mercredi 18 septembre 2019

D'Hypatie d'Alexandrie au hashtag #boismesregles


Comme mon sujet de recherche sur les menstrues au Moyen Âge m'amène à m'intéresser aussi à l'actualité, j'ai suivi avec intérêt il y a quelques mois le succès de hashtag « #boismesregles ». L'expression « Bois mes règles ! » est en fait apparue il y a quelques années, avant de se populariser récemment avec le hashtag sur Twitter et sur Instagram. Le contexte en est le suivant : une femme qui se fait importuner par un homme, lui lance cette phrase provocatrice, que ce soit oralement ou par messagerie interposée, et le fâcheux cesse aussitôt toute manœuvre d'approche ! Efficace et humoristique ! Mais aussi très fort… Très fort parce que, même si la femme et l'homme qui sont en jeu dans cet échange l'ignorent consciemment, cette expression plonge ses racines très profondément dans l'histoire de la société occidentale (et certainement pas qu'occidentale, mais je ne parle que de ce que je connais le mieux).
Nous avons tous conscience de bribes symboliques qui se rejoignent de façon inextricable dans cette petite phrase de trois mots, « bois mes règles » : tabou des règles, boire pour s'approprier, équivalence du vin et du sang, buvez, ceci est mon sang, le Graal, etc. Mais ce n'est pas tout, et la phrase a des échos bien plus précis historiquement.

Le sang menstruel, boisson aphrodisiaque par excellence
Nous l'avons totalement oublié (enfin, moi, personnellement, je n'en avais jamais entendu parler!), mais le sang menstruel a été pendant des millénaires un ingrédient évident de boissons ou de mets aphrodisiaques. J'ai déjà évoqué ici cet usage mentionné dans les interrogatoires de Béatrice de Planissoles en 1320 et de Gratiosa en 1482 (https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html). Depuis cet article du mois de mai, j'ai fait de nombreuses trouvailles dans des sources allant du VIIe au XIXe s, et aussi variées que des procès, des manuels de confesseur ou de prédication, des recueils de recettes magiques, des poèmes satiriques : les manuels religieux rappellent l'interdit de boire du sang menstruel (en précisant ou non l'usage aphrodisiaque), les procès accusent des femmes d'en avoir secrètement fait ingérer à des hommes dans un but aphrodisiaque (ou d'avoir eu l'intention de le faire), les recueils de recettes expliquent précisément comment s'y prendre ; quant aux poèmes satiriques (ceux que j'ai trouvés datent du XVIe s), ils évoquent comme un fait établi un breuvage à base de sang menstruel. J'imagine que vous êtes très curieux de lire les textes dont je parle. Je vous demanderai de patienter quelques mois encore, car la quantité et la variété des sources que j'ai trouvées me laisse supposer que c'est un énorme filon que je suis loin d'avoir complètement exploité ! À suivre, donc…

