mardi 12 mars 2024

Comment séduire sa bien-aimée avec un manuel de gynéco

 

Les « Secrets des femmes », vous commencez à connaître ? Je vous en ai déjà parlé, car ils constituent le corpus de ma thèse sur la vision des menstrues au Moyen Âge. Il s’agit d’abord d’un ouvrage en latin écrit vers la fin du XIIIe siècle, sans doute par un clerc d’origine germanique. Ce texte a ensuite été traduit et adapté dans les deux siècles qui ont suivi dans de nombreuses langues dites « vernaculaires » (c’est-à-dire autre que latin : français, anglais, italien, castillan, allemand, néerlandais, tchèque, etc.). Je vous mets à la fin de cet article les liens vers quatre autres articles que j’ai écrits ces dernières années à propos des « Secrets des femmes ».

Mon corpus se limite – puisqu’il faut bien s’imposer des limites pour éviter qu’une thèse ne déborde – à la version latine initiale, deux commentaires latins et deux traductions françaises. Toutefois, je reste évidemment à l’affût d’autres versions, qui peuvent éclairer ma recherche, et aussi pour le plaisir, car je suis fascinée par ces « Secrets des femmes ». J’en rappelle brièvement le contenu et le contexte : le traité initial se présente comme un manuel de gynécologie, mais en réalité était vraisemblablement destiné à des hommes, et sans doute plus spécifiquement à des moines, pour leur montrer les aspects les plus effrayants du corps féminin et les en détourner. Le succès l’a sorti des monastères. Les commentaires notamment semblent avoir été rédigés à des fins d’éducation, peut-être dans des écoles locales. On sait aussi que des laïcs ont eu accès à certaines versions, car Christine de Pizan elle-même en parle en s’indignant du contenu misogyne de ce « traité plein de mensonges ». Les menstrues occupent une large part de ces traités, entre 15 et 30 % environ, d’après mes propres statistiques.


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Récemment, je suis tombée sur une version en néerlandais, Der Vrouwen Heimelijcheit (qui signifie « Secrets des femmes »), dans un manuscrit conservé à la bibliothèque universitaire de Gand en Belgique : Gent, Universiteitsbibliotheek, ms 444. Le manuscrit date de 1405. Le texte peut être contemporain de cette copie sur manuscrit, ou plus vraisemblablement être plus ancien et dater du XIVe siècle. On peut consulter le manuscrit entièrement numérisé en ligne directement sur le site de l’Université de Gand : https://lib.ugent.be/catalog/rug01%3A000860804 ; ou sur le site Biblissima, qui est plus ergonomique : https://portail.biblissima.fr/fr/ark:/43093/mdata7c5ab275f46577bb202d14ff398d01668cb8e3de

Le texte et le manuscrit ont fait l’objet d’une étude et d’une édition :

LIE Orlanda S.H., KUIPER Willem (éd.)., SUMMERFIELD Thea (trad.), The Secrets of Women in Middle Dutch : A Bilingual Edition of Der Vrouwen Heimelijcheit in Ghent University Library Ms 444, Artesliteratuur in de Nederlanden, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2011.

C’est sur ce livre que je m’appuie pour cet article de blog, ainsi que pour les citations. Je précise que, ne maîtrisant pas le néerlandais ancien (pas plus que le moderne), je ne traduis pas directement le texte original, mais sa traduction anglaise proposée dans ce livre.


Qu’a donc de particulier cette version du « Secrets des femmes » ?

D’abord son auteur est un amateur de jeux de mots et d’écriture cryptée. Allez feuilleter le manuscrit sur l’un des deux sites que je vous indique ci-dessus. Vous allez constater que certains mots correspondant aux débuts de chapitres commencent par une grosse lettre rouge. Or, si vous notez toutes ces lettres rouges à la suite, vous obtenez :

MARGARETAGODEVARTSEWTUDIM

Autrement dit « MARGARETA GODEVARTSE WT UDIM » (Margareta Godevartse d’Udim). Le livre serait donc secrètement adressé à une dame dont le nom aurait ainsi été camouflé. Hmmmm…. Mais ce n’est pas tout ! Allez voir au folio 87, le dernier feuillet, non pas du manuscrit, mais du texte. Une étrange mention y apparaît, isolée par deux lignes ondulées, et barrée :

