Je
vous parle aujourd'hui d'une mystérieuse petite sirène que j'ai
rencontrée avant-hier.
Elle
m'a fait signe depuis une vitrine de l'exposition sur le verre au
Moyen Âge au Musée de Cluny. Il fallait vraiment faire attention,
car elle ne mesure que quelques centimètres. Il s'agit d'une petite
enseigne en plomb trouvée lors d'un dragage de la Seine.
Cette
enseigne ornait sans doute un petit miroir de poche. Elle représente
en tout cas une sirène tenant elle-même un miroir (un de ces
miroirs ronds et bombés des XVe et XVIe siècles) de la main droite
et un peigne de la main gauche.
Plus
mystérieuse pour moi est l'épée qui lui traverse le ventre. C'est
un motif que je n'ai jamais rencontré. Le miroir et le peigne sont
courants comme symboles de vanité ou de coquetterie au Moyen Âge.
La sirène représente a priori le paganisme, mais a des résonances
bien plus profondes si l'on tente de creuser l'inconscient collectif
médiéval. Ainsi une sirène représentée sur un bas-relief roman
en compagnie d'un dragon et d'un griffon pourrait être la métaphore
des démons intérieurs de notre âme (cf. Leclerq-Marx Jacqueline,
« Le dragon comme métaphore des démons intérieurs. Mots et
images, in Le dragon
dans la culture médiévale, colloque du Mont Saint-Michel, 31
octobre - 1er novembre 1993, Danielle
Buschinger, Wolfgang Spiewok (dir.), Greifswald, Reineke-Verlag,
1994, p. 46-47, ill. p. 54). Quant à la célèbre figure de
Mélusine, sirène ou femme-dragon en cachette de son mari à
certains moments réguliers, elle symbolise tous les mystères,
inquiétants pour les hommes, du corps féminin et de ses secrets.
Mais l'épée ne correspond à rien que je connaisse.
On
peut cependant faire des hypothèses. Cette épée qui traverse le
ventre de la sirène sans visiblement la tuer ni la faire souffrir
pourrait symboliser une domination, une maîtrise de ce que
représente cette sirène. Peu probable qu'il s'agisse d'une maîtrise
du paganisme, car l'objet – même si, on va le voir, son contexte
est difficile à interpréter – ne pouvait être, vu sa taille, que
d'un usage individuel. Plus séduisantes seraient les hypothèses
(cumulatives et non contradictoires) selon lesquelles le possesseur
de l'objet veut dire qu'il maîtrise ses démons intérieurs, qu'il
maîtrise les pulsions de son corps, qu'il maîtrise des élans de
vanités et de coquetterie, peut-être les désirs de la luxure. Le
ventre comme lieu où est fichée l'épée corrobore ces hypothèses :
c'est le lieu de tous les péchés (luxure, gourmandise...).
J'en
viens à me poser la question de savoir si le possesseur de l'objet
était un homme ou une femme : il me semble que la signification
n'en serait pas la même pour l'un ou pour l'autre. Pour une femme,
la sirène et les attributs féminins que sont le miroir et le peigne
représentent son propre corps ; pour un homme, ils représentent
le corps de l'autre.
Et
c'est là que j'aimerais en savoir plus sur le contexte de cet objet.
Il est nommé « enseigne ». A ma connaissance, ce mot au
Moyen Âge pour un objet de cette taille ne désigne que les
« enseignes de pèlerinage », qui étaient des petites
plaques en plomb en relief, souvenirs rapportés d'un pèlerinage,
que l'on pouvait au retour coudre à un vêtement ou glisser entre
les pages d'un livre d'Heures familial. D'ailleurs, dans la même
vitrine se trouve une petite enseigne de pèlerinage (retrouvée
aussi dans la Seine) à l'effigie des Rois Mages et supposée
provenir d'un pèlerinage à Cologne (cf. les différents articles de
ce blog sur Cologne et notamment sur les Rois Mages). Problème :
de quel lieu chrétien de pèlerinage la sirène pourrait-elle bien
être le symbole ? Aucun, puisqu'elle symbolisait au contraire
le paganisme !
La
même vitrine expose également des petits miroirs de poche bombés,
ornés eux-mêmes de décors de plomb. Même si le cartel de
l'exposition laisse entendre que ces miroirs sont aussi des souvenirs
de pèlerinage (le reflet du miroir aurait permis de capter le
rayonnement des reliques représentées sur le décor), il faut
peut-être supposer que cette petite sirène ornait un miroir sans
rapport avec un pèlerinage.