Le chiffon menstruel de la sage Hypatie
Vous pourriez m'objecter que dans tous les cas que j'ai cités, on boit du sang menstruel pour un usage aphrodisiaque, ou un usage non précisé (un usage médical est peut-être suggéré dans un des poèmes satiriques, et cela serait confirmé par des textes antiques grecs et latins), mais en tout cas, ce n'est jamais pour se débarrasser d'un prétendant importun, comme dans le fameux hashtag. Eh bien cet usage a existé aussi. Nous en avons un témoignage unique et précieux. 
Il concerne une des femmes les plus admirables de l'Antiquité : la grecque Hypatie, qui a vécu à la fin du IVe s. ap. JC à Alexandrie en Égypte, alors partie de l'Empire romain en pleine christianisation (pour le malheur de notre héroïne, qui a payé de sa vie son refus de se convertir). Philosophe, mathématicienne, astronome, elle a fait des découvertes scientifiques importantes ; longtemps étouffée par l'histoire patriarcale, elle commence à sortir de l'ombre depuis un peu plus d'un quart de siècle : de plus en plus de livres, y compris pour la jeunesse, lui sont consacrés, ainsi qu'un film magnifique, Agora, de Alejandro Amenabar, sorti en 2009. Hypatie ne s'est pas mariée et est restée vierge toute sa vie (c'est du moins ce qu'affirment ses biographes), or elle enseignait à des étudiants essentiellement mâles ; on peut donc imaginer qu'elle a dû subir de nombreuses avances. Dans une scène du film d'Amenabar, agacée par l'un de ces prétendants trop insistants, elle jette devant lui, en plein cours, un chiffon qu'elle tenait serré dans sa main et qui est taché de sang menstruel. Sidération de l'auditoire, et désormais plus personne ne l'embête ! J'ai pensé en voyant le film que c'était une audace du réalisateur, que j'ai appréciée, car c'est très fort et cela sonne juste dans l'histoire. Mais ces derniers temps, en creusant un peu les sources, j'ai découvert que cet incroyable épisode figure déjà dans la principale source ancienne sur Hypatie !
Quelques explications : cette source est une gigantesque encyclopédie byzantine du Xe siècle comportant entre autres des centaines de notices biographiques. On l'a longtemps attribuée à un auteur qui se serait nommé Suidas ; on pense plutôt aujourd'hui que c'est un ouvrage collectif et que ce nom, qui serait plutôt la Souda, est son titre. Vous me direz qu'un texte du Xe siècle pour retracer la vie d'une femme qui a vécu aux IVe et Ve siècles, ce n'est pas très sûr ! Certes. Toutefois, la Souda s'appuie sur des textes plus anciens qu'elle a recopiés et dont nous avons souvent perdu la trace. D'autre part, je pense que cette anecdote a de fortes chances d'être exacte, tout simplement parce qu'elle sort totalement de l'ordinaire : un réalisateur espagnol du XXIe siècle aurait pu l'inventer ; mais pas un biographe grec du Ve ou du Xe s. Ce qu'on pouvait alors inventer dans une biographie se référait à des motifs courants ; si par exemple on avait dit qu'Hypatie avait fait boire du sang menstruel à un amant, j'aurais pu avoir des doutes, justement parce que c'est un motif fréquent. Mais jeter son chiffon menstruel à la face d'un prétendant, je n'ai jamais rien entendu ou lu qui s'en rapproche ni dans l'Antiquité ni au Moyen Âge ni depuis, à part justement le très récent hashtag #boismesregles. Et d'ailleurs l'auteur du texte lui-même insiste sur le côté totalement incroyable et sidérant de ce geste. S'il faut de l'audace à un réalisateur du XXIe siècle pour intégrer une telle scène dans son film, s'il faut de l'audace à une fille du XXIe siècle pour crier « Bois mes règles ! » à quelqu'un qui la siffle dans la rue, imaginez l'audace cent fois plus grande qu'il a fallu à cette femme du IVe siècle pour faire quelque chose de bien plus provocateur (imaginez encore aujourd'hui, une vénérable professeure à la Sorbonne ou au Collège de France, qui balancerait soudain sa serviette hygiénique devant un étudiant en plein amphi!!!). La chose est tellement inouïe que l'on comprend dès lors qu'elle ait figuré dans sa biographie.
Vous souhaitez lire le texte ? Cette fois-ci, je ne vous fais pas languir. Le voici.

La Souda, extrait de l'article « Hypatia » (n° upsilon 166 de l'édition Adler) :

[…] οὕτω σφόδρα καλή τε οὖσα καὶ εὐειδής, ὥστε καὶ ἐρασθῆναί τινα αὐτῆς τῶν προσφοιτώντων. ὁ δὲ οὐχ οἷός τε ἦν κρατεῖν τοῦ ἔρωτος, ἀλλ' αἴσθησιν ἠδὴ παρείχετο καὶ αὐτῇ τοῦ παθήματος. οἱ μὲν οὖν ἀπαίδευτοι λόγοι φασί, διὰ μουσικῆς αὐτὸν ἀπαλλάξαι τῆς νόσου τὴν Ὑπατίαν : ἡ δὲ ἀλήθεια διαγγέλλει πάλαι μὲν διεφθορέναι τὰ μουσικῆς, αὐτὴν δὲ προενεγκαμένην τι τῶν γυναικείων ῥακῶν αὐτοῦ βαλλομένην καὶ τὸ σύμβολον ἐπιδείξασαν τῆς ἀκαθάρτου γενέσεως, τούτου μέντοι, φάναι, ἐρᾷς, ὦ νεανίσκε, καλοῦ δὲ οὐδενός, τὸν δὲ ὑπ' αἰσχύνης καὶ θάμβους τῆς ἀσχήμονος ἐπιδείξεως διατραπῆναί τε τὴν ψυχὴν καὶ διατεθῆναι σωφρονέστερον. […]