 


Explkckt sfcrftxm mxlkfrks

Le cryptage n’est pas bien compliqué à décoder. Chaque voyelle, sauf la première, a été remplacée par la consonne qui la suit immédiatement dans l’alphabet (je rappelle que dans l’alphabet latin, I et J sont la même lettre, de même que U et V, et que W n’existe pas). Le texte rétabli est donc « Explicit secretum mulieris ». C’est une formulation latine couramment utilisée dans les manuscrits du Moyen Âge, même pour un texte qui n’est pas en latin. Comme les manuscrits comportaient fréquemment, à la demande du commanditaire, plusieurs textes différents, le copiste inscrivait en général la formule « incipit... » (« ici commence... ») suivie du titre du texte en latin, avant le début du texte, puis « explicit... » (« ici se termine... ») suivi de ce même titre, après la fin du texte. « Secretum mulieris » signifie bien « Secret de la femme ». On peut s’étonner du singulier pour le mot « secret » alors que les nombreux titres de traités ainsi intitulés entre le XIIIe et le XVe siècle le mettent toujours au pluriel ; je ne pense pas que cela porte beaucoup à conséquence. Orlanda Lie, l’autrice de l’introduction du livre indiqué ci-dessus rapporte une interprétation numérologique faite par d’autres érudits qui propose d’y voir un fait exprès pour que le nombre de voyelles remplacées soit de 2 dans le premier mot, 3 dans le deuxième et 4 dans le troisième, nombres qui additionnés donnent 9, soit le nombre de mois d’une grossesse humaine, et multipliés donnent 24, soit le nombre de lettres dans l’acrostiche « Margareta Godevartse wt Udim » ; or si on additionne ce nombre de 24 à 4 petites fleurs dessinées dans la marge à différents endroits du texte, on obtient 28, soit le nombre de jours d’un mois lunaire – ou d’un cycle menstruel. Mouais… Je ne suis pas très convaincue par cette interprétation… On peut si facilement faire dire ce qu’on veut aux nombres.

Mais ce n’est pas tout. Si vous avez feuilleté le manuscrit, vous avez pu constater que le texte est en vers (alors que l’original latin était en prose). Rien d’étonnant en soi. Les médiévaux mettaient volontiers en vers toutes sortes de textes pour pouvoir simplement les mémoriser plus facilement. Des textes médicaux étaient notamment souvent mis en vers (on en a un exemple célèbre avec le Regimen Sanitatis ou Flos Medicinae Scholae Salerni, un manuel de médecine produit sans doute dans le cadre de l’école de médecine de Salerne au XIIe siècle). Sauf qu’ici… le texte bascule parfois dans un tout autre type de discours, où les vers ne sont plus là pour guider la mémoire d’un apprenti médecin, mais pour exprimer des épanchements lyriques ! En effet, le texte qui correspond assez fidèlement à la version latine du De secretis mulierum (Secrets des femmes) est régulièrement entrelardé de passages de quelques vers où l’auteur exprime sa flamme à sa bien-aimée ! Mais alors…, sa bien-aimée…, c’est cette mystérieuse Margareta Godevartse ? Oui, évidemment, mais la question est de savoir si on a affaire à une véritable déclaration d’amour cryptée pour protéger l’anonymat de la bien-aimée dans le cadre d’une relation amoureuse interdite, ou si tout cela est une pure fiction destinée simplement à accrocher les lectrices ou plus probablement les lecteurs en quête de détails égrillards. Orlanda Lie présente dans son introduction ces deux hypothèses qui ont été faites par différents érudits. Elle montre que la deuxième est plus probable, notamment en la comparant à une autre version du « Secrets des femmes », française, où l’auteur s’adresse aussi (mais uniquement dans le prologue) à une bien-aimée probablement fictive. J’avais d’ailleurs parlé de cette version et de sa dédicataire réelle ou fictive dans un article précédent (cf. à la fin de cet article, le lien vers l’article de septembre 2022, « Un livre sur les femmes, interdit aux femmes, dédié à une femme »).

