Je croyais en avoir fini
avec le dragon de sainte Marguerite, mais il s'est rappelé à moi il
y a quelques jours.
Dans mon mémoire, je
m'étais intéressée aux images de sainte Marguerite émergeant du
dragon qui avaient une valeur apotropaïque. « Apotropaïque »
se dit de ce qui repousse les maléfices, le mauvais œil comme on
dit parfois. Comme sainte Marguerite était invoquée pour la
protection des femmes enceintes et en couches (apparemment pour un
faisceau de raisons, parmi lesquels bien sûr sa « naissance »
hors du ventre du dragon), tout manuscrit portant le récit de sa vie
était réputé porter chance à ces femmes. C'est pourquoi la Vie de sainte
Marguerite est la vie de saint la plus copiée dans les manuscrits du
Moyen Âge, souvent à la fin (pour la retrouver plus aisément). Elle est tellement utile qu'elle apparaît même très souvent à la fin de manuscrits qui n'ont strictement rien à
voir avec des Vies de saints. C'est pourquoi aussi on la trouve
sur des livres minuscules qui tiennent dans la main et ou sur des
feuilles de parchemin roulées ou pliées, qui étaient ensuite
commodément glissés dans des petites boîtes ou étuis métalliques
ou en cuir bouilli ou dans des sachets en tissu (l'archéologie nous
a conservé quelques uns de ces trésors). Des textes médiévaux
attestent aussi de cette pratique : d'une part certains textes
même de la Vie de sainte Marguerite, à la fin desquels la sainte
déclare qu'elle accordera sa protection aux femmes enceintes à qui
on lira sa Vie ou qui la porteront sur elles ; d'autre part des
témoignages de médecins qui soit s'en moquent soit lui concèdent
une efficacité – nous dirions psychologique, même si le mot est
anachronique ! Rabelais lui-même y fait allusion, quand la mère
de Gargantua, accouchant, déclare préférer écouter l’Évangile
plutôt que la Vie de sainte Marguerite « ou quelque autre
cafarderie » ! Il est beaucoup plus question du texte que
de l'image dans tous ces témoignages ; j'en avais proposé
quelques éléments d'explication dans ma recherche (notamment la
réticence de l’Église face au pouvoir de l'image plus
difficilement contrôlable que celui du texte) ; mais il est
selon moi évident que pour les simples laïcs, en particulier les
femmes, l'image jouait un rôle central. L'image de cette femme
émergeant intacte du corps du dragon qui l'avait dévorée pouvait
être rassurante pour la femme en couches qui se voyait
successivement dans les deux rôles, celui du dragon au ventre
déchiré par la naissance, puis celui de la sainte sortant intacte et
sans blessure de cette épreuve physique. D'autre part, l'image du
dragon elle-même a une valeur apotropaïque, comme bien des images
effrayantes et monstrueuses : Jacques Le Goff a notamment
analysé en ce sens le rôle des dragons processionnels que l'on
promenait lors de fêtes régulières dans les rues de certaines
villes du Moyen Âge (et encore de nos jours, même si c'est plus pour le tourisme
folklorique!)
C'est pourquoi je pensais
avoir de légers éléments de preuves à toutes ces hypothèses,
grâce à deux images de Marguerite émergeant du dragon sur des
manuscrits. La première apparaît sur un parchemin amulette en
rouleau datant de 1491 : on voit nettement que seule l'image est usée, et non
le texte.
New
York, The Morgan Library
and Museum, M 1092
J'ai donc fait
l'hypothèse que c'est elle et elle seule que les femmes touchaient
de leur main ou frottaient sur leur ventre pour s'attirer la faveur
de la sainte et de son dragon. On pourrait me répliquer que cette
partie de la feuille, également plus froissée, était peut-être la
partie extérieure quand le parchemin était roulé. Je répondrais
que cela revient au même : pourquoi a-t-on choisi de laisser
cette partie à l'extérieur, si ce n'est pour la voir et surtout
pour la toucher plus aisément.
Une
autre image (entre 1450 et 1475 environ) présente une particularité plus étonnante. Elle est à
l'intérieur d'un livre, on ne peut donc là prétendre que c'est une
usure naturelle. Aucune des autres pages du livre (que j'ai pu
observer numérisé sur internet) n'est usée ; le texte n'est
pas usé ; et enfin, l'image de Marguerite elle-même n'est pas
usée, ni le paysage, mais uniquement le dragon.
Oxford,
Bodleian Library, Rawlinson liturg. E 4, f.
14 v
Je
me souviens de mon émotion lors de cette découverte. Je pensais
tenir enfin la preuve que si les femmes invoquaient ouvertement la
protection de sainte Marguerite, elles faisaient aussi discrètement
confiance à la protection du dragon, puisque c'est son image
qu'elles avaient usée de leurs frottements répétés.
Or, j'ai assisté
récemment à une communication de Florence Boucher intitulée
« Toucher le livre au Moyen Âge » (lors d'un colloque
sur le toucher au Moyen Âge). Elle y citait le cas de censure sur
des livres, des mots ou des images étant délibérément grattés ou
frottés pour les faire disparaître, et elle citait l'exemple d'une
image où le diable était frotté, mais pas le reste de l'image. Ce
cas m'a évidemment évoqué celui du dragon sur le manuscrit qui
m'avait tant préoccupé.
J'ai soulevé la question lors du débat après la communication, mais elle est restée en suspens, car nous n'avons pour l'instant aucune preuve qui nous permettrait de faire autre chose que des hypothèses sur la raison qui a poussé à frotter cette image : censure agressive ou demande de protection ? Cela dit, les deux se rejoignent, car l'on voit que dans tous les lieux et dans tous les temps, des êtres ou des formes monstrueux ou effrayants sont érigés en protection, porte-bonheur, chasseur de mauvais œil. Le dragon rentre parfaitement dans ce modèle. La question est finalement plutôt de savoir s'il a été effacé rageusement (ou méthodiquement) par une main unique, un jour unique, pour chasser sa présence de l'image, ou bien s'il a été effacé progressivement, par les mains successives de femmes de plusieurs générations, pour s'en approprier la puissance par le biais du toucher...
J'ai soulevé la question lors du débat après la communication, mais elle est restée en suspens, car nous n'avons pour l'instant aucune preuve qui nous permettrait de faire autre chose que des hypothèses sur la raison qui a poussé à frotter cette image : censure agressive ou demande de protection ? Cela dit, les deux se rejoignent, car l'on voit que dans tous les lieux et dans tous les temps, des êtres ou des formes monstrueux ou effrayants sont érigés en protection, porte-bonheur, chasseur de mauvais œil. Le dragon rentre parfaitement dans ce modèle. La question est finalement plutôt de savoir s'il a été effacé rageusement (ou méthodiquement) par une main unique, un jour unique, pour chasser sa présence de l'image, ou bien s'il a été effacé progressivement, par les mains successives de femmes de plusieurs générations, pour s'en approprier la puissance par le biais du toucher...
*
Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/
Les
nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter :
https://twitter.com/CheminsAntiques
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire