Le De aegritudinum curatione tractatus (« Traité du
soin des maladies ») est un traité de médecine anonyme écrit
à Salerne en Italie (la première école de médecine de l'Occident
médiéval) au XIIe siècle. C'est une compilation de traités
antérieurs, avec quelques variantes et ajouts, ce qui fait qu'il
offre un assez large panorama de la médecine de Salerne au XIIe
siècle. On le trouve édité dans la colossale somme en cinq volumes
de Salvatore de Renzi, où il occupe environ trois cent pages du
deuxième volume :
Renzi Salvatore
de (éd.), Collectio
salernitana, ossia Documenti inediti, e trattati di medicina
appartenenti alla Scuola medica salernitana,
Napoli, Filiatre-Sebezio, vol. 2, 1854, p. 81-386
(consultable en ligne ici :
https://archive.org/details/BIUSante_34887x02).
Il s'agit d'un traité complet de toutes les maladies et affections a
capite ad calcem, comme on disait alors (en latin), c'est-à-dire
« de la tête au talon ». Vous pouvez juger de cet ordre
en regardant la table des matières qu'en établit Renzi aux pages 52
à 56 de l'édition citée ci-dessus : même si vous ne savez
pas le latin, vous reconnaîtrez aisément les noms de certaines
parties du corps et constaterez que l'auteur procède de haut en bas.
Certaines maladies générales (frénésie, léthargie, apoplexie,
paralysie, mélancolie, etc.) sont traitées au tout début, avant
les chapitres sur les cheveux.
Je vous avoue que je n'ai pas lu la totalité des trois cent pages
(en latin !), mais je me suis concentrée sur les passages sur les
menstrues. Il y en a énormément, et même sur ce sujet précis je
ne vous parlerai pas de tout : l'auteur les aborde à plusieurs
reprises dans des chapitres dédiés à d'autres affections, et enfin
leur consacre plusieurs chapitres spécifiques vers la fin du traité
(si vous avez compris l'ordre, il n'y a ensuite plus que les maladies
liées aux jambes et aux pieds…) Fidèle à ma manière de faire
dans ce blog, je vous propose de me suivre dans mon cheminement dans
ce traité et de faire en ma compagnie une « promenade menstruelle », en ne suivant
que les sentiers qui m'ont plu, surprise ou intéressée.
- Les menstrues sont abordées dans le chapitre
consacré à la mélancolie. Je rappelle pour ceux qui l'ignoreraient
que, depuis Hippocrate (médecin grec du Ve s. av. JC) et jusqu'au
début du XVIIIe siècle, la médecine occidentale repose sur l'idée que
la santé du corps humain dépend de l'équilibre entre quatre
« humeurs » (il s'agit de liquides corporels, mais ils
gouvernent aussi nos « humeurs » au sens actuel du
terme) : le sang, la bile (ou bile jaune ou colère / cholère /
cholera), la bile noire (ou atrabile ou mélancolie), le flegme (/
flemme, ou lymphe). Chaque être humain a une humeur en un peu plus
grande quantité que les trois autres, c'est ainsi que nous sommes
sanguin, colérique, mélancolique (ou atrabilaire), flegmatique (ou
lymphatique). Tout cela est resté dans notre langage courant pour
qualifier des caractères. Mais cela concernait aussi les affections
physiques. On soignait différemment un sanguin ou un flegmatique,
puisqu'il fallait au maximum atteindre l'équilibre des quatre
humeurs pour être en bonne santé. Quand une humeur l'emportait trop
sur les autres, cela engendrait une maladie. C'est pourquoi la
mélancolie est traitée ici parmi les maladies. Mais la définition
en était visiblement plus large qu'un simple excès de l'humeur
appelée « mélancolie ». En effet, l'auteur
lui assigne différentes causes : chez
certains elle est bien due à un excès de mélancolie, mais chez
d'autres à un excès de colère ou à un excès de sang (ne me
demandez pas pourquoi l'excès de flegme est le seul à ne pas être
cause de mélancolie).
Pour ceux chez qui elle est due au sang, cela
peut-être causé par une rétention de sang, par les narines ou les
hémorroïdes, ou par les menstrues chez les femmes. Nous y voilà !