Il y a une autre raison qui fait pencher vers l’hypothèse de la fiction. Comment imaginer une seconde qu’un homme essaie de séduire une femme en lui dédiant un manuel de gynécologie ? Et surtout en intégrant ses déclarations d’amour pile avant ou après des considérations médicales bien peu glamour ! Quelques exemples ? Allons-y ! Je vous donne quatre exemples (parmi de très nombreux passages) où le choc entre la partie « manuel de gynéco » et la partie « poème d’amour lyrique » m’a semblé particulièrement savoureux.


Une petite comparaison sur la copulation, entre femme et autres femelles animales :

Aucun animal ne copule après la conception

Excepté la femme, comme nous l’avons appris,

Et la jument, et c’est la vérité

(v. 204-206)


Et immédiatement après :

Ayez pitié, chère noble dame,

Je ne puis demeurer en paix

Si je ne peux contempler votre adorable face.

Dommage que je puisse si rarement être avec vous !

(v. 207-210)


L’enchaînement d'une phrase qui signifie en gros « Toutes des chaudasses qui copulent comme des juments et pire que tous les autres animaux » à une déclaration délicate et éthérée, est particulièrement osé, choquant, et bien sûr extrêmement comique ! Et je ne veux pas croire que ce comique serait involontaire. On savait rire en 1405 pas moins qu’en 2024 ! Imaginez ce texte en bande dessinée : le personnage masculin aurait une bulle de pensée avec le discours gynécologique et parfois misogyne, et une bulle de parole avec la déclaration lyrique... On comprend en tout cas très clairement que ce qui empêche le narrateur de « demeurer en paix », ce n’est pas tant de ne pas pouvoir contempler l’ « adorable face » de sa bien-aimée, que de ne pas pouvoir copuler avec elle en tout temps !


Un peu plus loin, parlant des pertes vaginales transparentes, mais désagréablement humides :

Nous avons lu que cela leur cause beaucoup de désagrément,

Parce qu’elles doivent aller et venir tout le temps

En ayant une sensation d’humidité entre leurs jambes

(v. 224-226)


Et immédiatement après :

Est-ce que cela devient trop long pour ma dame ?

Je souhaiterais, de ces contraintes

Me rendre libre avec force,

Et je souhaiterais parler un petit peu d’elle

Que j’aime plus que tout au monde.

Elle est la meilleure femme que je connaisse,

Elle est toujours dans mon esprit,

Depuis la fin jusqu’au début.

(v. 227-234)


La déclaration sur la sensation humide entre les jambes est une innovation de l’auteur néerlandais. Elle ne figure pas dans le texte latin original. Et je n’ai pas trouvé d’affirmation semblable dans aucun autre texte du Moyen Âge. De nombreux textes évoquent les douleurs liées aux règles (au ventre, aux lombaires, à la tête) ou la fatigue, mais aucun n’évoque la sensation désagréable d’humidité.

Là encore, l’association de ce passage avec le suivant prête à une interprétation sexuelle qu’aucun des deux n’aurait sinon. Les auteurs du Moyen Âge confondaient généralement les pertes vaginales ponctuelles, ou leucorrhées, avec les sécrétions vaginales produite lors du plaisir sexuel (la plupart interprétaient ces liquides comme des menstrues « blanchies », et certains en faisaient une semence féminine, qui doit se mêler au sperme masculin pour concevoir un enfant). Donc, il n’est pas difficile de comprendre à quoi pensait l’auteur et à quoi il voulait faire penser les lecteurs en parlant de cette substance humide entre les jambes des femmes, juste avant d’embrayer sur la femme qu’il aime le plus au monde et dont il voudrait nous parler.


À un autre endroit :

Comme est-il possible qu’elle se retienne

Et qu’elle n’offre pas de réconfort à mon cœur

Quand tout ce à quoi je pense, c’est ma chère dame.

Ma dévotion deviendra manifeste,

Dévotion que je lui déclare maintenant en secret.

(v. 1522-1526)


L’auteur semble continuer sur le même ton au vers suivant :

Mon cher amour, je te dirai…

Mais non, désappointement !


Mon cher amour, je te dirai

Quelque chose de plus à propos de la menstruation.

(v. 1527-1528)


J’imagine bien la dame : Oh oui, mon chéri ! Parle-moi encore de menstruation !

