lundi 13 avril 2009

Zénobie, une reine multiculturelle

Je ne vais pas dans cet article vous faire une biographie de Zénobie, la célèbre reine de Palmyre qui régna au IIIe s. ap. JC et nargua l'empire romain, allant même jusqu'à s'en prétendre impératrice, avant d'être vaincue par l'empereur Aurélien et emmenée en captivité à Rome. Il y aurait trop à dire sur elle. Je désire juste souligner quelques traits qui me plaisent dans son histoire.

D'abord, c'est une femme de tête et qui ne se laisse pas faire, comme je les aime.
Ensuite, son royaume, l'oasis de Palmyre, en plein désert de Syrie (au marges de ma chère Mésopotamie) est un de ces fameux petits royaumes entre l'Orient et l'Occident qui ont eu un temps leur heure de gloire, comme ceux dont je vous ai déjà parlé, la Commagène d'Antiochos au Ier s. av. JC ou l'oasis de Hatra des Sanatruq aux IIe et IIIe s. ap. JC.
Enfin et surtout, elle concentrait en elle-même un tel mélange de cultures qu'on ne sait pas bien ce qu'elle était! Elle n'était pas d'origine palmyrénienne, étant venue pour en épouser le souverain. Selon les sources, elle se disait arabe ou égyptienne ; mais « égyptienne » ne semble pas signifier vraiment d'origine égyptienne, mais alexandrine, de la famille des Ptolémée et Cléopâtre, c'est-à-dire en fait macédonienne, donc de culture grecque. Vous me suivez?
Quoi qu'il en soit, il semble qu'elle connaissait parfaitement bien le syriaque (ou sa variante le palmyrénien), l'égyptien, le grec, et un peu le latin!


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lundi 6 avril 2009

Le jeune homme au bain

Je suis en train de lire des contes coquins de La Fontaine, tout aussi plaisants que ses célèbres fables animalières, mais d'un tout autre registre et à ne pas mettre sous des yeux enfantins! Toutefois, bien que ces histoires soient souvent très crues, notre aimable La Fontaine n'a rien des Laclos, Casanova et Sade du siècle suivant : chez lui, nulle perversité, nulle brutalité, mais des plaisirs réciproques, de la fraîcheur, et beaucoup d'humour, souvent dans la chute de l'histoire.

Le conte que j'ai choisi d'évoquer pour vous aujourd'hui s'appelle « Le cas de conscience ». C'est un des rares où il n'y a pas de passage à l'acte (gardons un peu de pudeur dans ce blog!), mais ce qui m'a surtout plu, c'est qu'il inverse un célèbre motif de la littérature et de l'art pictural, depuis Artémis et Actéon dans la mythologie grecque ou Bethsabée et David dans la Bible : celui de la femme au bain surprise par le regard d'un homme.
Ici, c'est au contraire la bergère Anne qui surprend un jeune garçon se baignant nu dans la rivière. La description de la scène est d'une beauté et d'une grâce dont je veux vous faire profiter:
« Anne ne craignait rien ; des saules la couvraient
Comme eût fait une jalousie :
[le sens de « jalousie » est bien sûr ici celui d'un volet à fentes étroites]
Ça et là ses regards en liberté couraient
Où les portait leur fantaisie ;
Ça et là, c'est-à-dire aux différents attraits
Du garçon au corps jeune et frais,
Blanc, poli, bien formé, de taille haute et droite,
Digne enfin des regards d'Annette.
D'abord une honte secrète
La fit quatre pas reculer,
L'amour huit autres avancer ;
[...] »
Bref, Anne est cependant si sage qu'elle s'éclipse dès que le garçon sort de l'eau, craignant qu'il ne profite de la situation s'il l'apercevait, et si scrupuleuse qu'elle révèle toute l'histoire au curé lors de sa confession. Ce dernier fait les gros yeux :
« C'est, dit-il, un très grand péché.
Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir touché. »
Et il lui impose un tribut à payer. Elle lui apporte alors un brochet (que vient de lui offrir après l'avoir pêché – devinez qui! – Guillot, le fameux beau garçon, qui semble entre temps avoir gagné sa sympathie!). Le curé lui demande d'accomoder ce poisson chez elle et de le lui apporter, car il a justement invité de nombreux confrères à dîner. Ces derniers arrivent, on discute, on boit, on commence le dîner, on achève le dessert... Anne ne revient toujours pas avec le brochet! Elle a finalement préféré s'en régaler avec Guillot! Le curé, furieux, l'envoie chercher. Mais la jeune fille ne se démonte pas :
« Anne dit au prêtre outragé :
Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir mangé. »

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jeudi 26 mars 2009

La princesse au petit pois? Mésopotamienne, bien sûr!

Évidemment, si je vous dis que le célèbre conte d'Andersen, « La princesse au petit pois » (publié en 1835) est d'origine mésopotamienne, vous allez me dire que je me laisse emballer par mon sujet préféré. Que la Théogonie d'Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC) soit en grande partie inspirée de l'Enuma Elish (ou Poème de la Création, épopée babylonienne rédigée vers le XIIe s. av. JC.), passe encore (cf. ma page « La Mésopotamie vue par les Grecs et les Romains »: http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/MesopotamieGrecs.html), mais Andersen! Ce conteur de l'Europe nordique du XIXe s. était bien loin de la Mésopotamie antique!...

Eh bien pourtant, je ne raconte pas de sornettes! C'est une découverte que j'ai faite récemment.

A la suite de ma lecture de l'excellent livre L'Orient grec d'Henri Stierlin, dont je vous parlais le 21 février (« Entre Grèce et Mésopotamie » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/02/entre-grece-et-mesopotamie.html), je me suis intéressée à l'oasis d'Hatra. Il s'agit d'une cité caravanière située entre le Tigre et l'Euphrate, donc en pleine « Mésopotamie » au sens propre (« Mésopotamie » = « entre les fleuves »). Vous pouvez la situer sur « Google Maps » en tapant « Hatra ». Son apogée date du IIe s. ap. JC.

A cette époque, la Mésopotamie est sous la domination des Parthes ; ces derniers sont un peuple mal connu de nomades sédentarisés originaire de l'Asie Centrale ; leur empire, héritier de celui des Perses Achéménides et des Grecs Séleucides couvre tout le Moyen Orient et une partie de l'Asie Centrale entre le IIe s. av. JC et le IIIe s. ap. JC. Mais la frange ouest de la Mésopotamie subit au cours du IIe s. ap. JC plusieurs tentatives de conquêtes romaines : Trajan entre 114 et 117 ap. JC (il y mourra), puis Lucius Verus en 165 ap. JC, et enfin Septime Sévère en 197 ap. JC.

Or Hatra parvient à garder son indépendance en plein milieu de l'empire parthe, mais aussi vis-à-vis des conquérants romains occasionnels (les armées de Trajan et de Septime Sévère l'assiégeront en vain). C'est une ville libre où vivent des tribus de marchands arabo-araméens et dont la culture croise les influences orientales et gréco-romaines (on retrouve beaucoup de caractéristiques de la Commagène, dont je vous parlais le 21 février). Elle est dirigée par des rois qui portent des noms bizarres comme « Sanatruq » (!) et dont les sculpteurs officiels ont fait de sublimes portraits (on ne trouve pas sur internet de photos aussi belles et nombreuses que celles du livre d'Henri Stierlin, mais vous avez une belle sculpture de la reine Abu, femme précisément de Sanatruq II (228 ap. JC) sur cette page du Musée de Baghdad: http://www.baghdadmuseum.org/posters/i3244386_Statue_of_Abu_Bint_Deimun_Hatra_Unesco_World_Heritage_Site_Iraq_Middle_East.html).

Cette situation particulière a donc attisé ma curiosité, et j'ai entrepris d'en savoir plus en naviguant sur internet. Quelle ne fut pas ma surprise alors, de tomber assez vite sur une allusion très évasive à « La princesse au petit pois » d'Andersen. J'ai tenté d'en savoir plus, mais malheureusement, comme toujours sur internet, tout le monde copie tout le monde, sans se préoccuper des sources ni d'approfondir le sujet!... Néanmoins, à force de persévérance, j'ai trouvé une référence précise: Arthur Christensen, « La princesse sur la feuille de myrte et la princesse sur le pois » (Acta Orientalia 14, 1936, pp. 241-257). Il faudrait aller chercher cela dans une bibliothèque, et je n'en ai guère l'occasion en ce moment, mais en attendant, j'ai fini par trouver un autre article, « The Princess on the Pea: Andersen, Grimm and the Orient » de Christine Shojaei Kawan (Fabula. Volume 46, Issue 1-2, pp. 89-115, Avril 2005), qui reprend les éléments de cet article fondateur en y ajoutant des réflexions intéressantes.

Rappelons d'abord des faits historiques précis. En 224 ap. JC, un nouvel empire émerge au Moyen-Orient, dirigé par la dynastie iranienne des Sassanides, qui ne disparaîtra qu'avec la conquête islamique au VIIe s. Les Sassanides anéantiront l'empire parthe dans les décennies suivant leur avènement, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse, leur premier roi Shapur Ier vient à bout de notre fameux royaume de Hatra en 240 ap. JC (sous le règne de Sanatruq II, toujours lui!). Or l'histoire de la chute de cette ville est racontée par plusieurs historiens arabes (parmi lesquels les plus grands, tous deux de Baghdad : Tabari (IXe s.) et mon homonyme Masudi (Xe s.)) qui relatent tous à ce propos une curieuse légende.

La fille du roi de Hatra serait tombée secrètement amoureuse du conquérant sassanide (je ne sais pas si ces historiens arabes mentionnent les noms de Shapur et de Sanatruq, mais la jeune princesse se prénomme d'après eux Nazira). Par amour et contre la promesse d'être épousée, elle livre la ville à son amoureux (motif universel : je pense pour ma part à Tarpéia, livrant la citadelle de Rome aux Sabins par amour pour leur roi Titus Tatius). Le conquérant sassanide tient sa promesse, mais voici que lors de la nuit de noces, Nazira se met à saigner dans le dos, sa peau s'étant malencontreusement frottée à une feuille de myrte qui se trouvait je ne sais comment dans les draps. Qu'est-ce qui avait bien pu lui donner une peau aussi sensible? C'est que, comme aurait dit notre ami Andersen, c'était « une vraie princesse ». Mais vous vous êtes sans doute toujours demandé comme moi ce qu'Andersen voulait dire par « une vraie princesse ». La princesse Nazira nous fournit la réponse : son père la traitait avec tant de soin qu'il ne la nourrissait que de moelle, de jaune d’œuf, de crème, de miel et de vin, et c'est cela qui lui avait donné la peau si sensible! Son époux, en la voyant saigner, prit conscience de la sensibilité de sa peau, donc des soins que lui avait apportés son père, donc de l'ampleur de sa trahison envers ce dernier, et de dégoût il s'empressa de la tuer! Vous me direz qu'il était aussi coupable qu'elle. Eh oui, mais de toute façon c'est toujours de la faute de la femme (cf. « Le péché de la schtroumpfette » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/08/le-pch-de-la-schtroumpfette.html) et le sang de la femme est toujours impur (cf. « La clé interdite » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/la-cl-interdite.html)!

Quoi qu'il en soit, ce serait peut-être aller un peu vite en besogne, je vous le concède, d'affirmer qu'Andersen s'est inspiré de cette légende de Hatra : c'est ce qu'explique Christine Shojaei Kawan en rappelant d'autres légendes semblables sans doute intermédiaires (dont une catalane) ; mais ce qui est certain, c'est que, directement ou indirectement, notre célèbre petit pois danois est bien apparenté à une feuille de myrte mésopotamienne!


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jeudi 12 mars 2009

Le cerveau d'un lecteur (suite et fin)

Voici comme promis quelques grandes lignes des découvertes qui m'ont le plus fascinée dans Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene.

  • « Comment lisons-nous? » est la première question que se pose l'auteur. Nous découvrons petit à petit une zone du cerveau spécifiquement vouée à la reconnaissance de la forme visuelle des lettres (et active ausssi bien dans le cerveau d'un lecteur français que chinois ou de toute autre langue et écriture du monde), située entre la zone de reconnaissance des objets et la zone de reconnaissance des visages.
  • D'où une nouvelle question: l'écriture n'a été inventée qu'il y a cinq mille ans, une goutte d'eau par rapport aux dernières étapes de l'évolution de l'espèce humaine. Nos ancêtres préhistoriques avaient donc le même cerveau que nous alors qu'ils n'avaient pas encore inventé l'écriture. Or nous venons de découvrir une zone vouée à la lecture dans notre cerveau! Comment ce paradoxe est-il possible?
  • La réponse finit par nous arriver des singes, chez qui cette fameuse zone du cerveau s'active à la vue de certaines formes géométriques élémentaires (des ronds, des lignes parallèles ou perpendiculaires, etc.) qui dans la nature nous permettent de repérer et d'identifier facilement les objets, les animaux, les plantes, etc., dans lesquels on retrouve ces formes géométriques élémentaires.
  • D'où une nouvelle question : comment avons-nous tiré parti de cette zone particulière de notre cerveau pour inventer l'écriture?
  • La réponse est inattendue et montre bien que le grand génie de l'humanité n'est malgré tout qu'un esprit animal tentant péniblement de s'adapter! En effet, c'est l'inverse qui s'est produit : c'est l'écriture qui s'est adaptée à notre cerveau, se rapprochant de plus en plus d'un système que celui-ci pourrait traiter rapidement, d'abord par la simplification du tracé des idéogrammes, dans toutes les cultures où l'écriture est née, puis par l'invention d'un système phonétique, syllabaire d'abord puis alphabétique. Quand nous apprenons l'histoire de l'écriture, ils nous semble évident que celle-ci a évolué vers des solutions de plus en plus simples. Or Stanislas Dehaene nous démontre que la solution de l'alphabet n'est pas forcément plus « simple »: elle est seulement plus adaptée à notre cerveau d'homo sapiens!
  • Stanislas Dehaene montre enfin que ce qui s'est passé pour la lecture est valable pour bien d'autres activités humaines et il appelle cela le « recyclage neuronal ». En gros, le recyclage neuronal consiste à tirer parti d'une zone du cerveau dédiée à une certaine fonction et à la détourner pour lui assigner une autre fonction proche. A l'échelle individuelle, cela permet parfois à certaines personnes ayant subi certaines lésions du cerveau (malheureusement, tout n'est pas possible) d'utiliser une autre zone du cerveau pour la fonction que pratiquait la zone lésée : cela fonctionne moins bien et moins vite, c'est du bricolage au sens propre, mais cela marche parfois. A l'échelle collective, cette possibilité de recyclage neuronal est probablement à l'origine de toutes les grandes inventions culturelles de l'humanité, comme l'art ou la religion!
  • Je terminerai par un détail un peu en marge des grandes lignes de l' « enquête policière » du livre, mais auquel Stanislas Dehaene consacre tout de même un chapitre entier : c'est la question de la symétrie. Cela va rassurer les jeunes parents qui sont parfois un peu estomaqués de voir les petits enfants écrire des lettres, voire leur prénom entier indifféremment à l'endroit ou à l'envers (selon une symétrie gauche/droite, « en miroir »). Pour ma part, je ne m'inquiétais pas quand je voyais ma fille faire ainsi, car je savais que c'était normal ; mais j'en ignorais la raison. L'explication de Stanislas Dehaene est sidérante, et même assez amusante! En réalité, quand nos enfants agissent ainsi, ils ne souffrent pas d'un déficit ; au contraire, ils bénéficient d'un avantage de l'évolution, qui a permis à l'homo sapiens que nous sommes de prendre la poudre d'escampette à la vue d'un tigre vu sous son profil droit, même si nous ne l'avions jusque là vu que sous son profil gauche! Ce qui fait que quand nous apprenons à nos enfants à écrire à l'endroit, en fait, nous leur « désapprenons » un acquis de l'évolution!

Conclusion: Certainement qu'après avoir lu cet article, vous avez trouvé cela passionnant, mais parfois un peu confus et qu'une quantité de questions et d'objections ont surgi en votre esprit. C'est normal. Ce n'est pas pour rien que Stanislas Dehaene a consacré un livre entier au sujet, que je ne saurais résumer en un article. Je vous conseille de vous précipiter dans la première librairie venue et d'y acheter Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, chez Odile Jacob (2007).
Bonne lecture!


