jeudi 21 juillet 2016

A cache-cache au creux des coquillages (Stoskopff, épisode 2)


Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff avec mon préféré.

Huile sur toile, 47 x 59,5. New York, Metropolitan Museum of Art

La totalité de la moitié supérieure du tableau est entièrement noire. Entre cette masse noire et la large bande noire du bord de la table, en bas du tableau, la planche de la table se détache à peine en brun foncé. Sur ce fond sombre, ne sont donnés à voir au spectateur que trois objets. A droite, occupant les deux tiers de la largeur, une boîte en copeaux de forme ovale, parfaitement semblable aux nombreuses autres présentes dans les tableaux de Stoskopff, mais – fait presque unique dans son œuvre – elle est entrouverte, et non fermée. A gauche, occupant le tiers de la largeur, deux coquillages, un nautile et une porcelaine.
Le contenu de la boîte en copeaux garde son mystère. L'objet jaune est clairement une tranche de citron (oui, encore le citron!) ; sa brillance m'a d'abord fait penser qu'il s'agissait d'une tranche de citron confit, mais d'autres citrons coupés de Stoskopff sont représentés avec une telle brillance ; d'un autre côté, la confiserie joue un rôle dans la vie de Stoskopff (Daniel Soreau, son vieux maître, un incroyable homme à tout faire, ancien marchand de laine, qui, outre la peinture, lui a enseigné l'architecture, le luth, et les jeux de balle, possédait aussi un atelier de confiserie), et il semblerait plus logique de conserver une tranche de fruit confit plutôt que frais dans une boîte en copeaux. Sous la tranche de citron, une texture écaillée d'un gris luisant pourrait appartenir, soit à un poisson (logique avec la tranche de citron, mais là encore, drôle d'endroit pour conserver un poisson frais!), soit à un autre coquillage. Le plus intriguant reste les objets derrière la tranche de citron (peut-être répétés de façon plus floue dans la partie plus à droite, où la fente se referme) : très nettement représentés et pourtant difficilement identifiables, il semble qu'il s'agisse de petits cubes aux bords légèrement arrondis, et brillants ; je pencherais là aussi pour des confiseries ; caramels ? pâtes de coing ?
La fascination du spectateur face à ce tableau oscille entre ce mystère du contenu d'une boîte qui se laisse enfin voir sans pour autant se laisser saisir, et le vertige qui nous prend dès que nous laissons notre œil glisser sur la surface lisse et nacrée du nautile : spirale de l'objet, multipliée par les différentes spirales de sa représentation frontale, il nous invite à pénétrer dans un monde infini. Un monde de courbes douces, alternativement convexes et concaves, et de lumières reflétées et déformées : comme dans le tableau de l'article précédent, on y perçoit le reflet d'une fenêtre, mais ici pas question de croix, la lumière en est fragmentée. Intérieur et extérieur s'y répondent, invitant notre regard à circuler aisément de l'un à l'autre, jusqu'à ce que nous ne sachions plus ce que nous regardons, jusqu'à ce que soudain nous tombions dans le nautile, découvrant soudain que nous sommes au creux d'une vague immobilisée avant sa retombée, au creux d'une grotte liquide de quelque Calypso qui s'y cache peut-être encore. Car oui, là encore, comme dans la boîte, finit par nous irriter le mystère de la partie non visible, là où disparaît justement la tache de lumière la plus brillante, comme pour nous laisser imaginer un monde lumineux, paradisiaque, qui nous est inaccessible. Alors pourquoi pas Calypso, dont le nom vient du verbe grec signifiant « cacher », pourquoi pas un corps invisible et désirable se cachant dans la partie qui se dérobe à notre regard ? La coque vide elle-même est pleine d'une absence : le corps vivant qui s'y est autrefois lové, un mollusque à la chair tendre et palpitante, dont sa surface luisante semble avoir gardé la trace humide.
C'est alors que nos yeux descendent vers la plus discrète porcelaine, que sa couleur sombre ferait passer presque inaperçue, n'était la blancheur de ses pointillés et surtout trois vives taches de lumière (encore un reflet de la fameuse fenêtre), qui attirent notre attention sur un trou qu'elles entourent, un petit trou sombre qui s'enfonce vers l'intérieur du coquillage, une fois encore vers une partie invisible, mystérieuse et désirable. Le spectateur averti n'ignore pas plus que Stoskopff l'origine du nom de la porcelaine, « porcellana », « vulve de truie » [la « porcelaine » fabriquée par l'homme, seule signification dont la langue moderne se souvienne, n'était qu'une comparaison avec la matière de ce coquillage]. Il n'ignore pas le sens intime que le peintre a voulu donner à cet objet, petit mont sombre et touffu qui s’étrécit en aboutissant à l'ouverture intime et noire entourée d'une brillance humide. Il n'ignore pas ce qu'il trouverait en retournant la porcelaine (alors très présente dans les cabinets d'amateurs) : deux lèvres lisses et polies, pâles comme une peau fragile cachée de la lumière, entre lesquelles s'ouvre une étroite fente vers une profondeur inaccessible et sombre.
Eh oui ! Notre société avide de sexe, qui pousse des cris d'horreur et d'excitation face à l'Origine du monde de Courbet, ferait bien de retourner voir d'un autre œil les réputées ennuyeuses natures mortes du XVIIe s. !

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