Mais que va-t-il lui dire à propos de la menstruation ? C’est le fameux passage (repris de l’original latin) où il est question des vieilles femmes menstruées ou ménopausées qui infectent les petits enfants par leur regard toxique. Le narrateur veut-il implicitement prévenir sa bien-aimée qu’un jour elle aussi sera une de ces petites vieilles au regard toxique ? Faut-il y voir une variation sur le motif cher à Ronsard et à d’autres « Quand vous serez bien vieille... » ?


Enfin, il aborde le thème des philtres amoureux à base de sang menstruel (sur le sujet, je vous invite à consulter mes articles dont vous trouverez les liens à la fin de cet article) :

Nous avons aussi lu que, qui que ce soit qui le désire,

Peut très bien jeter un sort à un homme

Avec du sang menstruel,

Si bien que l’homme suivrait la femme.

Mais je ne veux pas écrire sur de tels sujets

(v. 1597-1600)


et il enchaîne :

Elle, que j’aime plus que toutes les femmes,

Elle ne s’inquiète pas que je souffre

Cette peine en secret à cause d’elle.

Et pourtant, elle sait très bien

Que mon cœur l’aime tendrement

Et que je souffre un lourd tourment

Parce qu’elle n’y prête nulle attention

(v. 1601-1608)


Là encore, le passage de l’un à l’autre n’est pas du tout anodin. Juste après avoir affirmé qu’une femme peut susciter par un moyen magique le désir d’un homme, qui la suivra partout, il raconte que lui-même éprouve un désir irrationnel pour une femme qui ne semble pas le partager, mais qui semble tout maîtriser. C’est une façon à peine voilée de dire que lui-même est victime d’une femme qui lui a fait boire un philtre !


Comment a-t-on pu croire que ce texte serait une véritable déclaration d’amour !

Messieurs, je ne vous conseille pas d’essayer de séduire une femme en lui disant « Y a que les juments qui copulent autant que toi », « T’as une petite tache mouillée sur la culotte », « Toi, quand tu seras vieille, tu pourras blesser des enfants quand tu auras tes règles », ou « Je sais bien ce que t’as mis dans mon café pour que j’aie autant envie de toi ! »

Par contre, le texte a un vrai ressort comique qui tient d’une part au contraste entre le ton du discours médical et le ton du discours lyrique, et d’autre part aux nombreux sous-entendus sexuels qui surgissent du contact entre ces deux discours.

Je pense aussi que les « codages » du texte ont une fonction plus comique que cryptique. Le « Explkckt sfcrftxm mxlkfrks » est parfaitement lisible, barré d’un trait qui ne le cache absolument pas, codé avec le code le plus basique qui soit (la lettre qui suit immédiatement dans l’alphabet), et enfin ne portant que sur les voyelles, ce qui ne fait pas obstacle à la lisibilité : sans même avoir besoin de recourir au code, le lecteur latinophone reconnaît immédiatement les mots (je rappelle que certaines langues, comme l’arabe ou l’hébreu, peuvent s’écrire avec uniquement des consonnes, au lecteur de rétablir les voyelles en lisant ; nous faisons parfois de même en français de nos jours quand nous écrivons certains mots en abrégé). Quant à la fameuse Margareta Godevartse wt Udim, dont je suis persuadée qu’elle est inventée de toutes pièces (je précise d’ailleurs qu’il n’existe aucun toponyme « Udim » en Belgique ni ailleurs dans le monde de nos jours en tout cas), je penche volontiers pour y voir une blague à base d’un jeu de mots ou d’une allusion entendue : de nos jours aussi, quand un humoriste, quand l’auteur d’un film ou d’un livre comique, invente le nom d’un personnage, il ne le fait jamais au hasard, et le nom lui-même est un ressort comique. Hélas, ce qu’il y avait de drôle dans « Margareta Godevartse wt Udim » était compréhensible seulement pour quelques lecteurs belges néerlandophones de 1405 ou d’avant, d’un certain milieu social voire d’un certain cercle de personnes se connaissant. Je vous laisse y rêver. Et attention à ce que vous direz dans votre prochaine déclaration d’amour !


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À propos des « Secrets des femmes » :


À propos de boire du sang menstruel comme philtre d’amour :


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