mardi 21 février 2017

Une auréole trop bien peignée


Dans un article écrit en octobre dernier : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2016/10/voyeurisme-et-femme-poisson-stoskopff.html, à propos d'une enluminure représentant Bethsabée au bain, je vous avais dit de bien retenir le nom de son auteur, Jean Bourdichon. En effet, en explorant les manuscrits médiévaux, j'ai fait la connaissance de ce peintre d'enluminures célèbre dans son domaine, mais malheureusement pas dans le grand public, les enluminures étant moins facilement visibles que les tableaux. C'est lui que je voudrais vous faire découvrir aujourd'hui. Il a vécu en France dans la deuxième moitié du XVe siècle. Je vous laisse faire quelques explorations sur internet pour découvrir la grâce de ses portraits de personnages comme de ses décors entourant les miniatures. Pour ma part, je ne vous parlerai que d'une seule de ses œuvres : une miniature représentant – cela ne vous étonnera pas ! – Marguerite émergeant du corps du dragon. Il a en réalité peint ce sujet à deux reprises :

Je ne peux regarder cette peinture sans avoir des frissons. Tout y est travaillé avec une sorte de perfection dans la plus petite minutie (et de fait, on sait que les enlumineurs de cette époque suivaient généralement une formation d'orfèvre), pour exprimer une douceur infinie d'où toute passion, toute violence semble avoir été gommée. L'émotion que je ressens à la regarder est très proche de celle que j'ai à écouter certains morceaux de Jean-Sébastien Bach (comme la Passion selon saint Matthieu, dont j'ai déjà parlé ici ; voir : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/04/les-larmes-de-pierre.html): chez Bach aussi, on a cette sensation de perfection, de pureté, d'harmonie. Mais la passion, la violence sont bien là, sinon, ce serait fade ! Elles sont juste admirablement contenues et maîtrisées. Il en va de même dans cette miniature de Bourdichon, que je vous invite à explorer du haut vers le bas.


Regardez l'auréole. Elle est tracée du même mouvement de pinceau, et avec les mêmes couleurs, que la splendide chevelure blonde de la sainte, comme une continuation de cette chevelure, tout aussi bien peignée, ou comme les bords d'un élégant chapeau de fourrure porté en arrière. Certes, les traits de pinceau qui évoquent des cheveux ou des poils peuvent aussi signifier des rayons, mais, alors que les auréoles rayonnent habituellement du centre vers la périphérie, il s'agit là d'un rayonnement circulaire, qui épouse la forme circulaire de l'auréole, conférant à ce rayonnement un mouvement infini. Quant à la lumière de l'auréole, au lieu de venir du centre, elle a son plus grand éclat sur le tour : ce détail lui donne un effet de volume, rappelant là encore l'intérieur d'un chapeau et semblant lui donner une matérialité. Pourtant, tandis que la chevelure est opaque, l'auréole est très légèrement translucide, laissant voir les lignes de ciment séparant les pierres de la prison : à cet indice, on voit qu'elle n'est pas d'une nature matérielle. Mais les deux sont tellement proches que l'on pourrait aussi croire, au contraire, que c'est Marguerite qui devient immatérielle. D'ailleurs, ses yeux exagérément tournés vers le haut sont déjà au Ciel. La sortie du corps du dragon, telle une nouvelle naissance dans un état de pureté absolue (de nombreux textes insistent sur le fait qu'elle est sortie « sans tache », « sans blessure »), telle une résurrection christique, l'ont déjà transformée en un être d'une autre nature, avant même sa véritable mort en martyre.


Voyez plus bas comme sa chevelure est vaporeuse et comme les vaguelettes en sont régulières. Cet effet se répète sur un mode différent avec les plis du vêtement : les plis du haut et du bas de la manche sont parfaitement alternés, là encore comme dans certains morceaux de Bach où une longue série de croches aiguës et graves se suivent sur le même rythme dans un accord parfait qui pourrait durer infiniment. Cependant, un creux plus sombre au niveau du coude apporte une note inquiétante. On s'est déjà bien éloigné de l'auréole rayonnante et translucide.


Descendons encore, et l'horreur apparaît, avec les hideuses écailles du dragon, et son affreux sang coagulé. Toute cette horreur fait ressortir par contraste la pureté de la sainte. Regardez sa robe, non seulement sans la moindre tache de sang, mais aux plis bien droits, sans le moindre froissement, comme si elle sortait de chez le teinturier ! Elle ressort bien vierge, dans tous les sens du terme, de cette épreuve d'engloutissement, qui peut signifier selon les lectures la mort, le viol, ou même notre vie terrestre impure. Voyez aussi comme son chapelet tombe à la verticale de l’œil du dragon, triste œil vitreux, tourné lui aussi vers le haut, mais pas vers le Ciel : pas la moindre violence apparente, mais une terrible violence symbolique, par laquelle Bourdichon nous montre le dragon terrassé par la sainte chrétienne !


Et pourquoi le dragon tournait-il son œil humide vers Marguerite ? Dans un mouvement de supplication ? Ou ne serait-ce pas plutôt dans un ultime mouvement de désir, qui le tend encore dans ce dernier soubresaut de son agonie. Regardez en effet cette langue rouge et palpitante qui se dresse telle un phallus vers le genou de Marguerite dont la rondeur cachée sous l'étoffe évoque toutes les courbes désirables du corps féminin...