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lundi 9 mars 2009

Le cerveau d'un lecteur

Je sors d'une lecture qui m'a bouleversée. Habituellement, on dit plus cela d'une œuvre de fiction que d'un ouvrage documentaire, et pourtant le mot « bouleverser » ne me semble pas exagéré puisque je crois que je n'ai jamais appris autant de choses dans un livre, et des choses fondamentales : le fonctionnement de la lecture, l'invention de l'écriture, et même plus largement le fonctionnement du cerveau humain et la naissance de la culture. Quel est donc ce livre extraordinaire? Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, chez Odile Jacob (2007), lui aussi un cadeau de Noël (comme l'Orient ancien, dont je vous parlais la dernière fois), mais de l'année dernière et que j'avais tardé à lire.

Ce qui est passionnant dans ce livre, c'est qu'il unit de façon étroite et même indissociable la science et la culture ; ce lien n'est certes pas nouveau pour une professeure de lettres mariée à un biologiste, mais j'ai découvert là des horizons beaucoup plus vastes que nos conversations quotidiennes.

Une autre grande qualité de ce livre, ou plutôt de son auteur, est son talent pour la vulgarisation: une vulgarisation qui nous tire vers le haut en nous expliquant avec minutie toutes les expériences (et même le fonctionnement des outils expérimentaux, comme les IRM), mais toujours avec une clarté et une limpidité qui rend ces explications accessibles à la béotienne que je suis en neurobiologie.

Dernière grande qualité : ce livre est bien écrit et bien construit, parfois comme une intrigue policière. Stanislas Dehaene pose une question, il émet une hypothèse pour résoudre cette question, il raconte une expérience qui semble étayer cette hypothèse, mais il montre ensuite qu'il reste encore un problème ou que cette expérience soulève un nouveau problème, il va donc falloir explorer de nouvelles pistes, faire appel à de nouvelles expériences..., et on se jette fébrilement sur le chapitre suivant!

Dans le prochain article, je vous exposerai quelques uns des points qui m'ont le plus intéressée dans ce livre.


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samedi 21 février 2009

Entre Grèce et Mésopotamie

Si vous êtes des fidèles lecteurs de ce blog, vous savez que je me passionne pour les relations entre les Grecs et la Mésopotamie. Cette passion est née d'un hasard : mes origines paternelles irakiennes et mes études de lettres classiques m'ont poussée vers l'une et l'autre de ces civilisations. Toutefois, ne les considérer chacune que comme deux entités isolées aux frontières imperméables serait une grave erreur.

J'avais tout de suite perçu l'importance de la Perse, dans la mesure où la Mésopotamie est sous domination perse quand les Grecs commencent à bien la connaître (époque des Guerres Médiques, puis d'Hérodote, de Xénophon, et enfin conquête d'Alexandre).
J'ai découvert il y a peu l'importance de l'Egypte: dans les batailles des VIIe et VIe s. av. JC opposant l'Egypte à la Mésopotamie, souvent sur le terrain de la Judée, il y avait des mercenaires grecs, c'est sûr, dans l'armée égyptienne et, c'est probable, dans l'armée assyrienne puis babylonienne. L'Egypte passera ensuite sous domination perse au même titre que la Mésopotamie, puis sous domination gréco-macédonienne avec Alexandre le Grand au IVe s. av. JC.

Mais je viens de lire deux livres qui me font prendre conscience qu'à ma grande honte j'avais occulté ce qui semble pourtant capital : rien moins que l'espace compris entre la Grèce et la Mésopotamie! Cela correspond en gros à l'Asie Mineure (emplacement de la Turquie actuelle) et à une entité assez vaste et floue que les Anciens appellent généralement « Syrie » et qui s'étend en gros de la Mer Méditerranée à l'Euphrate. Le problème de ces régions est que, rien que dans la période de l'Antiquité, qui m'intéresse, elles ont abrité une quantité de peuples et de cités d'une grande diversité : il est donc assez difficile de s'y retrouver. Mais ce qui est passionnant, c'est qu'elles sont justement au carrefour de la culture grecque et de la culture orientale et qu'on les y voit s'interpénétrer.

Le premier livre dont je veux vous parler est un ouvrage magnifique (texte clair et instructif, photos sublimes) que m'a offert le Père Noël : L'Orient grec, d'Henri Stierlin (Imprimerie Nationale, 2008). Ce dernier est l'auteur avec sa femme Anne Stierlin à la fois du texte et des photographies, ce que je trouve remarquable. Parmi ces civilisations où la culture grecque et la culture orientale se sont interpénétrées, on voit par exemple la fameuse cité caravanière de Petra (en actuelle Jordanie), dont l'architecture mêle les influences arabes, orientales et grecques. Mais j'ai découvert dans ce livre une multitude d'autres exemples de ce genre, moins célèbres, disséminés entre la Grèce et la Mésopotamie et même au-delà en Occident (Italie) et en Orient (Afghanistan). C'est enfin dans ce livre que j'ai enfin eu claire confirmation, avec photos, plan et explications à l'appui, d'une chose à laquelle je n'avais jusqu'alors lu que de vagues allusions : l'existence d'un théâtre grec à Babylone, ce qui est quand même un élément capital dans l'histoire des liens culturels entre Grèce et Mésopotamie!

Quant au deuxième livre, que j'ai lu par un curieux hasard juste après celui-là, c'est une anthologie de textes de Lucien de Samosate (120-180 ap. JC). Notons par ailleurs qu'un autre curieux hasard a fait qu'une amie ignorant tout de mes lectures actuelles vient justement il y a quelques jours de me donner un livre retrouvé dans un grenier qui se trouve être une édition en grec de l'un des textes de Lucien que je venais de lire en traduction française!
Or, qui est Lucien de Samosate? C'est un auteur de langue grecque, que je connaissais bien, car c'est un pourfendeur des affreux charlatans que sont les « mages chaldéens » ou « babyloniens » (cf. mon article du 22 mai 2008 sur ces derniers: http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/05/qui-sont-les-chaldens.html et celui du 28 mai 2008 http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/05/des-chaldens-clbres.html pour un « Chaldéen » épinglé par Lucien), ainsi que pour son ouvrage sur La Déesse syrienne, où il parle longuement de Sémiramis, la reine légendaire de Babylone dont l'histoire a été colportée par les Grecs (cf. http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/(Babylone..)_S%8Emiramis.html ), et enfin, c'est Lucien qui, par dérision, prêtait Babylone comme patrie à Homère (cf. http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/MesopotamieGrecs.html, dernier paragraphe avant la conclusion).
Pour moi, Lucien était un auteur « syrien », comme il le dit lui-même, et je ne m'étais jamais demandé où était Samosate... Or j'ai été d'abord frappée en voyant la photo choisie en couverture, qui m'a rappelé une de celles du livre d'Henri Stierlin que je venais de quitter. Et en effet, il s'agissait des sculptures monumentales du site de Nemroud Dagh en Commagène (un royaume situé précisément entre l'Asie Mineure et le Nord de la Mésopotamie). Et la lecture de l'introduction de Guy Decaze (Lucien, Histoires vraies et autres histoires, collection Livre de Poche) m'a confirmé que Samosate est en Commagène et que Lucien est originaire de ce pays.
Où est Samosate aujourd'hui? En Syrie actuelle, disent la plupart des biographies et sites internet sur Lucien. Ben voyons! Une recherche à peine un peu plus fouillée nous apprend que Samosate est aujourd'hui « Samsat ». Or cette ville est en Turquie actuelle, non loin des frontières syriennes et irakiennes, dans la région du Kurdistan. En tapant « Commagène » sur le site de « Google Map », vous aurez la situation claire des deux villes antiques les plus importantes de cet ancien royaume, Samosate (« Samosata ») et Nemroud Dagh (« Mont Nemrut »).
Toutefois, Guy Decaze, dans son introduction et ses notes, m'a fait comprendre que Lucien lui-même n'est pas tout à fait étranger à ce flou concernant sa patrie : malgré son ouvrage sur la déesse syrienne et une sorte d'autobiographie (Le Songe), il reste assez discret sur ses origines. En revanche, il est pétri d'hellénisme, mais d'hellénisme classique : son style est celui des orateurs attiques (de la région d'Athènes) qui ont vécu sept siècles avant lui et quand il évoque des sculpteurs, ce sont Phidias et Praxitèle (là encore des Athéniens des Ve et IVe s. av. JC), comme s'il ignorait les monumentales sculptures de Nemroud Dagh édifiées sous le règne d'Antiochos Ier de Commagène en 62 av. JC, à moins de cent kilomètres de sa ville natale!

