mercredi 26 septembre 2018

Des images faites pour ne pas être vues


Je lisais, dans le cadre de mes recherches en histoire médiévale, un article sur la foi des laïcs  :
Danièle Alexandre-Bidon, « Une foi en deux ou trois dimensions? Images et objets du faire croire à l'usage des laïcs », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 53e année, n°6, 1998, p. 1155-1190.
L'auteure y commence son propos avec une certaine provocation : « Que voit le laïc du Moyen Âge lorsqu'il pénètre dans une église ? Dans bon nombre de cas, la réponse est : rien. »
Elle poursuit en expliquant : « La pénombre de l'église, la haute verrière de ce fait illisible, sont autant de freins à l'efficacité du message. […] On ne voyait sans doute avantageusement que les parties basses des cycles ou les pieds des personnages peints sur les registres supérieurs. Quant aux vitraux eux-mêmes, juchés trop haut, éblouissant le regard, que pouvait en percevoir le spectateur illettré ? » Il y avait bien des légendes parfois, ajoute-t-elle, mais elles étaient en latin, incompréhensibles à la plupart des laïcs, qui ignoraient le latin et qui, pour beaucoup d'entre eux, étaient même illettrés !
La thèse de l'article est que la foi de ces laïcs du Moyen Âge passait plutôt par des objets : non pas – comme on pourrait le croire – un crucifix ou un chapelet, dont l'usage ne s'est répandu qu'à la toute fin du Moyen Âge, mais par du mobilier de la vie quotidienne, des jouets d'enfant reproduisant le matériel liturgique, des pions de jeu ornés de figures des saints, ou encore des savons et des fromages où était imprimée une croix... Mais ce qui m'a le plus frappée de cet article est cette constatation faite au début que la plupart des œuvres présentes dans une église n'étaient pas censées être comprises, et parfois même pas vues, par le public qui y pénétrait.
Cela m'a rappelé une autre lecture, datant du temps où j'étais plus antiquisante que médiéviste !
Salvatore Settis, « La colonne trajane : l'empereur et son public », publication de la Fédération des Professeurs de Grec et de Latin (FPLG), 1990 (republié l'année suivante dans la Revue archéologique et lisible en ligne à cette page : http://www.jstor.org/stable/41745143?seq=1#page_scan_tab_contents)
L'auteur y évoque la question de la non-visibilité des décors de la colonne trajane passé une certaine hauteur. Je rappelle que la colonne trajane est cette fameuse colonne commandée par l'empereur romain Trajan avec un décor en frise en spirale, qui a inspiré par la suite d'autres colonnes du même type (par exemple à Paris la colonne Vendôme au XIXe s.).
Il cite un article de Paul Veyne (« Conduites sans croyance et œuvre d'art sans spectateurs », Diogène, n°143, juil.-sept. 1988, p. 3 sqq) qui se pose précisément cette question générale de l’œuvre d'art sans spectateurs et se penche en particulier sur la colonne trajane. Paul Veyne en vient à envisager « une sociologie de l'art où l’œuvre d'art, loin de véhiculer une iconographie ou une idéologie, est un décor que l'on ne regarde même pas, que l'on voit à peine, et qui est pourtant très important. » Paul Veyne faisait ensuite une analogie avec les cérémonies religieuses dont les assistants ne comprennent pas la majorité des formules (par exemple, la messe en latin pendant des siècles). « La colonne trajane est, d'une certaine manière, de la propagande, mais justement pas par son imagerie ; elle l'est par sa présence et par la puissance qu'exprime sa redondance. » Paul Veyne s'emballait ensuite et finissait par comparer l'art avec la nature, qui produit de la beauté sans intention.
Personnellement, là, je ne le suis plus. Salvatore Settis non plus, qui propose d'autres explications à la non-visibilité du haut de la colonne trajane, moins lyriques que celle de Paul Veyne et plus ardues, mais aussi plus argumentées et judicieuses : pour en résumer les grandes lignes, il montre que pour un observateur romain de 113 ap. JC, la compréhension des scènes non visibles était déduite des scènes visibles, des connaissances qu'il avait par ailleurs sur le sujet sculpté (les guerres de Trajan), de sa manière habituelle de lire (livre sous la forme « volumen », que l'on déroulait de gauche à droite), de certaines correspondances verticales entre les éléments de la frise.

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Aujourd'hui, les choses ont complètement changé : les techniques modernes (éclairage, zoom, caméra télescopique, hélicoptère, diffusion sur internet, etc.) nous permettent de contempler avec confort, qualité et en quantité ces images de l'Antiquité et du Moyen Âge qui furent si longtemps dérobées à la vue des spectateurs. Y avons-nous gagné ? Certes, car nous pouvons désormais constater que les artistes d'alors n'ont pas triché : les parties autrefois invisibles sont aussi somptueuses que le reste. Et pourtant, nous avons perdu le mystère de ces images inaccessibles et, par là, le désir conscient ou inconscient que nous en avions.
Non seulement nous avons perdu ce désir, mais l'offre d'images se vulgarise, dans les deux sens du terme (« se répand dans la population » et « devient de plus en plus vulgaire ») : aujourd'hui où Monsieur et Madame Tout-le-Monde mettent chaque jour des dizaines d'images en ligne, visibles par le monde entier et comptabilisent nerveusement la quantité de « J'aime » apposés à leurs images médiocres, sans intérêt et sans qualité, ne devrions-nous pas méditer sur ces époques antiques et médiévales où l'on passait commande aux meilleurs artistes pour créer des œuvres d'une qualité exceptionnelle, mais que personne ne pourrait voir ni comprendre ?


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