J'ai longtemps pensé que mes sujets de recherche successifs
n'avaient rien à voir : « La Mésopotamie vue par les
Grecs » en maîtrise de lettres classiques il y a plus de vingt
ans, « Le dragon de sainte Marguerite » en master
d'histoire médiévale il y a quelques années, et à présent la
thèse sur « Les menstrues au Moyen Âge ». Je me rends
compte maintenant que si : il s'agit dans tous les cas d'étudier
la vision fantasmée qu'un groupe humain porte sur un autre groupe
humain (souvent résumé à un archétype caricatural) :
- l'Oriental vu par les Occidentaux (Grecs et Romains de l'Antiquité)
- la Femme vue par les hommes (du Moyen Âge), et un peu l'Homme vu
par les femmes, à travers la légende de Marguerite et de son dragon
- la Femme vue par les hommes (du Moyen Âge), à travers un exemple
du fonctionnement de son corps.
Je me suis aussi rendu compte que, alors qu'il m'a semblé à chaque
fois que ces sujets me tenaient vraiment à cœur et qu'ils étaient
très originaux, eh bien non, je m'inscrivais désespérément dans
un mouvement très à la mode : j'ai en effet découvert que
depuis les années 1990, la vision qu'un groupe humain a d'un
autre groupe humain (ou d'un pays, d'une entité, de quoi que ce
soit) est devenue un sujet d'étude historique de plus en plus prisé,
alors qu'il était inexistant auparavant. Malgré ma déconvenue de
savoir que je suis très à la mode (chose que j'ai toujours
détestée!), et sans compter que les menstrues aussi sont devenues
un sujet d'actualité depuis quelques années, je suis
heureuse que l'on s'intéresse à la « vision » : ce
sujet d'étude va permettre d'analyser en profondeur bien des choses
qui semblaient jusque là sans intérêt pour l'histoire.
Je voudrais aujourd'hui vous parler de deux personnes que j'ai eu
l'occasion de rencontrer, l'un lors de ma recherche sur la
Mésopotamie vue par les Grecs, l'autre lors de ma recherche sur les
menstrues au Moyen Âge, et dont je trouve que le destin
historiographique a une certaine ressemblance.
« Historiographique » signifie « qui concerne
l'histoire de l'histoire ». Et précisément l'historiographie
est importante quand on s'intéresse à l'histoire des visions. Pour
ne donner qu'un exemple clair, l'historien Jules Michelet ne nous est
plus guère utile pour étudier l'histoire du Moyen Âge ; en
revanche, il est précieux pour comprendre le regard que les hommes
du début du XIXe siècle portaient sur le Moyen Âge !
Mon premier compagnon de route est Bérose. Je vous en avais parlé à
plusieurs reprises dans les premiers articles de ce blog, à une
époque où j'étais encore tournée vers la Mésopotamie, et
notamment ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2007/11/brose-et-callisthne-des-passeurs-de.html.
C'est un auteur babylonien écrivant en grec qui a vécu entre la fin
du IVe et le début du IIIe siècle av. JC (il a dû voir dans sa
jeunesse Alexandre le Grand conquérir Babylone).
1e étape, dans l'Antiquité grecque et jusqu'au XIXe siècle :
on nous parle d'un auteur babylonien écrivant en grec à qui l'on
attribue un certain nombre de traités de toutes sortes
(astronomiques et astrologiques, historiques, géographiques, etc.)
2e étape, début et milieu du XXe siècle : on se rend compte
que beaucoup de ces attributions sont erronées, et on finit par
douter de l'existence même de Bérose.
3e étape, fin du XXe siècle : on admet que finalement, au
milieu de tous les ouvrages faussement attribués à Bérose, il y en
a un, le traité historique, qu'il a probablement réellement écrit.
Ma deuxième compagne de route est Trotula. C'est une médecine de
Salerne en Italie ayant vécu au XIe siècle.
1e étape, à partir du XIIe siècle, et surtout du XVIe, jusqu'au
milieu du XIXe : plusieurs traités de médecine, puis un
recueil fixe de trois traités sont attribués à une médecine du
nom de Trotula.