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jeudi 5 février 2009

Ah? Vous êtes professeur de latin?




Aujourd'hui, je ne vous offrirai pas un article instructif ou littéraire, mais un billet d'humeur. Je souhaite en effet exprimer ma lassitude (pour ne pas employer un mot plus grossier!) envers des pratiques dont souffrent la plupart des professeurs et notamment ceux de langues anciennes, ... et en particulier moi-même!

Où que je mette les pieds en-dehors de mon milieu professionnel, si le hasard ou la nécessité conduit un interlocuteur à me demander mon métier et à me faire préciser (vous enseignez, mais quoi? et où?), j'ai aussitôt droit à la litanie suivante ou à une de ses variantes:
- Vous en pensez quoi, vous, de toutes ces réformes?
- Vous avez vu le film Entre les murs? Ça se passe vraiment comme ça?
- Vous avez beaucoup de délinquants dans votre collège ZEP du 93? Vous n'avez pas peur d'aller travailler?
- Vous ne trouvez pas que l'orthographe a régressé? Mon fils m'a écrit une carte postale de vacances, il y a une faute d'orthographe par mot ; alors que mon père, qui est arrivé en France à 7 ans sans parler un mot de français, ne fait pas une faute! Mais c'était l'école de la IIIe République (variante: de la IVe )!
- Vous êtes pour la méthode globale ou pour la méthode syllabique?
Et surtout:
- Ça s'enseigne encore, le latin?
- Et vous avez beaucoup d'élèves qui font du latin, dans votre collège ZEP?
- Finalement, ça sert à quoi, le latin?
- Ah! Justement, mon fils fait du latin, mais il n'aime pas ça (var.: il a commencé le latin, mais il a abandonné cette année ; var.: il n'a pas voulu faire de latin).
- Ah! Le latin! J'en ai fait quand j'étais au collège! Je détestais ça (var. plus rare: j'adorais ça)! Ma prof était une vieille bique (var.: une jeune inexpérimentée)! On ne faisait que traduire la Guerre des Gaules de César (var. : les Catilinaires de Cicéron)...

STOP! Quand je suis hors de mon milieu professionnel, c'est pour penser à autre chose : à m'amuser si je participe à une fête, à mes vacances si je prends un taxi, à un bon repas si je fais mes courses, à mon enfant si je la conduis à l'école, à ma santé si je suis chez le médecin, etc.

Je suis prête à bâtir des argumentations solides sur la nécessité d'apprendre les langues anciennes quand je fais du prosélytisme envers les élèves de 6e de mon collège et leurs parents, ou bien face à ma hiérarchie, ou encore dans un cadre revendicatif contre des réformes dangereuses pour cet enseignement, ou enfin sur mon blog personnel (l'article « A quoi sert-il d'apprendre » du 29 octobre dernier (http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/10/quoi-sert-il-dapprendre.html), s'il concerne tous les apprentissages, s'applique particulièrement bien à celui des langues anciennes). Mais continuer à mobiliser mon énergie et mon esprit pour développer de semblables arguments dans une fête, un taxi ou un cabinet médical, alors que mon interlocuteur a lancé ces questions comme un sujet de conversation badin, à l'instar du temps qu'il fait, mais en réalité, s'en fiche complètement, non!

Ce n'est pas par hasard que j'ai cité cette catégorie en dernier, car le personnel médical est le pire adepte de ces pratiques! Ses membres doivent penser qu'il faut distraire le patient par un sujet de conversation extérieur à l'acte médical. Je vous assure pourtant que moi, quand je suis, un peu stressée, livrée aux mains d'une blouse blanche (si l'on peut dire), une seringue dans le bras ou une roulette dans la bouche, j'ai envie que l'on me dise: « Attention, je vais piquer. », « Je suis en train de mettre un amalgame pour reboucher le trou de votre dent. », « Je prends un petit aspirateur pour retirer le bouchon de votre oreille. », et pas « A quoi ça sert, d'apprendre le latin? »

Le pire a sans doute été atteint il y a quelques jours, et c'est ce qui m'a fait sortir de mes gonds et décidé à écrire cet article. Cela s'est passé à la porte d'un bloc opératoire, oui, je ne mens pas, à la porte d'un bloc opératoire, situation où, vous me l'accorderez, même pour une opération bénigne et programmée comme c'était mon cas, on se sent un peu tendu et préoccupé par tout autre chose que par des considérations professionnelles! Eh bien, jusque là, une infirmière me dit: « Ah? Vous êtes prof de latin? C'est quoi les avantages et les inconvénients? Parce que mes enfants, ils ont eu la feuille, ils ont dit qu'ils voulaient pas en faire, mais je sais pas s'ils ont eu raison... » J'ai répondu avec un sourire crispé que ce n'était pas vraiment le moment, mais j'aurais dû lui répondre: « Abi pedicatum! Et si vous ne comprenez pas, fallait faire du latin! »

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mardi 30 décembre 2008

Comment les figues ont fléchi le destin de Rome.

La figue, comme l’olive, est un des fruits emblématiques de la culture méditerranéenne. Dans la langue arabe, on associe souvent « tîn wa zaïtoun » (« figue et olive ») ; et il est probable que la pomme offerte par Eve à Adam (devenue une pomme par une mauvaise traduction du latin « malum » = « pomme » ou « fruit ») était en réalité une figue.
Or, parmi les anecdotes de l’histoire de Rome, on en trouve plusieurs mettant en scène des figues, qui ont joué un rôle déterminant dans le destin de Rome.

Nous sommes en 150 av. JC. Caton l’Ancien (appelé aussi « Caton le Censeur » en raison de la façon remarquable dont il a accompli sa charge de censeur trente-quatre ans plus tôt) est un brillant homme politique romain que ses 84 ans (âge extrêmement rare pour l’époque ; il mourra d’ailleurs l’année suivante) n’ont pas rendu gâteux, loin de là ! Il participe en effet activement à toutes les séances du Sénat et, cette année-là, il participe à une ambassade romaine envoyée à Carthage pour régler un différend entre cette dernière et le roi numide Massinissa. Mais arrivé sur place, il se rend vite compte qu’il y a plus grave que cette querelle à régler : Carthage est devenue une ville riche, florissante, et représente donc un danger potentiel pour Rome. Caton rentre à Rome et se présente aussitôt au Sénat, où il prononce un discours convaincant, puis, dans un geste théâtral, il déplie un pan de sa toge, d’où tombent des figues, encore toutes fraîches, qu’il offre aux sénateurs des premiers rangs. Pendant que ces derniers dégustent les fruits mûrs à point, Caton les avertit : « La terre qui a produit ces figues n’est qu’à trois journées de navigation. Que se passera-t-il si les Carthaginois décident aujourd’hui de nous attaquer ? « Delenda est Carthago » : Il faut détruire Carthage ! » Et l'année suivante, Carthage fut détruite et complètement rasée.

Nous sommes en 55 av. JC. Depuis cinq ans, César et Pompée, décidant momentanément de faire taire leur rivalité, se sont alliés en un « triumvirat » (groupe de trois hommes) avec Crassus, l’homme le plus riche de Rome. Cette année-là, ils se partagent l’empire romain et l'Orient revient à Crassus. A Brindes, port du sud de l’Italie, celui-ci s'apprête à embarquer pour rejoindre son nouveau territoire. Sous sa fenêtre passe un marchand ambulant vendant dans son panier des figues sèches de Caunus. Vantant sa marchandise, il criait dans la rue « Cauneas ! Cauneas ! ». Or Crassus entendit « Cave ne eas ! Cave ne eas ! », c’est-à-dire « Prends garde à ne pas y aller ! ». Ayant un peu hésité, il décida pourtant de passer outre et de partir quand même. Il mourra deux ans plus tard dans une bataille contre les Parthes.

