, dépasse assez largement de la table, sans susciter
pourtant d'impression de déséquilibre, car il s'impose dans le
tableau, comme doué d'une force propre. L'eau contenue dans le
baquet est pure, propre, transparente. On ne la distinguerait presque
pas de l'air si le peintre n'y avait marqué l'ombre du côté opposé
du baquet, ainsi que deux fins, presque imperceptibles liserés
blancs, reflets de la lumière d'une fenêtre invisible dans le
tableau. C'est là que repose une carpe vivante.
Tout
ce qui précède, le fond noir, la table droite, l'artichaut cuisant,
les piverts morts, le baquet neuf, et l'eau limpide, tout cela n'est
qu'un écrin pour cette carpe. Longue, bien en chair, mais gracieuse
et souple, elle flotte, indolente, donnant paresseusement quelques
coups de ses nageoires ouvertes pour tourner dans cette prison
lumineuse. Ses écailles, rendues avec minutie, épousent la rondeur
de son corps en un dégradé : sombre sur le dessus, il atteint
à l'approche du ventre une telle brillance que l'on croirait à une
source de lumière au fond du baquet. A son œil noir ovale semble
répondre un autre ovale noir, celui de la poignée de droite du
baquet. Un œil aussi ? J'y viens...
Cette
carpe si sensuelle qui s'offre à la vue du spectateur dans ce baquet
rempli d'eau n'est pas sans évoquer un corps féminin. Nous l'avions
déjà vu avec la carpe de l'épisode 3, même si celle-là était
morte. Mais
cette fois-ci, ce n'est pas seulement un corps féminin que m'évoque
la carpe, mais
aussi un motif célèbre, dont la peinture (d'un tout autre genre que
celle de Stoskopff) se délecte, celle de la femme surprise au bain.
L'interdit (le « tabou », pourrait-on dire) qui pèse sur
la vision de la femme nue au bain par un homme est un motif
ancestral : on le retrouve, je pense, dans les rituels et les
légendes de presque toutes les civilisations. Je me limiterai à
quatre exemples, les plus fréquents dans l'art de l'Europe
occidentale du Moyen Âge
et des débuts de l'époque moderne, et que Stoskopff – évidemment
– n'ignorait pas.
- Dans la mythologie gréco-romaine, Actéon, pour avoir vu la déesse Artémis (Diane) se baignant nue, est aussitôt mis à mort, transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens.
- Dans la Bible (Ancien Testament), David surprend Bethsabée nue au bain : ce n'est pas le voyeur qui subit le châtiment, mais celui-ci est reporté sur le mari de Bethsabée, envoyé au combat pour y mourir et pour que David puisse épouser sa femme.
- Encore dans la Bible (Ancien Testament), deux vieillards, qui ont espionné la jeune Suzanne nue au bain et l'ont accusée d'adultère pour se venger de sa froideur, sont confondus par Daniel et condamnés à mort.
- Enfin, trois célèbres romans du Moyen Âge, des XIVe et XVe s., les deux premiers en français et le troisième en allemand, racontent l'histoire de la fée Mélusine : son époux le comte de Lusignan l'espionne par un trou de la porte tandis qu'elle prend son bain nue, et il découvre ce qu'il était interdit de voir et de savoir : le bas de son corps est en forme de dragon, de serpent, de poisson (variantes de la même monstruosité) ; la fée quitte son mari, retire sa protection sur le pays et jette sa malédiction sur toute la descendance des Lusignan.
Diane et Actéon,
peints par Giuseppe Cesari, 1602-1603
Bethsabée au bain,
peinte par Jean Bourdichon dans les Heures de Louis XII, vers
1498-1502
A
propos, retenez bien ce nom de Jean Bourdichon : c'est une autre
de mes découvertes récentes, et je vous en parlerai bientôt !
Suzanne
et les vieillards, peints par Tintoret, 1555
Mélusine surprise par
le comte de Lusignan, peints dans un manuscrit du Roman de
Mélusine de Couldrette, BNF Fr 24383, XVe s.
Alors, que
pensez-vous de la ressemblance ? Ne trouvez-vous pas comme moi
que cette carpe est une femme au bain ? Regardez bien la
dernière image : la cuve dans laquelle se
baigne Mélusine ne ressemble-t-elle pas étrangement au baquet de
notre tableau ? J'aurais même pu vous montrer une autre
illustration où Mélusine se baigne dans une cuve comportant deux
anses façonnées exactement de la même manière que celles du
baquet. Et, de la femme à moitié dragon à la femme entièrement
poisson, il n'y a qu'un pas ! Elles ont la même queue couvertes
d'écailles en dégradé...
Mais, me direz-vous, il manque le voyeur ! C'est ce que vous
croyez... Moi, je compte de nombreux voyeurs...
D'abord, les piverts. Eh oui, que sont ces piverts (ou ce poulet,
dans une variante de ce tableau), si ce n'est des voyeurs punis
d'avoir transgressé l'interdit ? Pour Actéon, j'ai choisi un
tableau où le voyeur est en cours de transformation ; mais
certains peintres ont choisi de le représenter encore homme entier
ou déjà cerf entier. Pourquoi les piverts ne seraient-ils pas le
résultat de l'infortunée métamorphose suivie de mort de deux
voyeurs venus ensemble (comme les deux vieillards de Suzanne)
contempler la carpe-femme nue ?
Ensuite, cet œil, que j'ai laissé tout à l'heure en suspens ;
cet œil formé par le trou rond de l'anse creusé dans le bois, ne
vous rappelle-t-il pas un autre trou ? Le trou dans la porte en
bois de Mélusine, eh oui ! Pourtant on ne voit rien derrière
le baquet, on ne voit pas le voyeur coller son œil au trou ou, si ce
trou est lui-même son œil, on ne voit que l’œil de ce voyeur. Il
est invisible, en effet, mais il est là, tapi dans l'obscurité
épaisse du fond noir de Stoskopff. Et c'est sans
doute lui, le peintre lui-même, qui se cache derrière cet œil.
Enfin, le dernier voyeur... c'est nous, bien sûr ! Nous qui sommes le
voyeur principal dans
les tableaux ci-dessus représentant les femmes au bain, où, tandis
que David ne voit Bethsabée que de loin et de dos, que les
vieillards se contorsionnent derrière une haie malgré leurs
rhumatismes pour apercevoir un orteil de Suzanne, que le comte de
Lusignan ne voit la scène que d'un petit trou, le peintre nous offre
à nous une vision large et sous le meilleur angle de l'objet de leur
concupiscence ! Je me prends à
rêver que Stoskopff fait de même, et que c'est à
dessein qu'il nous offre cette vue plongeante sur la belle
carpe-femme, qu'il avance le baquet au-delà du bord de la table,
qu'il l'éclaire comme par un projecteur : tout cela est pour
nous !
Cadeau offert sans contre-partie ? Non, car nous sommes
nous-mêmes observés, à la fois par l’œil de la carpe, objet de
notre vue, et par l’œil du peintre (à travers le trou), dans un
jeu étourdissant de miroirs qui finit par nous mettre mal à l'aise,
et par nous faire baisser le regard, enfin ! Le peintre a gagné,
à ce jeu-là !
*
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