2e étape, du milieu du XIXe siècle aux années 1970 : on
affirme que ces traités ne seraient pas l’œuvre de Trotula. On
dit que Trotula n'aurait pas existé, ou que ces traités seraient en
fait l’œuvre d'un homme.
3e étape, à partir des années 1970 et surtout 2000 : on
établit que « Trotula » est le nom d'un recueil attribué
à une femme qui a bien existé, mais qui s'appelait Trota. Il est
possible qu'un ou deux des trois traités aient été écrits par des
hommes, mais dans l'entourage et sous l'influence de Trota qui, elle,
aurait bien écrit un autre traité redécouvert récemment.
Je viens de vous faire deux résumés à gros traits, et si des
spécialistes de Trotula / Trota ou de Bérose lisent ces lignes, ils
s'arracheront sans doute les cheveux. Toutefois, cela suffit pour que
vous compreniez le mouvement historiographique similaire : on a
d'abord attribué beaucoup d’œuvres à une personne, puis on est
allé jusqu'à mettre en doute son existence, et enfin on a reconnu
que cette personne a existé et a été l'auteur d’œuvres, mais
pas de toutes celles qu'on lui avait attribuées.
Mais ce n'est pas la seule similitude. Dans les deux cas, il semble
que ce qui a réellement été écrit, ce sont des ouvrages sérieux :
Bérose, une histoire de la Mésopotamie ; Trotula, un traité
de médecine.
Or, il se trouve que parmi ce qu'on a attribué à Bérose figurait
en bonne place toutes sortes d'ouvrages astrologiques (il est même
presque systématiquement cité par les auteurs grecs et romains dès
qu'il est question d'astrologie : « Bérose dit que... »).
Les prêtres babyloniens de Mardouk avaient en effet atteint un haut
degré de compétences dans le domaine que nous appelons à la fois
astronomie et astrologie (observations et calculs que nous dirions
scientifiques, et prévisions du destin des cités et des rois). Les
Grecs et les Romains, émoustillés par ces compétences, sont sans
doute à l'origine d'une dérive de l'astrologie vers des prévisions
individuelles et d'une « mode » dans tout le bassin
méditerranéens des astrologues ou mages babyloniens ou chaldéens
(voir :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2008/05/qui-sont-les-chaldens.html).
Dans ce mouvement de mode, le nom de Bérose revenait naturellement,
puisque c'était le seul Babylonien dont on connaissait le nom.
De même pour Trotula (et même si on sait aujourd'hui que la femme
réelle se nommait Trota, je garde le nom de Trotula qui a été
employé pendant des siècles), ce qu'on lui a le plus volontiers
attribué, ce sont des ouvrages destinés exclusivement aux femmes et
contenant des conseils de beauté et de santé.
Dans les deux cas, on a attribué à ces auteurs plus ou moins
rentrés dans la légende ce que l'on considérait (de manière
fantasmatique) comme « devant être écrit par un
Babylonien » : des ouvrages d'astrologie, « devant
être écrit par une femme » : des conseils de beauté.
Vous voyez comme l'étude des visions est intéressante. L'historien
pourrait rejeter toutes ces fausses attributions d'un revers de main
et ne s'intéresser qu'à ce dont on est sûr que cela a été écrit
par Bérose ou par Trota (son vrai nom). Mais tout ce qui précède
nous en apprend finalement beaucoup plus sur l'histoire des sociétés
que le simple contenu des traités dont les auteurs ont été
authentifiés.
Dans le même
état d'esprit, j'ai assisté (lors du colloque sur « La femme
au Moyen Âge » à l'Institut Catholique de Paris, en décembre
dernier) à une conférence passionnante de Marie-Pascale Halary sur
« Le genre dans la réception du Mirouer des
simples ames, de Marguerite Porete ». Elle nous a montré
comment cet ouvrage, selon les époques et les pays, avait été
tantôt attribué à une femme, tantôt à un homme, et que les
commentateurs n'en parlaient pas du tout de la même manière selon
qu'ils pensaient que l'auteur était un homme ou une femme...
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