Nous sommes en 14 ap. JC. Auguste, le premier empereur romain est âgé de 77 ans. Il vieillit et, après un règne remarquable et mené d’une main de maître, les soupçons s’installent dans son esprit, notamment contre sa femme Livie qui intrigue depuis des années pour que son fils d’un premier lit, Tibère, soit le successeur d’Auguste. Il ne fait plus confiance à personne et est pris d’une telle crainte de l’empoisonnement qu’il ne se nourrit que de figues qu’il cultive lui-même dans son jardin personnel et qu’il mange en les cueillant directement sur l’arbre. Or Livie, qui mijotait en effet un projet d’empoisonnement, a l’idée géniale d’injecter directement le poison dans les figues du jardin d’Auguste. Puis, telle la sorcière de Blanche-Neige, elle goûta devant lui les fruits sains et lui laissa manger ceux qui étaient empoisonnés. Ainsi mourut le premier empereur de Rome.

La première histoire est racontée par Plutarque, auteur grec, dans la Vie de Caton l’Ancien, 41. Vous pouvez en lire une traduction française ici (en descendant jusqu'au paragraphe XLI) : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/caton.htm
Et par Pline, auteur latin, dans les Histoires Naturelles, XV 20. Vous pouvez en lire une traduction française ici (en descendant jusqu'au paragraphe 20) :
http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_15/lecture/10.htm

La deuxième histoire est racontée par Cicéron, auteur latin, dans De la divination, II 40. Vous pouvez en lire une traduction française ici (en decendant jusqu'au paragraphe XL, à la fin de la page) : http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/cicero_de_diuin02/lecture/4.htm

La troisième histoire est racontée par Dion Cassius, auteur grec, dans l'Histoire Romaine , 56 (30). Vous pouvez en lire une traduction française ici (en decendant jusqu'au paragraphe 30): http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Dion/livre56.htm


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mardi 9 décembre 2008

Retour sur l’année romaine


Cet article complète l’article du 18 septembre (« Où sont passés ces quatre garnements? » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/o-sont-passs-ces-quatre-garnements.html).
Il semble que l’année romaine primitive commençait en mars et comprenait dix mois dont on ne connaît pas la longueur. Le roi Numa aurait ajouté les mois de janvier et février.
Il y avait donc deux cycles annuels qui coexistaient :
- une année commençant en janvier qui suivait le cycle solaire,
- une année commençant en mars qui suivait le cycle saisonnier.
On trouve d’ailleurs des fêtes de fin d’année aussi bien en décembre avec les Saturnales qu’en février avec les Lupercales, les deux étant des fêtes où domine l’idée de renversement de l’ordre, avec des sortes de carnavals.

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mercredi 29 octobre 2008

A quoi sert-il d'apprendre?


Des élèves en mal de réflexion philosophique demandent souvent à leur professeur à quoi sert telle ou telle matière, telle leçon ou telle activité scolaire.
Quand on leur renvoie la question, on se rend compte que « servir » renvoie pour eux à des réalités très concrètes. En gros, les mathématiques vont leur servir à calculer leur liste de courses (« et encore, il y a la calculatrice »), le français à rédiger une lettre d'embauche et l'anglais à demander leur chemin dans un pays étranger. Pour eux, ce qu'on apprend à l'école n'a d'autre but que pour leur futur métier et pour des applications concrètes. A ce titre, des matières comme l'histoire, les langues anciennes, le sport, la musique et les arts plastiques sont totalement inutiles.
Je dis « eux », mais je me souviens que moi aussi, quand j'étais à l'école primaire, que je détestais le sport et que je ne savais pas monter à la corde, je m'étais dit que ce serait pourtant utile pour m'échapper d'un immeuble en flammes!

Or ces raisonnements sont stupides ; ils peuvent prêter à sourire quand ils sont tenus par des enfants encore naïfs, mais deviennent dangereux quand ils contaminent les plus hautes sphères de l’État, ceux qui décident des programmes scolaires et du financement des filières universitaires. Aujourd'hui en effet, on voudrait réduire les connaissances du primaire et du secondaire à un « socle commun » purement utilitaire, tandis que les approfondissements culturels seraient réservés aux élites, et un candidat presque président de la République déclarait en avril 2007: « Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a mille étudiants pour deux postes. [...] Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. »
Je tiens donc à l'affirmer ici clairement: on n'apprend pas pour des applications concrètes et utilitaires ni pour un futur métier! En tout cas pas seulement. Alors, à quoi sert-il d'apprendre, me demanderez-vous? A beaucoup de choses, bien plus importantes qu'un travail et une liste de courses.

Apprendre pour conserver et améliorer sa santé mentale
De même que si on ne fait pas de sport on augmente les risques de dégradations de sa santé physique, de même si on n'apprend pas, le cerveau perd l'habitude de ces mécanismes. On sait que l'apparition de maladies neuro-dégénératives comme la maladie d'Alzheimer est retardée chez des sujets qui avaient gardé l'habitude d'apprendre (de lire, de se cultiver) tout au long de leur vie.

Apprendre pour mieux apprendre
C'est une conséquence de la raison précédente. De même qu'un sportif bien entraîné fera de meilleures performances, de même quelqu'un qui a l'habitude d'apprendre apprendra de plus en plus facilement. Ainsi, les gens qui savent déjà quatre ou cinq langues n'ont souvent pas de difficultés à en apprendre une quantité d'autres.

Apprendre pour le plaisir d'apprendre
Le plaisir me semble une chose suffisamment capitale dans la vie d'un être humain pour qu'on ne le balaie pas d'un méprisant « Le plaisir de la connaissance est formidable, mais ». Qui n'a jamais éprouvé de plaisir à apprendre quelque chose? Et comment des adultes (parents, enseignants, hommes politiques) oseraient-ils prétendre savoir ce qui procurera ou non du plaisir aux enfants et jeunes gens dont ils ont la charge? Il faut leur offrir le plus grand choix, au risque de tarir leur précieuse gourmandise.

Apprendre pour devenir un citoyen responsable et un être humain tolérant
L'étude de la littérature, de la philosophie, de l'histoire, des langues anciennes, et d'autres matières encore, nous montrent différentes manières de penser. Cela nous apprend le relativisme des sociétés humaines et des individus, ce qui nous apprend à être tolérant. Cela nous fait aussi nous poser des questions et nous apprend donc à penser, non pas forcément comme nos parents, nos professeurs, nos dirigeants politiques, nos journaux télévisés, mais à penser par nous-mêmes.

Notons que toutes ces raisons se renforcent les unes les autres: celui qui aura une bonne santé mentale, c'est-à-dire l'esprit plus vif, sera plus intelligent donc plus facilement responsable et tolérant; celui qui apprendra plus facilement comprendra plus facilement, y compris ses semblables; celui qui éprouvera beaucoup de plaisir voudra le faire partager; celui qui saura penser par lui-même en retirera du plaisir, de même celui qui s'entendra bien avec ses semblables parce qu'il sera plus tolérant, etc.

Bon apprentissage!

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mercredi 8 octobre 2008

De Villepinte à Brescia (un souvenir littéraire)

Lundi 29 septembre, en descendant du RER à Vert-Galant pour me rendre comme tous les matins dans mon collège de Villepinte, j'ai été frappée de l'épaisseur du brouillard qui enveloppait tout, surtout que ce brouillard était inexistant aux stations précédentes. Cela m'a confirmée dans l'impression que j'ai parfois que je travaille au bout du monde. Mais au fur et à mesure que je m'aventurais dans ce nouvel environnement, j'ai eu la sensation d'entrer dans un monde magique. De très jolis lampadaires, assez bas et à la lumière blanche installés depuis peu faisaient des auréoles mystérieuses et l'absence totale de passants pendant quelques minutes ainsi que le silence inhabituel, dû au ralentissement des voitures plus prudentes et au brouillard lui-même qui étouffait les sons, accentuait cette sensation de magie. Et soudain, alors que j'étais ainsi séduite par ce paysage, j'ai eu une sensation de déjà ressenti et j'ai murmuré: « Brescia! »
De fait, ce n'était pas un souvenir personnel, mais un souvenir de lecture, une de mes pages préférées de la littérature, extraite du Voyage en Italie de Jean Giono (1954) (dont j'avais déjà cité un extrait: http://cheminsantiques.blogspot.com/2007/08/cultivons-notre-jardin.html).
Je dis « une page », mais je constate en prenant le livre que c'est quatre pages. Je vais donc tâcher de ne vous donner que les passages les plus significatifs et les plus proches de mon impression de ce lundi.