Vous voyez bien la logique : si une femme n'avait pas ses
menstrues en temps normal ou en très petite quantité, on pensait
que le sang menstruel était bien produit, mais restait dans le
corps, d'où l'excès de sang. Mais… qu'est-ce que c'est que cette
histoire de narines et d'hémorroïdes, vous demandez-vous ? Eh
bien, les médecins anciens ont trouvé tellement cohérent par
rapport à la théorie des humeurs le principe de la purgation
menstruelle chez les femmes, qu'ils se sont dit qu'il devait bien y
avoir un équivalent masculin pour que les hommes puissent eux aussi
purger leurs excès de sang de manière naturelle. Et les saignements
de nez et les hémorroïdes leur ont semblé remplir parfaitement cet
office. C'est pourquoi on les voit fréquemment associés aux
menstrues dans les traités de médecine, et pourquoi ces affections
sont parfois indiquées comme spécifiquement masculines pour faire
pendant aux menstrues féminines.
Alors, pour traiter l'excès de sang ? Oh, très simple, une
bonne petite saignée (si vous êtes spectateur de Molière, vous
comprenez maintenant cette omniprésence des saignées encore dans la
médecine du XVIIe siècle) : par la veine du front si c'est une
rétention du sang des narines ou par la veine saphène si c'est une
rétention de menstrues. Pour faire saigner le nez, on peut aussi
introduire dans les narines une soie de porc. L'auteur recommande
également des remèdes avec des boissons purgatives ou avec une diète
spécifique.
- Un autre chapitre passionnant où il est
question des menstrues indirectement est celui consacré aux
lentigines ou lentigo. Ce sont des affections de la peau se
manifestant par des taches rougeâtres ou brunâtres surtout sur les
parties du corps les plus exposées au soleil, le visage et les
mains. Elles surviennent en général à partir d'un certain âge
d'où leur nom courant de « taches de vieillesse ». À
noter cependant que ce terme désignait visiblement au Moyen Âge
d'autres affections dermatologiques, car l'auteur du De
aegritudinum curatione tractatus dit
que cela arrive plus pendant l'enfance. Il propose bien parmi les
causes possibles les « ardeurs du soleil » (solis
ardores), mais aussi une autre cause,
surprenante pour nous :
« Aliquando puellis contingunt, cum
menstrua melancolica non per locum suum exeunt, sed ut egrediantur
per totum corpus se dispergunt. »
« Quelquefois elles arrivent aux jeunes
filles, lorsque les menstrues mélancoliques ne sortent pas par le
lieu prévu, mais, comme si elles débordaient, se répandent dans
tout le corps. »
Si vous avez lu les précédents articles de ce blog, vous aurez vu
que le sang menstruel était en cause dans les maladies infantiles
causant des boutons et des plaques rouges, parce qu'on pensait que
cela était dû à un excès mal purgé du sang menstruel de la mère,
transmis à l'enfant au moment de la conception, dans la nourriture
apportée au fœtus et dans le lait donné au nouveau-né. Ici, ce
n'est pas exactement la même chose, puisque le sang menstruel en
cause n'est pas celui de la mère, mais le propre sang d'une jeune
fille. On n'est plus dans le cadre des maladies infantiles et pas
encore dans celui des taches de vieillesse. Faut-il y voir des taches
liées à l'acné ou des taches de rousseur qui chez certains
(certaines en l'occurrence) se développent plus à l'adolescence ?
Peu importe, ce qui me passionne ici c'est de voir que pour les
médecins du Moyen Âge, le sang menstruel était loin de se limiter
à ce qui sort tous les mois de la vulve des femmes.
- Les chapitres spécifiquement consacrés aux menstrues occupent les
pages 331 à 338 de l'édition de Renzi (et on en parle encore
beaucoup dans les pages suivantes consacrées aux affections de la
matrice et au système génital féminin en général). L'auteur
fournit une quantité incroyable de recettes pour faire venir les
menstrues en cas de rétention ou pour les freiner en cas de flux
trop abondant. Les remèdes se présentent comme des infusions à
boire, des bains dans lesquels ont infusé les ingrédients, des
emplâtres à poser sur le ventre ou sur le pubis, des suppositoires,
des pilules à introduire dans le vagin, ou des pessaires. Le
pessaire est un objet imbibé du remède, que l'on introduit dans le
vagin puis dont on le retire. Il peut être confectionné à base de
flocons de laine ou d'un sachet de lin fin empli de farine. L'auteur
précise qu'il doit être « en forme de doigt » ou « en
forme de priape ».
