mardi 7 janvier 2020

Du sexe au paradis originel ?


Les penseurs chrétiens de la fin de l'Antiquité et du Moyen Âge se sont posé beaucoup de questions sur la Genèse, la création du monde et la vie dans le paradis originel, avant la Faute. Parmi ces questions figure celle de la sexualité. Adam et Ève avant le péché originel avaient-ils des relations sexuelles ? Et si ce péché originel n'avait pas eu lieu, les humains auraient-ils eu des relations sexuelles ? De quelle nature ? Nous rions, mais ces questions ne sont pas si absurdes si l'on se rappelle, d'une part que toute relation sexuelle est considérée par la plupart des penseurs chrétiens comme une conséquence du péché originel, d'autre part qu'il faut cependant bien des relations sexuelles pour que l'humanité puisse se reproduire !
Saint Augustin, le « père de l’Église » des IVe et Ve siècles ap. JC, a livré sa théorie sur la question dans un texte savoureux et fameux. Je dis « fameux » parce que ce texte était assez connu au Moyen Âge, si l'on en juge par les auteurs ultérieurs qui s'en inspirent, mais il est assez difficile à trouver et à comprendre aujourd'hui. Les traductions en français qu'on en trouve sur internet datent souvent du XIXe siècle et sont entortillées dans de telles périphrases de pruderie que je ne comprends même plus comment on est passé du texte original à ces pseudo-traductions. J'ai pensé avoir plus de chances avec une traduction anglaise, les Anglo-saxons étant généralement plus exacts dans leurs traductions que les Français, mais c'est encore pire ! Voici en effet sur quoi je suis tombée :
Regardez à la page 45 de ce livre : le texte est entièrement en anglais dans la totalité de l'ouvrage, sauf un passage d'une demi-page environ étonnamment laissé en latin : aux érudits latinophones le passage croustillant sur le sexe ; pour les autres (femmes, enfants, et bas-peuple), c'est purement et simplement de la censure ! L'ouvrage date de 1871, mais une recherche sur Google montre qu'il a été réédité tel quel encore en 2009 et même 2019 !
À ce stade de la lecture de mon article, vous devriez être en train, selon votre personnalité, soit de diriger votre curseur vers la croix qui ferme la page, de crainte d'être surpris en train de lire un texte hautement pornographique sur internet, soit de baver de curiosité libidineuse devant votre écran… Eh bien, vous allez être déçu ! C'est saint Augustin, quand même ! Le texte est, comme je l'ai dit, savoureux, mais pas du tout pornographique.
Je vous le livre donc en latin, suivi – et cela semble donc bien être une exclusivité presque mondiale ! – d'une traduction claire et fidèle à l'original. (Si vous citez cette traduction comme toutes celles éditées dans ce blog, merci de bien en citer la source).
In tanta facilitate rerum et felicitate hominum absit ut suspicemur non potuisse prolem seri sine libidinis morbo, sed eo voluntatis nutu moverentur illa membra quo cetera, et sine ardoris illecebroso stimulo cum tranquillitate animi et corporis nulla corruptione integritatis infunderetur gremio maritus uxori. Neque enim quia experientia probari non potest, ideo credendum non est ; quando illas corporis partes non ageret turbidus calor, sed spontanea potestas, sicut opus esset, adhiberet ; ita tunc potuisse utero conjugis salva integritate feminei genitalis virile semen immitti, sicut nunc potest eadem integritate salva ex utero virginis fluxus menstrui cruoris emitti
Augustin d'Hippone, Cité de Dieu, livre XIV, chap. 26

Dans une telle facilité des choses et félicité des humains, il ne nous vient pas à l'idée d'imaginer que les enfants n'eussent pas pu être engendrés sans la passion du désir ; au contraire, ces membres [comprenez les membres génitaux] auraient été, autant que tous les autres, mus par un ressort de la volonté, et c'est sans l'aiguillon de la séduction, avec une tranquillité de l'âme et aucune corruption de l'intégrité du corps que le mari se serait déversé dans le giron de son épouse. Et ce n'est pas en effet parce que l'expérience ne peut être prouvée qu'il ne faut pas y croire, puisque ce ne serait pas une chaleur confuse qui mettrait en branle ces parties du corps, mais une puissance spontanée qui les emploierait comme il faut ; ainsi la semence virile aurait alors pu être mise à l'intérieur de la matrice d'une épouse sans toucher à l'intégrité du sexe de la femme, de même qu'aujourd'hui le flux du sang menstruel peut être émis à l'extérieur de la matrice d'une vierge sans toucher à son intégrité

Traduction Nadia Pla

Donc si l'on suit le texte d'Augustin, le coït aurait bien eu lieu, le sexe de l'homme aurait bien pénétré celui de la femme, mais tout cela avec autant de simplicité, de tranquillité et de maîtrise que quand notre main prend sa brosse à dents pour se brosser les dents (la comparaison est de moi, bien sûr, mais je pense qu'Augustin l'aurait validée!)