« Brescia passe pour être la patrie des femmes qui ont les plus beaux yeux de l'Italie. Nous bifurquons en pleine nuit dans la route qui y mène. A la lumière des phares, qui donne tant d'intensité irréelle aux verts, elle m'apparaît bordée de peupliers et de prairies comme une de ces routes des Alpes, que j'aime. Me voilà disposé à trouver tout beau. [...]
Les rues où nous nous engageons cependant, mal éclairées par des lanternes rares, et strictement désertes (il n'est que huit heures du soir), nous promènent entre des murs nus, hauts de cinq à six mètres, semblables à des murs de casernes, de prisons ou de forteresses. Cet avant-goût militaire ne me déplaît toujours pas, au contraire. Nous circulons dans un opéra à l'acte où le tyran perpètre ses mauvais coups. [...]
Enfin on ne sait pourquoi nous piquons dans une ruelle et débouchons sur une place. Là, c'est le comble de l'irréel. Du coup, on s'arrête. Toujours strictement aucun personnage vivant. Sous des projecteurs à lumière si blanche qu'on en a froid dans le dos, nous fait face un décor de carton qui représente la façade d'une maison de campagne russe 1900, comme il y en a dans les Récits d'un chasseur. Côté cour on voit de biais le fronton, le balcon et le perron d'un petit palais rococo ; côté jardin une simple maison de brique praticable au rez-de-chaussée par une large baie vitrée derrière laquelle luisent les nickels des bouteilles sur des étagères. « Merde », dit Antoine. Il est cependant très bien élevé. [...]
Le boulevard que nous parcourons à petite allure prudente est une très large allée de parc. C'est à peine si l'on distingue à droite et à gauche le blanc des façades volets fermés et portes closes. On a l'impression que les réverbères n'ont rien à voir avec la civilisation, qu'ils sont des lumières naturelles comme celle des étoiles et des vers luisants. Ils n'éclairent pas plus d'ailleurs. Nous sommes dans une sorte d'artificiel à rebours. On a réussi (je crois bien que c'est la lumière, aussi bien l'éblouissante de tout à l'heure que la veilleuse de maintenant) à donner l'impression de carton peint avec de vrais arbres, de vrais feuillages et de vraies maisons. Tous les volumes sont aplatis. Illusion que l'absence de personnages rend parfaite. Nous ne sommes plus très sûrs d'avoir nous-mêmes une épaisseur. »


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samedi 27 septembre 2008

La clé interdite

Les Romains pensaient que lorsqu'un homme et une femme font l'amour, leurs sangs se mélangent. Ils pensaient aussi que le bébé est formé à partir du sang de sa mère. La conclusion logique de ces deux postulats est que si une femme trompe son mari, son sang deviendra impur et que l'enfant que le mari aura avec sa femme sera une sorte de bâtard puisqu'il aura en lui, en plus du sang de ses parents, celui de l'amant de sa mère. En revanche l'homme peut tromper sa femme, cela n'altèrera en rien la pureté de sa descendance. Par conséquent, dans la loi romaine, l'adultère était strictement interdit pour la femme d'un citoyen romain, mais il était accepté pour un citoyen romain, à condition naturellement que ce ne soit pas avec la femme d'un autre citoyen romain (mais avec les esclaves ou les prostituées).

Comme le vin ressemble beaucoup au sang, ils pensaient que – symboliquement – boire du vin, c'était aussi en quelque sorte faire pénétrer dans son corps un sang étranger. C'est d'ailleurs exactement ce que pensent aussi les Chrétiens avec le sang du Christ. Du coup, évidemment, pas question pour la femme romaine de boire une goutte de vin. D'où une coutume assez humiliante qui autorisaient tous les invités d'un mariage à embrasser la mariée sur la bouche pour vérifier que son haleine ne sentait pas le vin. D'où aussi l'histoire de clés qui m'intéresse aujourd'hui. Dans le couple, le citoyen romain s'occupait des affaires extérieures (politique, guerre, vie sociale) et sa femme des affaires intérieures (direction des esclaves, gestion de la maison et du budget). Par conséquent, elle était la gardienne du trousseau de clés contenant les clés de toutes les pièces de la maison. Toutes... sauf une : le cellier, où l'on entreposait les amphores de vin!

Est-ce que cela ne vous rappelle pas quelque chose? Une femme qui a le droit d'utiliser les clés de toutes les pièces de la maison, sauf une... La femme de Barbe Bleue bien sûr!
Et le parallèle ne s'arrête pas là, car que découvre cette dernière dans la pièce interdite (qu'elle a évidemment ouverte: ah! L'éternelle curiosité féminine! Encore une incarnation d'Eve-Pandore-Schtroumpfette (voir mon article du 23 août)), que découvre-t-elle, donc? Du sang! Pas du sang symbolique sous forme de vin, mais du vrai sang de femmes assassinées, du sang qui va faire une tache indélébile sur la clé, révélant à Barbe Bleue l'impureté de sa femme. En somme, l'histoire de Barbe Bleue, ce pourrait être un cauchemar qu'aurait fait une matrone romaine!

Je me demande si cette ressemblance est fortuite, mais je dirais que non, car la clé interdite à une femme par son mari et le sang (symbolique ou pas) présent dans la pièce interdite, je trouve que cela fait vraiment beaucoup de points communs...

Affaire à suivre. Dites-moi si vous avez des pistes...


Nouvelles pistes, 21 juillet 2019 :

Je suis revenue il y a un mois sur cette histoire dans cet article : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/06/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel_20.html
et je me dois de corriger un point de cet article de 2008.

Les Romains (comme d'ailleurs les Grecs et les gens du Moyen Âge) ne pensaient pas que les sangs des deux parents se mélangeaient, mais que le liquide séminal du père se mélangeait au sang menstruel de la mère (qui, selon certains, était une sorte de liquide séminal).

J'ai exposé depuis dans un autre article cette théorie ainsi que la théorie concurrente. En voici un extrait : "Selon la première théorie, l'homme apportait sa semence (le sperme) et la femme apportait la forme (en accueillant l'embryon dans sa matrice) ; selon la seconde, chacun apportait une semence, et c'est le mélange de ces deux semences qui donnait naissance à l'enfant. Cette semence féminine était selon les uns les menstrues, selon d'autres le liquide émis par la femme quand elle ressent du plaisir sexuel. On ignorait alors l'existence de l'ovulation, qui n'a été découverte qu'à la fin du XVIIe siècle, invalidant chacune des deux théories qui s'étaient affrontées durant des siècles !"
Si vous voulez savoir les conséquences de chacune de ces deux théories pour les femmes, vous pouvez lire la suite dans cet article (vers la fin) : http://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html


Autres nouvelles pistes, 12 février 2020 :

1) Non non, j'avais bien raison en 2008 et je me suis trompée en 2019. Il s'agit bien de deux sangs qui se mélangent, car de nombreux savants de l'Antiquité pensaient que le sperme était lui-même de même nature que le sang masculin, il perdait simplement sa couleur rouge. C'est d'ailleurs bien pour cela qu'on parle d'un "fils de mon sang", "bon sang ne saurait mentir", "sang noble", "pur sang", "filiation par le sang", ou encore "frères consanguins" quand ils ont le même père (tandis que les "frères utérins" ont la même mère, rappel de la théorie selon laquelle il n'existe pas de semence féminine, mais le rôle de la mère serait de "mouler", "former" les enfants dans son utérus (voyez encore mon article sur la femme fromage)).

Mais la différence est que le sang masculin est le même que celui qui circule dans les veines de l'homme et qui coule lorsqu'il se blesse ; tandis que le sang féminin est bien le sang menstruel (la partie qui n'est pas évacuée).

2) Quant à Barbe Bleue, une amie spécialiste des contes m'a posé il y a quelques jours l'énigme suivante : comment se fait-il que le sol de la pièce interdite soit recouvert de sang, alors que les femmes assassinées sont toutes pendues ? J'avoue n'avoir jamais prêté attention à ce curieux paradoxe ! Et la réponse coule de source - si je puis dire ! Il s'agit du sang menstruel qui s'est écoulé par leur sexe, comme pour les vider de ce liquide propre aux femmes, puisque c'est en tant que femmes qu'elles ont désobéi.

