Lorsque j'étais étudiante en lettres classiques, il y a plus de
vingt ans, j'avais découvert avec amusement les Propos de table
de Plutarque. C'est un vaste recueil de questions dont débattent
ensemble un petit groupe d'amis cultivés. Aujourd'hui, Plutarque
appellerait son recueil « Brèves de comptoir » ou
« Discussions de bistrot », ou encore « Forums
de discussion » ou « Fils sur twitter » ! Les
questions sont extrêmement variées (je me souviens à l'époque
être tombée sur les questions de savoir si le sel pouvait être
considéré comme aphrodisiaque ou comment le remora peut s'accrocher
sous les poissons plus gros que lui…), et pour chacune, les amis
proposent les clichés et idées reçues en vogue, qui s'avèrent
évidemment contradictoires, et personne ne tranche à la fin (quand
je vous dis que c'est comme nos forums internet!) À
l'époque, j'avais surtout trouvé ce recueil très drôle ;
aujourd'hui, je me rends compte que c'est une mine pour l'historien
des idées, car il permet de savoir quelles étaient les principales
idées qui circulaient sur de nombreux sujets dans le monde
gréco-romain du IIe s. ap. JC.
Bref, vous vous doutez qu'après
cette longue introduction, je vais vous révéler qu'il est question
des menstrues quelque part… Eh bien oui ! Et je trouve
l'ensemble de la question où elles sont traitées passionnant… et
drôle aussi, c'est pourquoi je vous en parle ! La question est
« Si
les femmes sont plus froides par tempérament que les hommes, ou si
elles sont plus chaudes. »
Tout un programme ! Mais
tout à fait passionnant quand on s'intéresse à l'histoire du corps
féminin en Occident. En effet, plusieurs siècles avant Plutarque,
le médecin grec Hippocrate a démontré que la femme est froide et
humide. Il a été repris par tous les auteurs de l'Antiquité et du
Moyen Âge. J'ai donc été surprise de découvrir à travers ce
texte de Plutarque que certains, dans l'Antiquité, pouvaient
soutenir la théorie inverse. Mais je vous rassure, la misogynie est
garantie pour les deux théories : si la femme est froide, c'est
une espèce de truc visqueux et frissonnant, si elle est chaude,
c'est un produit hautement inflammable et dangereux !
Plutarque
présente d'abord la théorie du médecin Athryilatos, selon qui les
femmes sont chaudes. Celui-ci
a cinq arguments :
1)
Les femmes sont chaudes, parce qu'elles sont glabres : tous les
poils qui pourraient pousser sur leur peau sont consumés par la
chaleur avant même de pouvoir sortir !
Mon
pauvre Athryilatos, si tu savais !… Ah mais si seulement
c'était vrai ! On n'embêterait pas les femmes qui veulent se
laisser les jambes velues et on économiserait bien du temps et de
l'argent perdus en épilations !!!
2)
Le
sang menstruel, nous y voilà. Comme vous le savez, le sang est
chaud. Alors, à l'intérieur du corps féminin bouillant, on
risquerait une inflammation. Ouf, le sang menstruel est là pour
évacuer cet excédent de chaleur !
Déjà
qu'on est nombreuses à s'inquiéter lors d'un petit retard de règles
(je suis malade ? enceinte?) Grâce à Athryilatos,
on aura un sujet supplémentaire de stress : là, il faut
vraiment que j'aie mes règles, sinon, je vais me transformer en
torche vivante ! D'ailleurs, je conseillerais à toutes les
femmes qui ont un retard de règles de ne pas traîner près des
forêts du sud de la France en été, on a déjà bien assez de
soucis avec les mégots oubliés ! Et Mesdames mes lectrices
ménopausées, je vous sens mal à l'aise, mais ne vous inquiétez
pas : le cas de la température corporelle des vieillards est
traité dans une autre question des
Propos
de table
(dont je ne parlerai pas dans cet article)…
3)
Le troisième argument est une expérience amusante pratiquée par
les fossoyeurs : on sort dix cadavres d'hommes et un de femme,
on embrase celui-ci, et Pfiout !
les dix cadavres d'hommes s'embrasent d'un seul coup !
Mais
ce n'est pas possible ! On ne leur a jamais dit qu'on ne joue
pas avec les cadavres ? Il était temps que le XXe s. arrive
avec ses kits de jeu type « Mon petit chimiste » pour que
les fossoyeurs s'amusent à des jeux moins irrespectueux et moins
dangereux…
4)
Les filles sont pubères plus tôt que les garçons, or la puberté
développe plus de chaleur, donc les filles sont plus chaudes.
Athryilatos,
je peux te le
dire,
en tant que professeure de collège : après une heure de cours
avec une trentaine d'ados, la température monte en moyenne de trois
degrés, mais cela ne change rien que ce soit des filles pubères ou
des garçons pré-pubères !