Ce mot « priape » pris comme nom
commun désigne un phallus, en référence au dieu antique Priape
toujours représenté en érection. Je voudrais m'arrêter un instant
sur ces pessaires. Certains pourraient penser que ce sont des
équivalents de nos tampons menstruels actuels. On lit beaucoup sur
internet dans de mauvais articles de vulgarisation que les femmes de
l'Antiquité utilisaient des tampons en laine. Il n'en est pas
question dans les sources grecques et latines en tout cas (j'ose
moins m'avancer sur les sources égyptiennes, puisque l’Égypte
antique est souvent citée sur ce point). Je pense que c'est une
mauvaise interprétation de sources médicales évoquant précisément
des pessaires. Bien sûr, il est séduisant d'imaginer que des objets
en laine absorbants que l'on s'introduisait dans le vagin aient pu
être utilisés comme tampons, mais cet usage n'est jamais mentionné
dans les sources, alors ne nous emballons pas ! D'après Sara
Read, dans son ouvrage Menstruation and
the Female Body in Early Modern England,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, il est parfois question au
XVIIe siècle de papier ou d'éponge que l'on
s'introduirait dans le vagin, mais cela concernerait uniquement les
prostituées qui doivent faire l'amour pendant leurs règles.
D'autres encore, émoustillés,
par l'expression « en forme de priape », pourraient y
voire des sortes de sex-toys. Alors… non ! Ce n'était
certainement pas plus agréable de s'enfiler ces fameux pessaires
dans le vagin que ce ne l'est aujourd'hui avec les tampons. N'en
déplaisent à certains intégristes religieux d'aujourd'hui qui,
paraît-il, déconseillent l'usage des tampons sous prétexte que la
femme pourrait y trouver du plaisir. Outre le fait que je ne vois
vraiment pas où est le problème à se faire plaisir, sachez,
messieurs, que non, il ne suffit pas qu'on nous enfile quelque chose
dans le vagin pour que nous y trouvions du plaisir !
- Si les
dispositifs médicaux n'apportaient donc certainement pas de plaisir
vénérien, c'est en revanche l'inverse qui est vrai. Le coït
n'était pas
– pas
seulement du moins – un moment joyeux de plaisir partagé, mais
aussi un traitement médical. Il était censé favoriser la venue des
menstrues : aussi, en cas de rétention de menstrues, le coït est conseillé
dans notre traité comme la dernière étape d'une série de
recommandations pour les faire venir.
- À propos
d'une
affection des menstrues qui se manifeste par le fait que la matière
des menstrues est d'une couleur jaune, l'auteur précise : « ce
qui se voit mieux sur un pannus albus ».
Chouette ! Encore une petite trouvaille pour ma piste de
recherche qui me tient le plus à cœur, celle de savoir comment les
femmes se protégeaient des écoulements et taches de sang menstruel.
Le mot pannus
indique
une bande de tissu, une serviette, et albus
signifie
« blanc ».
Ce
qui prouve d'une part qu'un tel pannus
comme
protection menstruelle existait au XIIe siècle
à
Salerne, d'autre part que toutes les femmes ne l'utilisaient pas
forcément ou n'en utilisaient pas forcément un bien blanc, puisque
l'auteur
prend
la peine de le préciser.
- J'ai eu le
plaisir de voir mentionner à plusieurs reprises, dans la composition
des recettes destinées à freiner un flux menstruel trop abondant,
du « sang de dragon ». Si vous suivez mes articles, vous
savez que le thème du sang de dracon est cher à mon cœur. Ce que
les traités médicaux du Moyen Âge nommaient sanguis
draconis (« sang
de dragon ») était en réalité issu de plantes, la plus
connue étant le dracaena draco, une sorte de palmier originaire des
Canaries, dont la résine prend en séchant une teinte rouge sang,
mais on a dénombré une dizaine de plantes dont des éléments
servaient de base à des produits vendus par les apothicaires sous le
nom de « sang de dragon » ou « sandragon ».
Outre les Canaries, leur origine était en Inde ou en Amérique du
Sud. À
l'arrivée,
ni les utilisateurs ni même les apothicaires ne connaissaient
l'origine réelle du produit : ils croyaient sincèrement à du
sang de dragon. Or ses propriétés supposées ne venaient
visiblement pas d'expériences sur le produit réel, mais du
symbolisme du sang, et surtout de celui du dragon, un animal puissant
qui donnait l'idée de maîtrise : arrêter ou lâcher le flux
sanguin, durcir les matières molles et liquéfier les matières
dures. Voilà pourquoi il est recommandé pour arrêter les
hémorragies, qu'elles soient menstruelles ou non.
