Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff avec
mon préféré.
Huile
sur toile, 47 x 59,5. New York, Metropolitan Museum of Art
La totalité de la moitié supérieure du tableau est entièrement
noire. Entre cette masse noire et la large bande noire du bord de la
table, en bas du tableau, la planche de la table se détache à peine
en brun foncé. Sur ce fond sombre, ne sont donnés à voir au
spectateur que trois objets. A droite, occupant les deux tiers de la
largeur, une boîte en copeaux de forme ovale, parfaitement semblable
aux nombreuses autres présentes dans les tableaux de Stoskopff, mais
– fait presque unique dans son œuvre – elle est entrouverte, et non
fermée. A gauche, occupant le tiers de la largeur, deux coquillages,
un nautile et une porcelaine.
Le contenu de la boîte en copeaux garde son mystère. L'objet jaune
est clairement une tranche de citron (oui, encore le citron!) ;
sa brillance m'a d'abord fait penser qu'il s'agissait d'une tranche
de citron confit, mais d'autres citrons coupés de Stoskopff sont
représentés avec une telle brillance ; d'un autre côté, la
confiserie joue un rôle dans la vie de Stoskopff (Daniel Soreau, son
vieux maître, un incroyable homme à tout faire, ancien marchand de laine, qui, outre la peinture, lui a enseigné l'architecture, le
luth, et les jeux de balle, possédait aussi un atelier de
confiserie), et il semblerait plus logique de conserver une tranche
de fruit confit plutôt que frais dans une boîte en copeaux. Sous la
tranche de citron, une texture écaillée d'un gris luisant pourrait
appartenir, soit à un poisson (logique avec la tranche de citron,
mais là encore, drôle d'endroit pour conserver un poisson frais!),
soit à un autre coquillage. Le plus intriguant reste les objets
derrière la tranche de citron (peut-être répétés de façon plus
floue dans la partie plus à droite, où la fente se referme) :
très nettement représentés et pourtant difficilement
identifiables, il semble qu'il s'agisse de petits cubes aux bords
légèrement arrondis, et brillants ; je pencherais là aussi
pour des confiseries ; caramels ? pâtes de coing ?
La fascination du spectateur face à ce tableau oscille entre ce
mystère du contenu d'une boîte qui se laisse enfin voir sans pour
autant se laisser saisir, et le vertige qui nous prend dès que nous
laissons notre œil glisser sur la surface lisse et nacrée du
nautile : spirale de l'objet, multipliée par les différentes
spirales de sa représentation frontale, il nous invite à pénétrer
dans un monde infini. Un monde de courbes douces, alternativement
convexes et concaves, et de lumières reflétées et
déformées : comme dans le tableau de l'article précédent, on
y perçoit le reflet d'une fenêtre, mais ici pas question de croix,
la lumière en est fragmentée. Intérieur et extérieur s'y
répondent, invitant notre regard à circuler aisément de l'un à
l'autre, jusqu'à ce que nous ne sachions plus ce que nous regardons,
jusqu'à ce que soudain nous tombions dans le nautile, découvrant
soudain que nous sommes au creux d'une vague immobilisée avant sa
retombée, au creux d'une grotte liquide de quelque Calypso qui s'y
cache peut-être encore. Car oui, là encore, comme dans la boîte,
finit par nous irriter le mystère de la partie non visible, là où
disparaît justement la tache de lumière la plus brillante, comme
pour nous laisser imaginer un monde lumineux, paradisiaque, qui nous
est inaccessible. Alors pourquoi pas Calypso, dont le nom vient du
verbe grec signifiant « cacher », pourquoi pas un corps
invisible et désirable se cachant dans la partie qui se dérobe à
notre regard ? La coque vide elle-même est pleine d'une
absence : le corps vivant qui s'y est autrefois lové, un
mollusque à la chair tendre et palpitante, dont sa surface luisante
semble avoir gardé la trace humide.
C'est alors que nos yeux descendent vers la plus discrète
porcelaine, que sa couleur sombre ferait passer presque inaperçue,
n'était la blancheur de ses pointillés et surtout trois vives
taches de lumière (encore un reflet de la fameuse fenêtre), qui
attirent notre attention sur un trou qu'elles entourent, un petit
trou sombre qui s'enfonce vers l'intérieur du coquillage, une fois
encore vers une partie invisible, mystérieuse et désirable. Le
spectateur averti n'ignore pas plus que Stoskopff l'origine du nom de
la porcelaine, « porcellana », « vulve de truie »
[la « porcelaine » fabriquée par l'homme, seule
signification dont la langue moderne se souvienne, n'était qu'une
comparaison avec la matière de ce coquillage]. Il n'ignore pas le
sens intime que le peintre a voulu donner à cet objet, petit mont
sombre et touffu qui s’étrécit en aboutissant à l'ouverture
intime et noire entourée d'une brillance humide. Il n'ignore pas ce
qu'il trouverait en retournant la porcelaine (alors très présente
dans les cabinets d'amateurs) : deux lèvres lisses et polies,
pâles comme une peau fragile cachée de la lumière, entre
lesquelles s'ouvre une étroite fente vers une profondeur
inaccessible et sombre.
Eh oui ! Notre société avide de sexe, qui pousse des cris
d'horreur et d'excitation face à l'Origine du monde de
Courbet, ferait bien de retourner voir d'un autre œil les réputées
ennuyeuses natures mortes du XVIIe s. !
*
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