Allez,
je lance mon hypothèse : le petit miroir d'une pieuse jeune
fille déterminée à vaincre ses propres démons de la chair. Vous
me direz peut-être que cette épée plantée dans le ventre est une
image bien violente pour une jeune fille vierge (outre le fait que
c'est aussi un symbole phallique avec une toute autre signification
dans le ventre de cette sirène ! On rentre là dans le terrain
passionnant, mais incertain, de l'inconscient des hommes et des
femmes du Moyen Âge). Hélas, il était courant de proposer aux
jeunes filles du XVe siècle ce genre de modèle d'une violence
extrême, car on leur mettait devant les yeux les Vies des saintes
vierges martyres comme des modèles : Marguerite dévorée par
le dragon, Catherine écartelée sur sa roue, Barbara les seins
arrachés, Apolline les dents, Lucile les yeux, Julienne, Dorothée
torturées aussi... Le message subliminal était qu'elles devaient
subir les violences de leur père ou de leur époux avec la même
patience que ces saintes martyres...
J'allais
m'arrêter là, mais je crois que vous vous posez une autre question,
depuis le début : que diable fait-elle dans ce bocal ? Pas
la moindre idée ! Soit c'est une raison technique liée à la
conservation du plomb, soit c'est un clin d’œil au thème de
l'exposition (le verre). En tout cas, cette petite sirène pêchée
dans la Seine me fait ainsi penser à un petit animal aquatique
enfermé dans un flacon par un savant pour l'étudier ! Même la
petite épée qui traverse son ventre fait penser à l'aiguille que
l'entomologiste passe dans le corps des insectes qu'il a
recueillis...
Mais
elle résiste à l'étude, cette petite sirène, vaillamment, et elle
garde ses mystères. Peut-être la vérité se trouve-t-elle dans le
reflet du minuscule miroir qu'elle tend vers nous ?
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MODIFICATION, le 11 janvier 2018
La semaine dernière, en suivant les sentiers fleuris de
ma rêverie, je n'ai même pas pensé à aller jeter un œil du côté
des autoroutes de Google ! En suivant les conseils avisés d'une amie
lectrice dont la curiosité a été piquée par la lecture de cet
article, je suis tombée assez facilement sur une photographie bien
plus nette de ma petite sirène (certes, je l'ai vue en vrai, mais je
rappelle qu'elle est minuscule et qu'elle était dans un bocal
lui-même dans une vitrine !) et même d'une photographie vue de
derrière :
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Jean-Gilles Berizzi
À
la vue de
ces photographies, il apparaît clairement que ce n'est pas une épée
qui traverse son ventre, mais tout bonnement l'aiguille d'une broche,
qui n'apparaîtrait plus une fois l'enseigne fixée sur un vêtement
! Voilà donc l'un des mystères élucidés ! Bien qu'un peu honteuse
de n'avoir pas fait un gros effort d'investigation, je ne le regrette
pas, car mon ignorance m'a jetée dans une belle rêverie...
Quant
à la photo plus
nette, elle ne casse pas la rêverie, mais la prolonge en révélant
de nouveaux détails comme la grâce de ses cheveux torsadés ou le
décor en croisillons de sa queue...
MODIFICATION, le 15 août 2024
Je relis cet article six ans et demi plus tard, et je constate qu'il contenait beaucoup de bêtises. Je passe sur celle que j'avais corrigée heureusement quelques jours après et qui m'avait fait prendre pour une épée l'épingle servant à accrocher l'enseigne !
La plus grosse qui le saute aux yeux aujourd'hui est que je disais être surprise du miroir et du peigne dans les mains de la sirène. Or, non seulement, cela n'a rien d'exceptionnel, mais c'est au contraire le duo d'attributs typique des sirènes sur de nombreuses représentations médiévales, notamment dans les manuscrits.
Quelques exemples :
London, British Library, Yates Thompson 27 (Heures de Yolande de
Flandres, c. 1353-1363), f. 52v London, British Library,
Add. Ms 42130 (Luttrell Psalter,
c. 1325-1335), f. 70v
Arras, Médiathèque de l'Abbaye Saint-Vaast, ms 707 (CGM 696) (Ami
et Amile, XVesiècle), f. 142v Vouvant (Vendée), priorale Notre-Dame,
portail nord. Voussure. (XIIe
siècle)Louvain (Brabant flamand). Sint-Pieterskerk. Miséricorde de stalle (1438-1442)
J'ajoute aussi qu'il n'est pas impossible que ces deux attributs soient en lien avec l'idée de purification lors d'un bain post-menstruel. On trouve de nombreuses occurrences dans le folklore de différentes sociétés du monde et d'époque différentes où une femme (ou une fée ou une sirène ou une autre créature hybride) est en train de se baigner, tout en se peignant et en se regardant dans un miroir, on en trouve des traces aussi dans des rituels attestés par des enquêtes ethnologiques. Il serait trop long que je vous mette ici toutes les explications et les références. Vous pourrez lire cela dans ma thèse quand elle sera terminée, je l'espère.
Dernière chose : ce bocal en verre qui m'intriguait alors était certainement une idée amusante des organisateurs de l'exposition. J'ai depuis revu ma petite sirène dans la collection permanente du Musée de Cluny, dans une vitrine, mais sortie de son bocal !