5)
Les femmes supportent mieux les besoins de l'hiver : la preuve,
elles ont besoin de moins d'habits.
Ah
ben, c'est comme les poils, Athrylatos ! Les femmes aimeraient
bien enfiler un gros jogging confortable et chaud quand il fait
froid, mais si elles se mettent en mini-jupe, c'est pour le plaisir
du regard des hommes. Oui, je sais, au IIe s. ap. JC, en Grèce, la
mode n'était pas au jogging et à la mini-jupe, mais reconnaissons
que dans bien des pays et des époques, c'est plutôt la mode
féminine qui correspond à des critères esthétiques et la mode
masculine à des critères pratiques.
Bon,
après toutes ces bêtises, c'est au tour de Floros de parler, et il
va démonter un à un tous les arguments de son ami. Mais je gage que
les contre-arguments ne vont pas plus vous convaincre…
1)
Si les femmes supportent mieux le froid, c'est qu'on résiste mieux
aux atteintes de ce qui nous est semblable.
En
gros, elle est déjà froide, donc elle ressentira moins le choc du
froid. Eh
bien, Floros, quand ton corps est en légère hypothermie, le matin,
après une bonne nuit de sommeil, tu essaieras de prendre une douche
froide ou de sortir dehors sans manteau : tu verras, tu ne
ressentiras pas le froid, bien sûr !
2)
C'est la semence de l'homme qui engendre des enfants, et non celle de
la femme, or
la raison en est qu'elle
n'est pas assez chaude pour cela. (Ce
contre-argument répond plus ou moins à l'argument des filles tôt
pubères).
Je
vous renvoie à la théorie de la conception que j'ai déjà
expliquée
ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html,
2, 2e
paragraphe. La « semence » de la femme était pour les
Anciens le sang menstruel (coucou, le revoilà!) : selon
certaines théories, il fallait les deux pour faire un enfant, mais
selon d'autres (tenant d'Aristote, et que suit notre ami Floros),
seul la semence masculine (le sperme) donnait le souffle vital,
tandis que la semence féminine (le sang menstruel) n'était pas
vraiment une semence, mais servait à donner la forme, puis se
convertissait en nourriture pour l'embryon et ensuite en lait pour le
nouveau-né.
3)
Si leurs cadavres brûlent mieux, c'est un effet de la graisse, or la
graisse est la partie la plus froide du corps. La preuve : ceux
qui font de la gymnastique ne sont pas gras.
OK,
Floros, mais tu t'es demandé pourquoi ta femme est grasse ?
C'est comme ton copain Athryilatos
avec
les poils et les vêtements. Peut-être que ta femme préférerait
faire de la gymnastique à la palestre plutôt que de rester cloîtrée
toute la journée dans le gynécée à manger des gâteaux au miel…
4)
Le sang menstruel ? Ah mais non, ce n'est pas une évacuation de
sang trop chaud qui risquerait d'embraser la femme. C'est juste le
contraire, en fait : c'est du sang tout froid, cru, superflu,
pesant, trouble, qui risquerait de faire de ta femme une espèce de
truc totalement dégoûtant et visqueux si ça restait en elle. La
preuve : quand elles ont leurs règles, elles frissonnent.
Un
bon point pour toi, Floros. C'est vrai qu'il m'arrive de frissonner
et de m'envelopper dans un châle bien chaud quand j'ai mes règles.
Mais je ne suis pas persuadée par l'explication scientifique que tu
en donnes…
5)
La peau sans poil, c'est au contraire un effet du froid. La preuve :
il y a bien des poils qui poussent sur le corps des femmes, mais aux
endroits les plus chauds.
C'est
peut-être l'argument le moins stupide de tous, même s'il n'est pas
très rationnellement présenté. Et puis il me rend Floros plus
sympathique qu'Athryilatos :
il
a l'air plus au courant que son ami de certaines parties plus intimes
du corps des femmes…
Si
vous voulez aller voir le texte original
de
Plutarque
avec sa traduction, ils sont ici :
Il
n'y a pas de conclusion. Et l'ouvrage se poursuit sur d'autres
questions : le vin est-il froid ou chaud, quel est le meilleur
moment pour coucher avec une femme, pourquoi les gens à moitiés
ivres ont-ils des mouvements
plus désordonnés que les gens complètement ivres, pourquoi les
chairs pourrissent-elles plus vite à la lune qu'au soleil, etc.
J'espère
que ces quelques fleurs vous donneront envie d'aller en cueillir
d'autres,
voire de lire le recueil en entier, ce que je n'ai jamais fait
moi-même, faute d'une édition intégrale en français à un format
maniable...
*
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