Par la suite, les auteurs médiévaux vont le plus souvent suivre saint Augustin, soit comme lui sur ce qui se serait passé pour toute l'humanité si la faute n'avait pas eu lieu, soit (ce qui est un peu différent) sur ce qu'auraient fait Adam et Ève s'ils avaient pu rester au Paradis.
Hildegarde de Bingen, la savante abbesse allemande du XIIe siècle, qui ne fait jamais rien comme tout le monde et qui prétendait n'avoir aucune érudition et n'avoir lu aucun livre, fait pourtant un joli pied de nez à saint Augustin en proposant une théorie complètement opposée. Elle commence comme lui par nier le désir, mais pas le plaisir, même s'il est qualifié de chaste. En revanche, pas de coït, mais une manière de se reproduire totalement inattendue...

Si adam et eva in paradiso permansissent, sine libidine coitus filios procrearent, ita quod in constituto tempore vir ad mulierem sine ardore libidinis accederet et tantum casta dilectione et amplexu latus suum ad latus mulieris coniugeret ; et sic quasi dormientes leniter sudarent. Unde de sudore viri mulier pregnans fieret ac interim dum sic suaviter dormirent, mulier partum de latere suo quasi sudorem sine dolore per virtutem dei emitteret sicut ipse evam eduxit de adam et sicut ecclesia de latere Christi orta est, quoniam homo transgressor non esset.

(Hildegarde de Bingen, fragment publié dans : Schipperges Heinrich, « Ein unveröffentlichtes Hildegard Fragment », in Sudhoffs Archiv für Geschichte der Medizin, vol. 40, 1956, p. 41-77, p. 72,
consultable en ligne ici :

Si Adam et Ève étaient restés au Paradis, ils auraient procréé leurs fils sans le désir du coït, de telle sorte qu'au moment voulu l'homme aurait approché la femme sans l'ardeur du désir et il aurait uni son flanc au flanc de la femme avec seulement un plaisir et une étreinte chastes ; et ainsi en dormant presque, ils auraient doucement sué. Alors, de la sueur de l'homme la femme aurait été enceinte, et pendant qu'ils dormaient agréablement, la femme aurait éjecté son bébé de son flanc comme une sueur, sans douleur, par la force de Dieu, de même qu'Ève elle-même a été tirée d'Adam et que l’Église a été tirée du flanc du Christ, puisque l'humain n'aurait pas commis de transgression.

Traduction Nadia Pla

Personnellement, je trouve cette idée et ce texte très érotiques. Les censeurs d'Augustin se sont couverts de ridicule en censurant un texte où le passage le plus croustillant ne parlait que d'une « chaleur confuse qui met en branle ces parties du corps » (personnellement, cela ne m'excite pas!). En revanche le texte d'Hildegarde, avec ces flancs qui s'unissent, ces sueurs qui se mêlent, ce plaisir et cette étreinte qualifiés de chastes, mais pas niés, et jusqu'à cette douce somnolence qui s'emparent des amants endormis nus l'un contre l'autre, ce n'est certainement pas la bonne méthode pour faire des enfants, mais c'est une magnifique page d'art érotique pour recréer son petit coin de paradis originel dans son lit conjugal par une chaude soirée d'été...
 

Ajout en février 2023

Laurence Moulinier aborde cette question dans l’article suivant :

Moulinier Laurence, « La pomme d'Eve et le corps d'Adam », in Adam, le premier homme, textes réunis par Agostino Paravicini Bagliani, Florence, SISMEL/Edizioni del Galluzzo, 2012, p. 135-158.

Elle y rapporte notamment les théories de plusieurs auteurs du Moyen Âge sur la question. Plusieurs suivent Augustin en soulignant le fait que, si le péché n’avait pas eu lieu, nous bougerions les organes sexuels avec autant de simplicité que quand nous portons la main à la bouche, sans démangeaison de la chair. D’autre disent que si l’humain n’avait pas péché, il se fût multiplié à la manière des anges. J’ajoute personnellement que je n’ai assisté à une reproduction d’anges, je ne sais donc pas comment cela se passe, et nos auteurs ne nous renseignent hélas pas là-dessus.

 

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