Mon amie ajoute en effet que la "clé d'or" que la femme de Barbe Bleue ne doit pas toucher n'est autre que le "clitoris". Je reconnais que l'hypothèse est d'autant plus séduisante qu'elle s'appuie à la fois sur un jeu de mots (non seulement en français, mais aussi en grec ancien, où les racines "kleid-" et "kleit-" sont très proches) et sur une ressemblance métaphorique (le petit objet précieux qui ouvre une porte inaccessible)

Je ne pense pas en revanche que la clé de la matrone romaine soit le clitoris, d'une part parce que le mot n'était pas le même, d'autre part parce que le problème des Romains était celui de la "pureté" de la transmission paternelle : l'adultère bouleversait la donne, mais pas le plaisir solitaire. Cependant, cette clé romaine a évidemment à voir aussi avec la sexualité.

Si je résume mes nouvelles pistes :
La matrone romaine comme la femme de Barbe Bleue ont le droit de faire beaucoup de choses, mais leur mari contrôle et interdit le point sensible de leur sexualité (l'adultère pour le mari romain, la masturbation pour Barbe Bleue). La pièce interdite de la maison est celle qui cache leur propre "secret de femme" (pour reprendre une expression en vogue au Moyen Âge pour désigner tout ce qui touche au corps féminin) : le sang menstruel. Si elle outrepasse l'interdit, cela se verra (la tache indélébile de sang sur la clé) ou se sentira (l'haleine vineuse de la matrone romaine).

Une petite recommandation pour la fin, puisque nous avons parlé du clitoris, si vous souhaitez en savoir plus sur l'histoire de cet organe, allez voir l'excellente page d'Odile Fillod : https://odilefillod.wixsite.com/clitoris/histoire.


Dernier ajout : 21 février 2020 :
 
En cherchant les sources antiques de cette histoire de vin, de clé et de matrone romaine, je suis tombée sur cet article passionnant de 2017, par Marie-Adeline Le Guennec, "Les femmes et le vin dans la Rome antique" : https://hospitam.hypotheses.org/621.

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jeudi 18 septembre 2008

Où sont passés ces quatre garnements?

Les Romains avaient coutume d'appeler certains de leurs enfants par des numéros. Certains de ces prénoms ont même perduré jusqu'à nous en français, comme Quentin (de « Quintus », « Cinquième ») ou Octave (d' « Octavus », « Huitième »). Je m'étais souvent posé la question de l'absence de certains numéros: par exemple, dans la liste canonique des onze prénoms romains (les seuls en usage du moins chez les grandes familles romaines à l'époque de la République), il n'y a que Quintus (5e), Sextus (6e) et Decimus (10e); mais d'autres numéros, comme Septimus (7e), Octavus (8e) ou Nonius (9e) apparaissent comme noms de famille ou surnoms et seront plus tard utilisés aussi comme prénoms.
Or voilà qu'il y a quelques jours, en picorant dans l'excellente Histoire universelle des chiffres de Georges Ifrah, je tombe sur une explication assez intéressante de l'absence de certains de ces numéros. Il explique que notre perception visuelle directe des nombres s'arrête à 4 (si nous voyons de I à IIII bâtons, nous n'avons pas besoin de compter pour savoir combien il y en a ; à partir de IIIII, si). Pour illustrer cette loi psychologique, il propose de nombreux exemples puisés dans toutes les civilisations montrant un traitement différent entre les quatre premiers chiffres et les suivants. A propos des Romains, il donne deux exemples de séries où ceux-ci nomment jusqu'à 4 et numérotent à partir de 5: les mois et les prénoms.

Arrêtons-nous d'abord un instant sur les mois. Les quatre premiers sont Martius (de Mars), Aprilis (d'Apru, divinité étrusque équivalente à Aphrodite/Vénus), Maius (de Maia, divinité de la croissance) et Junius (de Junon). Les suivants sont en effet numérotés de 5 à 10: Quintilis, Sextilis, September, October, November, December (avant que les 5e et 6e ne prennent les noms de Julius (Jules (César)) et Augustus (Auguste), les premiers Romains à être divinisés après leur mort).
On pourrait objecter à Georges Ifrah que les deux derniers mois sont à nouveau nommés et non numérotés 11 et 12. Je pense que l'explication est à trouver dans le fait que l'année romaine primitive comportait dix (et non douze) mois lunaires: les noms des dix premiers mois doivent donc dater de cette époque très ancienne. Le nom du mois suivant, Januarius (de Janus, dieu à double visage, dieu de la frontière, du seuil) laisserait à penser que l'année romaine commençait bien en Janvier, comme nous, et non en Mars (comme le suggèrent les mois numérotés). En réalité, renseignements pris dans les pages du Citoyen romain sous la République de Florence Dupont, il y avait plusieurs débuts d'année dans le calendrier romain, selon que c'était le début de la saison guerrière (en Mars), de la saison agricole (en Mars ou Avril), de l'entrée en charge des hommes politiques (variable) ou encore de multiples fêtes religieuses. Februarius est le mois des purifications.

Revenons aux prénoms. Georges Ifrah dit que les Romains nommaient leurs quatre premiers enfants, puis numérotaient les suivants. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec lui. Primus et Secundus existaient comme surnoms. Tertius et Quartus sont attestés dans des inscriptions (ex: inscription de Pompéi n°C.I.L. IV, 1881: « Virgula Tertio suo: indecens es. » : « Virgule à son Tertius: tu es indécent! » ; la petite Virgule semble toutefois avoir été bien émoustillée par l'indécence de celui qu'elle a appelé « son » Tertius et qu'elle a éprouvé le besoin de rappeler sur un mur!).
Toutefois il est vrai que l'emploi de ces noms est plus rare et plus tardif. Je pense donc que son explication est valable. Reste à expliquer pourquoi dans la liste canonique des onze prénoms, 7e, 8e et 9e sont aussi absents.
Voici une hypothèse personnelle qui vaut ce qu'elle vaut: il était assez rare d'avoir plus de six garçons (j'ai oublié de vous dire que seuls les garçons ont droit à un prénom ; les filles doivent se contenter du nom de famille de leur père féminisé en -a (en principe, du moins)), d'où la rareté de Septimus, Octavus et Nonius, et leur absence comme prénom courant,. Quant à Decimus, peut-être est-il resté malgré tout en raison de la symbolique de ce numéro (les Romains utilisaient comme nous le système décimal) et peut-être les Romains donnaient-ils ce prénom à un garçon qui n'était pas forcément le dixième, mais parce que ça faisait bien ou que c'était une manière de dire qu'il y avait beaucoup d'enfants (comme quand on dit « Ce livre a cent pages », alors qu'il en a quatre-vingt-sept). Ce serait alors l'équivalent de Numerius, autre prénom latin qu'il faudrait traduire par le néologisme « nombreuxième » (ou plus simplement « enième »)!

Sur mon site:
Un document pédagogique sur la date en latin:
Une liste des prénoms, noms de famille et surnoms romains:



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samedi 23 août 2008

Le péché de la Schtroumpfette

(article modifié le 28 janvier 2009)

Il est tentant – et je ne suis certainement pas la seule à le faire – de comparer Eve, Pandore et la Schtroumpfette, qui ont en commun d'être la première femme, d'avoir été créées par un être aux pouvoirs supérieurs (Dieu (ou le Diable), Zeus, Gargamel) et d'avoir apporté la discorde et la déchéance à l'homme ou à une communauté d'hommes, en commettant et en faisant commettre à un homme une faute irréparable (mordre au fruit de l'arbre de la connaissance, ouvrir la boîte renfermant les maux de l'humanité, causer la rupture du barrage sur la rivière schtroumpf (toutes les interprétations métaphoriques sont envisageables!))