- Autre remède pour diminuer le
flux menstruel : poser une ventouse sur les seins. Je vous sens
perplexes ! Ah mais oui, il faut suivre. J'ai déjà expliqué
dans ce blog que le sang menstruel se transformait entre autres en
lait. On pensait donc qu'il y avait une veine qui menait directement
de l'utérus aux seins et qui y conduisait le sang menstruel. Alors,
vous voyez le raisonnement : la ventouse attire le sang vers les
seins, et celui-ci coule donc moins par la vulve. Hippocrate
donnait d'ailleurs déjà dix-sept siècles plus tôt le même
conseil.
Après la partie sur les
menstrues viennent quelques conseils pratiques
de gynécologie dont certains peuvent surprendre pour un texte du XIIe
siècle dans une Europe entièrement régie par la morale chrétienne.
- On y trouve
en effet des
recettes
pour
resserrer la vulve d'une fille déflorée et la rendre comme une
vulve de vierge ! Pour celles qui seraient intéressées, il
faut cuire de l'écorce interne de chêne dans du vin et en faire un
bain dans lequel on doit s'étendre jambes écartées et laver sa
vulve avec la préparation ; une autre recette utilise une poule
cuite dans du vinaigre…
- Autre conseil surprenant :
celui permettant de confectionner des contraceptifs. Là encore la
morale chrétienne l'interdisait. Mais ce n'est pas cela qui m'a le
plus surprise : c'est que ces conseils sont bien plus magiques
que médicaux. On peut par exemple utiliser de la jusquiame écrasée
dans du lait que l'on devra porter dans une peau de cerf suspendue au
cou ; ou encore une noisette perforée et remplie de vif-argent
que l'on devra porter au bras gauche. Mais ma recette préférée est
celle qui contient du sang menstruel comme ingrédient :
« Ut
mulier non concipiat per quot annos volueris accipe tot gramina
seminis miristice, quibus tinctis in ejus menstruis et postea ablutis
dabis bibere cum vino. »
« Pour
qu'une femme ne conçoive pas pendant un certain nombre d'années,
prends autant de noix de muscade que d'années pendant lesquelles tu
ne veux pas qu'elle conçoive, après les avoir teintes de ses
menstrues et une fois qu'elles seront imbibées, tu lui donneras à
boire avec du vin. »
- Je terminerai par un conseil qui est dans la même partie et où il
n'est pas question de menstrues, mais qui m'a amusée. Il s'agit du
conseil à suivre pour engendrer un garçon. Bien sûr, il n'y a pas
de conseil pour engendrer une fille (pour tout un tas de raisons
culturelles à cause desquelles dans de nombreux milieux sociaux il
était plus intéressant d'avoir un garçon qu'une fille) ; cela
dit, si vous êtes un peu malin, en lisant les conseils pour avoir un
garçon, vous en déduirez assez aisément ceux pour avoir une
fille ! Je vous les livre :
« Si aliquis generare vult masculum levet
crus sinistram mulieri et dextrum extendat, vel ponat pulvinar in
sinistrum. »
« Si quelqu'un veut engendrer un garçon,
qu'il lève la jambe gauche de la femme et qu'il étende la droite,
ou bien qu'il pose un coussin à gauche. »
« Cum vir concubuerit cum uxore, per
spermatis effusionem quam citius vir poterit descendat desuper ea, et
ipsa cito vertat se in sinistro latere et sic dormiat. »
« Lorsque l'homme a couché avec son
épouse, au moment de l'effusion du sperme, que l'homme descende le
plus vite qu'il peut de la femme, et que celle-ci se tourne vite sur
le côté gauche et qu'elle dorme ainsi. »
Pour bien comprendre ces conseils, il faut se rappeler que l'on
pensait que l'emplacement où s'implantait l'embryon dans l'utérus
déterminait le sexe de l'enfant. Alors vous avez compris : si
vous voulez une fille, il suffit de faire la même démarche en
inversant la gauche et la droite !
À défaut d'être efficace, la première méthode a un petit côté
érotique qui, je l'espère, a fait passer quelques bons moments aux
couples qui ont suivi ces conseils.
Quant à la deuxième, elle me fait rire avec l'homme qui doit
« descendre » le plus vite possible de la femme (quam
citius vir poterit descendat desuper ea), comme s'il était
perché sur une femme géante et devait descendre par une échelle !
Peut-être l'auteur du traité a-t-il inconsciemment projeté ce
fantasme de femme géante qui est apparemment partagé par bien des
hommes (je pense à Ronsard rêvant de devenir puce pour se déplacer
sur le corps de sa bien-aimée, à Baudelaire et sa « jeune
géante », ou encore à Almodovar avec « L'Amant qui rétrécissait » faux vieux film muet intégré dans Parle
avec elle)...
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