Je lisais, dans le cadre de mes recherches en histoire médiévale, un article sur la foi des laïcs :
Danièle
Alexandre-Bidon, « Une foi en deux ou trois dimensions? Images
et objets du faire croire à l'usage des laïcs », in Annales.
Histoire, Sciences Sociales, 53e année, n°6, 1998, p. 1155-1190.
L'auteure y
commence son propos avec une certaine provocation : « Que
voit le laïc du Moyen Âge lorsqu'il pénètre dans une église ?
Dans bon nombre de cas, la réponse est : rien. »
Elle poursuit en
expliquant : « La pénombre de l'église, la haute
verrière de ce fait illisible, sont autant de freins à l'efficacité
du message. […] On ne voyait sans doute avantageusement que les
parties basses des cycles ou les pieds des personnages peints sur les
registres supérieurs. Quant aux vitraux eux-mêmes, juchés trop
haut, éblouissant le regard, que pouvait en percevoir le spectateur
illettré ? » Il y avait bien des légendes parfois,
ajoute-t-elle, mais elles étaient en latin, incompréhensibles à la
plupart des laïcs, qui ignoraient le latin et qui, pour beaucoup
d'entre eux, étaient même illettrés !
La thèse de
l'article est que la foi de ces laïcs du Moyen Âge passait plutôt
par des objets : non pas – comme on pourrait le croire – un
crucifix ou un chapelet, dont l'usage ne s'est répandu qu'à la
toute fin du Moyen Âge, mais par du mobilier de la vie quotidienne,
des jouets d'enfant reproduisant le matériel liturgique, des pions
de jeu ornés de figures des saints, ou encore des savons et des
fromages où était imprimée une croix... Mais ce qui m'a le plus
frappée de cet article est cette constatation faite au début que la
plupart des œuvres présentes dans une église n'étaient pas
censées être comprises, et parfois même pas vues, par le public
qui y pénétrait.
Cela m'a rappelé
une autre lecture, datant du temps où j'étais plus antiquisante que
médiéviste !
Salvatore Settis,
« La colonne trajane : l'empereur et son public »,
publication de la Fédération des Professeurs de Grec et de Latin
(FPLG), 1990 (republié l'année suivante dans la Revue archéologique
et lisible en ligne à cette page :
http://www.jstor.org/stable/41745143?seq=1#page_scan_tab_contents)
L'auteur y évoque
la question de la non-visibilité des décors de la colonne trajane
passé une certaine hauteur. Je rappelle que la colonne trajane est
cette fameuse colonne commandée par l'empereur romain Trajan avec un
décor en frise en spirale, qui a inspiré par la suite d'autres
colonnes du même type (par exemple à Paris la colonne Vendôme au
XIXe s.).
Il cite un article
de Paul Veyne (« Conduites sans croyance et œuvre d'art sans
spectateurs », Diogène, n°143, juil.-sept. 1988, p. 3 sqq)
qui se pose précisément cette question générale de l’œuvre
d'art sans spectateurs et se penche en particulier sur la colonne
trajane. Paul Veyne en vient à envisager « une sociologie de
l'art où l’œuvre d'art, loin de véhiculer une iconographie ou
une idéologie, est un décor que l'on ne regarde même pas, que l'on
voit à peine, et qui est pourtant très important. » Paul
Veyne faisait ensuite une analogie avec les cérémonies religieuses
dont les assistants ne comprennent pas la majorité des formules (par
exemple, la messe en latin pendant des siècles). « La colonne
trajane est, d'une certaine manière, de la propagande, mais
justement pas par son imagerie ; elle l'est par sa présence et
par la puissance qu'exprime sa redondance. » Paul Veyne
s'emballait ensuite et finissait par comparer l'art avec la nature,
qui produit de la beauté sans intention.
Personnellement,
là, je ne le suis plus. Salvatore Settis non plus, qui propose
d'autres explications à la non-visibilité du haut de la colonne
trajane, moins lyriques que celle de Paul Veyne et plus ardues, mais
aussi plus argumentées et judicieuses : pour en résumer les
grandes lignes, il montre que pour un observateur romain de 113 ap.
JC, la compréhension des scènes non visibles était déduite des
scènes visibles, des connaissances qu'il avait par ailleurs sur le
sujet sculpté (les guerres de Trajan), de sa manière habituelle de
lire (livre sous la forme « volumen », que l'on déroulait
de gauche à droite), de certaines correspondances verticales entre
les éléments de la frise.
*
Aujourd'hui, les
choses ont complètement changé : les techniques modernes
(éclairage, zoom, caméra télescopique, hélicoptère, diffusion
sur internet, etc.) nous permettent de contempler avec confort,
qualité et en quantité ces images de l'Antiquité et du Moyen Âge
qui furent si longtemps dérobées à la vue des spectateurs. Y
avons-nous gagné ? Certes, car nous pouvons désormais
constater que les artistes d'alors n'ont pas triché : les
parties autrefois invisibles sont aussi somptueuses que le reste. Et
pourtant, nous avons perdu le mystère de ces images inaccessibles
et, par là, le désir conscient ou inconscient que nous en avions.
Non seulement nous
avons perdu ce désir, mais l'offre d'images se vulgarise, dans les
deux sens du terme (« se répand dans la population » et
« devient de plus en plus vulgaire ») : aujourd'hui
où Monsieur et Madame Tout-le-Monde mettent chaque jour des dizaines
d'images en ligne, visibles par le monde entier et comptabilisent
nerveusement la quantité de « J'aime » apposés à leurs
images médiocres, sans intérêt et sans qualité, ne devrions-nous
pas méditer sur ces époques antiques et médiévales où l'on
passait commande aux meilleurs artistes pour créer des œuvres d'une
qualité exceptionnelle, mais que personne ne pourrait voir ni
comprendre ?
*
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