Ce qui m'intéresse ici, c'est d'observer à la lumière de cette comparaison une différence entre la version album de La Schtroumpfette et la version dessin animé (du moins ce qui me semble être le reflet du dessin animé, trouvé dans un « cahier de vacances schtroumpf »).
Dans l'album, c'est la schtroumpfette blonde et jolie, créée par le grand schtroumpf, qui commet la faute et elle la commet en toute innocence, guidée seulement par la curiosité et poussant un schtroumpf à faire lui-même le geste fatal, à force de séduction et d'entêtement (exactement comme Eve poussant Adam à goûter la pomme, ou Pandore poussant Epiméthée à ouvrir la boîte).
Dans le dessin animé au contraire, c'est la schtroumpfette brune, créée par Gargamel qui commet cette faute en toute connaissance de cause, pour obéir aux ordres de Gargamel et pour nuire volontairement aux schtroumpfs.
Au passage, on pourrait se questionner sur ce qu'a vraiment de magique l'opération du grand schtroumpf, car pour rendre la schtroumpfette jolie et sympathique, il n'a fallu qu'un peu de maquillage, un bon coup de peigne, des chaussures à talon et une robe en dentelle: la magie n'a rien à voir là-dedans! Reste la couleur des cheveux: nous voilà alors dans le stéréotype le plus grossier, qui assimile la blondeur à la beauté...

Mais surtout ces deux versions sont à rapprocher des deux interprétations concernant Eve dans la tradition chrétienne. Elle aussi est présentée parfois comme agissant innocemment, juste sous l'effet de la curiosité, de la légèreté, de l'entêtement, et d'autres fois créature du Diable, rusée comme un serpent et agissant sciemment exprès pour nuire à ce pauvre Adam.
Et là, je me demande quelle version est la plus misogyne. A première vue, celle qui accuse franchement la femme comme une créature malfaisante ayant la volonté de nuire ; mais est-ce si sûr?
Il se trouve justement que cette interprétation n'existe pas dans l'histoire de Pandore, qui agit toujours innocemment, juste sous l'effet de la curiosité, de la légèreté, de l'entêtement. Certes, Zeus est derrière tout cela, et Pandore est sa créature pour punir les hommes et se venger de Prométhée (comme la schtroumpfette est la créature de Gargamel pour se venger des schtroumpfs) mais ce n'est pas lui qui la pousse à ouvrir la boîte: il lui insuffle juste le caractère qui la poussera à commettre cet acte. Et pourtant, malgré cette innocence, cette histoire n'excuse pas la femme et ne paraît pas très édulcorée en matière de misogynie.
N'oublions pas non plus, pour revenir aux schtroumpfs, qu'en général la version des dessins animés (made in USA) est plus politiquement correcte que celle des albums (pensons par exemple aux schtroumpfs noirs devenus violets, pour éviter toute comparaison possible avec les humains à peau noire). La schtroumpfette volontairement nuisible serait donc plus politiquement correcte que celle qui fait le mal en toute innocence?
Eh bien oui! Cette version, qui semble en apparence excuser Eve, Pandore ou la Schtroumpfette, est bien – très sournoisement – la plus misogyne. Réfléchissez: si c'est en toute innocence que la femme commet des fautes, c'est donc qu'il ne servira à rien de la punir, de la menacer: il vaut donc mieux, pour préserver la paix et le bonheur, l'écarter soigneusement de toutes les fonctions importantes de la société! Et c'est en effet ce que l'Humanité et la Schtroumpfité s'acharnent à faire depuis des millénaires. Le résultat est-il si satisfaisant?

Pour aller plus loin:
- Le récit de la Bible concernant Eve (très objectif: les interprétations viendront plus tard dans la Chrétienté):
- Le récit d'Hésiode concernant Pandore:
- Pour la Schtroumpfette, vous pouvez vous reporter à l'album La Schtroumpfette de Peyo
- Pour en savoir plus sur les schtroumpfs et si vous ne le connaissez pas déjà, le site de notre ami Gilles Furelaud, « Pourquoi les schtroumpfs sont-ils bleus? »:
http://furelaud.free.fr/

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dimanche 13 juillet 2008

Le casque et l'escargot

En relisant Hérodote l'autre jour dans la douce lumière matinale d'une voie ferrée séquanosanctidionysienne (eh oui, c'est un si joli adjectif gréco-latin qui qualifie le « neuf trois »!), j'ai soudain levé le nez de mon livre, prenant conscience du rapprochement que je n'avais jamais fait entre deux anecdotes que j'aime beaucoup.
Ces deux anecdotes ne sont pas gaies puisqu'elles ont trait à la prise d'une ville assiégée. L'histoire universelle regorge d'anecdotes nous racontant comment une ville assiégée a été prise par le seul côté non surveillé, dont les habitants pensaient qu'il était inaccessible. Ma chère Sémiramis elle-même aurait d'ailleurs ainsi gagné sa notoriété, si l'on en croit les légendes (lors de la prise de Bactres, cf. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, II 7).
Mais les deux anecdotes qui ont retenu mon esprit ont ceci de savoureux que l'idée d'attaquer du côté présumé inaccessible est venu d'un pur hasard, déclenché par un infime détail, un casque dans un cas, un escargot dans l'autre!

1) Le casque: la prise de Sardes en Lydie par les Perses en 546 av. JC, racontée par Hérodote:
« Voici la manière dont la ville de Sardes fut prise. Le quatorzième jour du siège, Cyrus fit publier, par des cavaliers envoyés par tout le camp, qu'il donnerait une récompense à celui qui monterait le premier sur la muraille. Animée par ces promesses, l'armée fit des tentatives, mais sans succès : on cessa les attaques ; le seul Hyroiadès, Marde de nation, entreprit de monter à un certain endroit de la citadelle où il n'y avait point de sentinelles. On ne craignait pas que la ville fût jamais prise de ce côté. Escarpée, inexpugnable, cette partie de la citadelle était la seule par où Mélès, autrefois roi de Sardes, n'avait point fait porter le lion qu'il avait eu d'une concubine. Les devins de Telmisse lui avaient prédit que Sardes serait imprenable, si l'on portait le lion autour des murailles. Sur cette prédiction, Mélès l'avait l'ait porter partout où l'on pouvait attaquer et forcer la citadelle. Mais il avait négligé le côté qui regarde le mont Tmolus, comme imprenable et inaccessible. Or Hyroiadès avait aperçu la veille un Lydien descendre de la citadelle par cet endroit, pour ramasser son casque qui avait roulé du haut en bas, et l'avait vu remonter ensuite par le même chemin. Cette observation le frappa, et lui fit faire des réflexions. Il y monta lui-même, et d'autres Perses après lui, qui furent suivis d'une grande multitude. Ainsi fut prise Sardes, et la ville entière livrée au pillage. » (Hérodote, L'Enquête, I 84)

2) L'escargot: la prise du fort de Jugurtha en Numidie par les Romains en 106 av. JC, racontée par Salluste:
« Marius perdit là bien des journées et se donna en vain beaucoup de mal. Il se demandait avec anxiété s'il renoncerait à une entreprise qui s'avérait inutile, ou s'il devait compter sur la fortune, qui souvent l'avait favorisé. Il avait passé bien des jours et des nuits dans cette cruelle incertitude, quand par hasard, un Ligure, simple soldat des cohortes auxiliaires, sortit du camp pour aller chercher de l'eau sur le côté du fort opposé à celui où l'on se battait. Tout d'un coup, entre les rochers, il voit des escargots, un d'abord, puis un second, puis d'autres encore ; il les ramasse, et dans son ardeur, arrive petit à petit près du sommet. Il observe qu'il n'y a personne, et, obéissant à une habitude de l'esprit humain, il veut réaliser un tour de force. Un chêne très élevé avait poussé entre les rochers ; d'abord légèrement incliné, il s'était redressé et avait grandi en hauteur, comme font naturellement toutes les plantes. Le Ligure s'appuie tantôt sur les branches, tantôt sur les parties saillantes du rocher ; il arrive sur la plate-forme et voit tous les Numides attentifs au combat. Il examine tout, soigneusement, dans l'espoir d'en profiter bientôt, et reprend la même route, non au hasard, comme dans la montée, mais en sondant et en observant tout autour de lui. Puis sans retard, il va trouver Marius, lui raconte ce qu'il a fait, le presse de tenter l'ascension du fort du même côté que lui, s'offre à conduire la marche et à s'exposer le premier au danger. » (Salluste, La Guerre de Jugurtha, 93)

Les traductions sont publiées par Philippe Remacle: http://remacle.org/


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