mercredi 14 novembre 2018

Toucher l'image du dragon


Je croyais en avoir fini avec le dragon de sainte Marguerite, mais il s'est rappelé à moi il y a quelques jours.
Dans mon mémoire, je m'étais intéressée aux images de sainte Marguerite émergeant du dragon qui avaient une valeur apotropaïque. « Apotropaïque » se dit de ce qui repousse les maléfices, le mauvais œil comme on dit parfois. Comme sainte Marguerite était invoquée pour la protection des femmes enceintes et en couches (apparemment pour un faisceau de raisons, parmi lesquels bien sûr sa « naissance » hors du ventre du dragon), tout manuscrit portant le récit de sa vie était réputé porter chance à ces femmes. C'est pourquoi la Vie de sainte Marguerite est la vie de saint la plus copiée dans les manuscrits du Moyen Âge, souvent à la fin (pour la retrouver plus aisément). Elle est tellement utile qu'elle apparaît même très souvent à la fin de manuscrits qui n'ont strictement rien à voir avec des Vies de saints. C'est pourquoi aussi on la trouve sur des livres minuscules qui tiennent dans la main et ou sur des feuilles de parchemin roulées ou pliées, qui étaient ensuite commodément glissés dans des petites boîtes ou étuis métalliques ou en cuir bouilli ou dans des sachets en tissu (l'archéologie nous a conservé quelques uns de ces trésors). Des textes médiévaux attestent aussi de cette pratique : d'une part certains textes même de la Vie de sainte Marguerite, à la fin desquels la sainte déclare qu'elle accordera sa protection aux femmes enceintes à qui on lira sa Vie ou qui la porteront sur elles ; d'autre part des témoignages de médecins qui soit s'en moquent soit lui concèdent une efficacité – nous dirions psychologique, même si le mot est anachronique ! Rabelais lui-même y fait allusion, quand la mère de Gargantua, accouchant, déclare préférer écouter l’Évangile plutôt que la Vie de sainte Marguerite « ou quelque autre cafarderie » ! Il est beaucoup plus question du texte que de l'image dans tous ces témoignages ; j'en avais proposé quelques éléments d'explication dans ma recherche (notamment la réticence de l’Église face au pouvoir de l'image plus difficilement contrôlable que celui du texte) ; mais il est selon moi évident que pour les simples laïcs, en particulier les femmes, l'image jouait un rôle central. L'image de cette femme émergeant intacte du corps du dragon qui l'avait dévorée pouvait être rassurante pour la femme en couches qui se voyait successivement dans les deux rôles, celui du dragon au ventre déchiré par la naissance, puis celui de la sainte sortant intacte et sans blessure de cette épreuve physique. D'autre part, l'image du dragon elle-même a une valeur apotropaïque, comme bien des images effrayantes et monstrueuses : Jacques Le Goff a notamment analysé en ce sens le rôle des dragons processionnels que l'on promenait lors de fêtes régulières dans les rues de certaines villes du Moyen Âge (et encore de nos jours, même si c'est plus pour le tourisme folklorique!)
C'est pourquoi je pensais avoir de légers éléments de preuves à toutes ces hypothèses, grâce à deux images de Marguerite émergeant du dragon sur des manuscrits. La première apparaît sur un parchemin amulette en rouleau datant de 1491 : on voit nettement que seule l'image est usée, et non le texte.

New York, The Morgan Library and Museum, M 1092

J'ai donc fait l'hypothèse que c'est elle et elle seule que les femmes touchaient de leur main ou frottaient sur leur ventre pour s'attirer la faveur de la sainte et de son dragon. On pourrait me répliquer que cette partie de la feuille, également plus froissée, était peut-être la partie extérieure quand le parchemin était roulé. Je répondrais que cela revient au même : pourquoi a-t-on choisi de laisser cette partie à l'extérieur, si ce n'est pour la voir et surtout pour la toucher plus aisément.
Une autre image (entre 1450 et 1475 environ) présente une particularité plus étonnante. Elle est à l'intérieur d'un livre, on ne peut donc là prétendre que c'est une usure naturelle. Aucune des autres pages du livre (que j'ai pu observer numérisé sur internet) n'est usée ; le texte n'est pas usé ; et enfin, l'image de Marguerite elle-même n'est pas usée, ni le paysage, mais uniquement le dragon.

Oxford, Bodleian Library, Rawlinson liturg. E 4, f. 14 v 

Je me souviens de mon émotion lors de cette découverte. Je pensais tenir enfin la preuve que si les femmes invoquaient ouvertement la protection de sainte Marguerite, elles faisaient aussi discrètement confiance à la protection du dragon, puisque c'est son image qu'elles avaient usée de leurs frottements répétés.
Or, j'ai assisté récemment à une communication de Florence Boucher intitulée « Toucher le livre au Moyen Âge » (lors d'un colloque sur le toucher au Moyen Âge). Elle y citait le cas de censure sur des livres, des mots ou des images étant délibérément grattés ou frottés pour les faire disparaître, et elle citait l'exemple d'une image où le diable était frotté, mais pas le reste de l'image. Ce cas m'a évidemment évoqué celui du dragon sur le manuscrit qui m'avait tant préoccupé.
       J'ai soulevé la question lors du débat après la communication, mais elle est restée en suspens, car nous n'avons pour l'instant aucune preuve qui nous permettrait de faire autre chose que des hypothèses sur la raison qui a poussé à frotter cette image : censure agressive ou demande de protection ? Cela dit, les deux se rejoignent, car l'on voit que dans tous les lieux et dans tous les temps, des êtres ou des formes monstrueux ou effrayants sont érigés en protection, porte-bonheur, chasseur de mauvais œil. Le dragon rentre parfaitement dans ce modèle. La question est finalement plutôt de savoir s'il a été effacé rageusement (ou méthodiquement) par une main unique, un jour unique, pour chasser sa présence de l'image, ou bien s'il a été effacé progressivement, par les mains successives de femmes de plusieurs générations, pour s'en approprier la puissance par le biais du toucher...


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