Mais attention à ne pas se laisser enfermer dans une lecture unique. Bourdichon nous entraîne dans un entrelacs de significations pareil à l'entrelacs du corps du dragon dans sa peinture. Comme j'ai pu l'évoquer dans d'autres articles (http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html et http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html), le dragon peut représenter le principe féminin tout autant que le principe masculin. Voyez le petit pied de Marguerite qui dépasse proprement de sa robe : ne croirait-on pas y voir aussi un phallus, mais bien différent de l'autre : puissant, maîtrisé, sans couleur flamboyante, tourné vers le bas, il arrête, d'un geste calme, mais fort, le mouvement du dragon qui voudrait continuer à s'enrouler autour d'elle et à tendre vers elle sa gueule haletante. Il rappelle aussi au Chrétien qui contemple cette image et qui connaît par cœur les psaumes : « Tu marcheras sur l'aspic et le basilic et tu fouleras au pied le lion et le dragon. » (Psaume 90 ou 91, verset 13).


Dans cette dernière image, tout en bas de la miniature, apparaît toute la violence du dragon. Dans de nombreuses enluminures et dans de nombreux textes, le dragon est multicolore. De fait, ce n'est pas une couleur en particulier, mais le mélange – des couleurs, des formes, des textures, des matières, qui était considéré comme négatif au Moyen Age (voyez là-dessus les nombreux et excellents ouvrages de Michel Pastoureau). Mais dans la plupart des enluminures, ces couleurs variées du dragon apparaissaient comme des aplats juxtaposés (comme un vêtement composé de plusieurs pièces d'étoffes cousues entre elles). Jean Bourdichon est un des rares peintres à donner à ses dragons un dégradé subtil, et le seul à leur donner cette teinte qui va du bleu au jaune en passant par le vert. Tout dragon que vous voyez ainsi est signé Bourdichon (outre les deux sainte Marguerite signalées, il y a aussi un saint Lifard assez célèbre dans les mêmes Heures d'Anne de Bretagne) ! Mais ce n'est pas tout : regardez le repli de sa queue. Une troisième couleur, grise, apparaît, renforçant le contraste des couleurs. Le dragon s'enroule sur son propre corps, évoquant cette violence infinie de son désir inassouvi, mais aussi sa défaite : si la queue porte, elle aussi, souvent une valeur phallique, c'est ici un signe d'échec, l'extrémité en est pendante et plongée dans l'ombre. En parlant d'ombre, avez-vous remarqué cette ombre étrange de la queue sur la flanc du dragon ? Une ombre étonnamment nette, rien à voir avec l'ombre douce de l'auréole, ni même avec celle du pli du coude de Marguerite. D'où vient la source de lumière qui projette cette ombre ? Peut-être légèrement de côté (de notre côté à nous, un peu à notre gauche)... ou bien carrément du bas ? Oui, car l'ombre est encore plus nette vers le bas ! Et précisément, cette couleur jaune du dessous du ventre du dragon, ne vous semble-t-il pas qu'elle résulte d'une forte lumière projetée d'en-bas ? Dans certains textes racontant la vie de sainte Marguerite, le dragon surgit du sol, dans un grand tremblement de terre, jaillissant du monde souterrain, c'est-à-dire de l'Enfer. Pas de trou ni de fissure au sol qui en porterait la trace, sur cette enluminure, mais des traces de sang éparses : sang du dragon ou sang des damnés torturés, qu'il a apporté sous ses pattes ? Quelle lumière pourrait venir d'en-bas, si ce n'est celle des flammes de l'Enfer ?

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J'ai choisi de vous faire voyager dans cette œuvre du haut vers le bas. J'aurais pu, cela aurait été plus logique et plus exaltant, le faire du bas vers le haut ! Mais j'ai voulu vous montrer comment, derrière l'apparente douceur harmonieuse de cette peinture, sous le rayonnement éthéré de cette auréole trop bien peignée, régnait la violence du sang, du sexe, de la mort, du feu et de l'Enfer... Seulement, toute cette violence est parfaitement maîtrisée, dans le contenu du tableau par la sainteté pure et absolue de Marguerite, et dans sa forme par le tracé doux et fort à la fois du pinceau de Bourdichon. Ne pouvons-nous pas y lire que la peinture, que l'art, ont, tout autant que la sainteté, le pouvoir de maîtriser et de canaliser la violence?

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samedi 4 février 2017

Mourir pour le latin !


Il y a mille ans, un jeune écolier (Guibert de Nogent, 1055-1124, qui raconte cette anecdote une fois adulte) fait une petite pause dans ses devoirs pour venir se blottir sur les genoux de sa mère. Celle-ci, un peu inquiète, lui demande si son précepteur l'a encore battu (oui, c'était la méthode pédagogique de cette époque-là !) Le petit, gêné et ne voulant pas avoir l'air de dénoncer son maître, lui assure que non. Mais la tendre mère soulève la chemise de son fils :
« […] elle vit mes petits bras tout noircis, et la peau de mes épaules toute soulevée et bouffie des coups de verge que j'avais reçus. À cette vue, se plaignant qu'on me traitait avec trop de cruauté dans un âge si tendre, toute troublée et hors d'elle-même, les yeux pleins de larmes : « Si c'est ainsi, je ne veux plus désormais, s'écria-t-elle, […] que, pour apprendre le latin, tu supportes un tel traitement ! » A ces paroles, la regardant avec toute la colère dont j'étais capable : « Quand il devrait, lui dis-je, m'arriver de mourir, je ne cesserais pour cela d'apprendre le latin [...] ! » »

L'histoire est racontée et citée dans le livre de Chiara Frugoni, Une journée au Moyen Âge, Les Belles Lettres, 2013 (1e éd. en italien 2004), p. 197-200 (la traduction est celle d'E. Labande, publiée aux Belles Lettres en 1981).


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