Les Romains avaient coutume d'appeler certains de leurs enfants par des numéros. Certains de ces prénoms ont même perduré jusqu'à nous en français, comme Quentin (de « Quintus », « Cinquième ») ou Octave (d' « Octavus », « Huitième »). Je m'étais souvent posé la question de l'absence de certains numéros: par exemple, dans la liste canonique des onze prénoms romains (les seuls en usage du moins chez les grandes familles romaines à l'époque de la République), il n'y a que Quintus (5e), Sextus (6e) et Decimus (10e); mais d'autres numéros, comme Septimus (7e), Octavus (8e) ou Nonius (9e) apparaissent comme noms de famille ou surnoms et seront plus tard utilisés aussi comme prénoms.
Or voilà qu'il y a quelques jours, en picorant dans l'excellente Histoire universelle des chiffres de Georges Ifrah, je tombe sur une explication assez intéressante de l'absence de certains de ces numéros. Il explique que notre perception visuelle directe des nombres s'arrête à 4 (si nous voyons de I à IIII bâtons, nous n'avons pas besoin de compter pour savoir combien il y en a ; à partir de IIIII, si). Pour illustrer cette loi psychologique, il propose de nombreux exemples puisés dans toutes les civilisations montrant un traitement différent entre les quatre premiers chiffres et les suivants. A propos des Romains, il donne deux exemples de séries où ceux-ci nomment jusqu'à 4 et numérotent à partir de 5: les mois et les prénoms.
Arrêtons-nous d'abord un instant sur les mois. Les quatre premiers sont Martius (de Mars), Aprilis (d'Apru, divinité étrusque équivalente à Aphrodite/Vénus), Maius (de Maia, divinité de la croissance) et Junius (de Junon). Les suivants sont en effet numérotés de 5 à 10: Quintilis, Sextilis, September, October, November, December (avant que les 5e et 6e ne prennent les noms de Julius (Jules (César)) et Augustus (Auguste), les premiers Romains à être divinisés après leur mort).
On pourrait objecter à Georges Ifrah que les deux derniers mois sont à nouveau nommés et non numérotés 11 et 12. Je pense que l'explication est à trouver dans le fait que l'année romaine primitive comportait dix (et non douze) mois lunaires: les noms des dix premiers mois doivent donc dater de cette époque très ancienne. Le nom du mois suivant, Januarius (de Janus, dieu à double visage, dieu de la frontière, du seuil) laisserait à penser que l'année romaine commençait bien en Janvier, comme nous, et non en Mars (comme le suggèrent les mois numérotés). En réalité, renseignements pris dans les pages du Citoyen romain sous la République de Florence Dupont, il y avait plusieurs débuts d'année dans le calendrier romain, selon que c'était le début de la saison guerrière (en Mars), de la saison agricole (en Mars ou Avril), de l'entrée en charge des hommes politiques (variable) ou encore de multiples fêtes religieuses. Februarius est le mois des purifications.
Revenons aux prénoms. Georges Ifrah dit que les Romains nommaient leurs quatre premiers enfants, puis numérotaient les suivants. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec lui. Primus et Secundus existaient comme surnoms. Tertius et Quartus sont attestés dans des inscriptions (ex: inscription de Pompéi n°C.I.L. IV, 1881: « Virgula Tertio suo: indecens es. » : « Virgule à son Tertius: tu es indécent! » ; la petite Virgule semble toutefois avoir été bien émoustillée par l'indécence de celui qu'elle a appelé « son » Tertius et qu'elle a éprouvé le besoin de rappeler sur un mur!).
Toutefois il est vrai que l'emploi de ces noms est plus rare et plus tardif. Je pense donc que son explication est valable. Reste à expliquer pourquoi dans la liste canonique des onze prénoms, 7e, 8e et 9e sont aussi absents.
Voici une hypothèse personnelle qui vaut ce qu'elle vaut: il était assez rare d'avoir plus de six garçons (j'ai oublié de vous dire que seuls les garçons ont droit à un prénom ; les filles doivent se contenter du nom de famille de leur père féminisé en -a (en principe, du moins)), d'où la rareté de Septimus, Octavus et Nonius, et leur absence comme prénom courant,. Quant à Decimus, peut-être est-il resté malgré tout en raison de la symbolique de ce numéro (les Romains utilisaient comme nous le système décimal) et peut-être les Romains donnaient-ils ce prénom à un garçon qui n'était pas forcément le dixième, mais parce que ça faisait bien ou que c'était une manière de dire qu'il y avait beaucoup d'enfants (comme quand on dit « Ce livre a cent pages », alors qu'il en a quatre-vingt-sept). Ce serait alors l'équivalent de Numerius, autre prénom latin qu'il faudrait traduire par le néologisme « nombreuxième » (ou plus simplement « enième »)!
Sur mon site:
Un document pédagogique sur la date en latin:
Une liste des prénoms, noms de famille et surnoms romains:
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