[…] Elle était si belle et gracieuse que l’un de ceux qui fréquentaient ses cours tomba amoureux d’elle. Celui-ci n'était pas capable de maîtriser sa passion amoureuse, mais laissait déjà percevoir, même à elle, le mal dont il était atteint. Certains écrits mal informés prétendent qu’Hypatie le guérit de sa maladie par la musique ; mais la vérité, c'est qu'il y a bien longtemps qu'il était blasé par la pratique musicale, et c'est qu'elle, ayant auparavant enveloppé l'un de ses chiffons menstruels, le lui jeta, lui montrant ce signe de sa naissance impure, et dit : « Voilà ce dont tu es amoureux, jeune homme, et de rien de beau ». Celui-ci, sous le coup de la honte et de la stupeur face à cette conduite indécente, détourna son âme avec confusion et se disposa à plus de modération. […]

(traduction personnelle)


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mercredi 4 septembre 2019

Triste échec d'une utopie féminine (La Colonie de Marivaux)


Je viens de lire une très courte pièce de Marivaux (un acte, environ un quart d'heure de lecture), La Colonie. Elle a été publiée en 1750, mais semble une variante d'une pièce un peu plus longue, La Nouvelle Colonie, perdue aujourd'hui et jouée en 1729. Il y a presque trois cents ans, donc.
L'argument en est simple : un groupe de personnes (de différents âges, sexes et milieux sociaux), fuyant une persécution vaguement évoquée, aborde sur une île « déserte » (pas tout à fait déserte, car on apprend vers la fin la présence de « sauvages » sur les lieux) et entreprend de fonder une nouvelle société. Or, les femmes décident qu'elles ont leur mot à dire, et puisque les hommes ne veulent pas les entendre, elles font sécession et discutent de ce qui sera pour elles la société idéale. Comme souvent chez Marivaux, les échos à la situation actuelle sont surprenants, presque dérangeants.
Ces dames constatent que le mariage est une servitude pour la femme, même pour un couple qui s'aime, et tentent difficilement d'en convaincre une toute jeune fille amoureuse de son fiancé :

ARTHENICE : Et le mariage, tel qu'il a été jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant ; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler.
LINA : Abolir le mariage ! Et que mettra-t-on à la place ?
MADAME SORBIN : Rien.

Elles abordent aussi la raison principale de la faiblesse des femmes : le fait de se l'être tant entendu dire qu'elles-mêmes finissent par en être persuadées, argument encore actuel du féminisme :

UNE DES FEMMES : Hé ! que voulez-vous ? On nous crie dès le berceau : « Vous n'êtes capables de rien, ne vous mêlez de rien, vous n'êtes bonnes à rien qu'à être sages. » On l'a dit à nos mères qui l'ont cru, qui nous le répètent ; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos ; nous sommes douces, la paresse s'en mêle, on nous mène comme des moutons.

Les deux meneuses proposent, parmi les actions à mener, de cesser de se faire belles : s'habiller d'un sac, se coiffer de travers, ne plus protéger son visage du soleil pour avoir le teint pâle. J'y entends là aussi l'écho de certains mouvements féministes d'aujourd'hui qui préconisent de ne plus se maquiller, de ne plus s'épiler, puisque cela nous prend du temps, peut affecter notre santé, et que nous ne le faisons – consciemment ou inconsciemment – que pour plaire aux hommes.
L'utopie semblait bien lancée. Elle échoue pourtant dans les toutes dernières lignes de la pièce. L'une des dernières répliques est :

« Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage. »

En lisant cette réplique (prononcée par Madame Sorbin, la plus virulente des femmes révoltées!), c'est tout juste si je ne me suis pas arraché les cheveux en gémissant : « Non ! Mais non ! Mais non ! » C'est pourtant sans appel. La parenthèse se referme. Rendez-vous dans trois cents ans… Enfin, Marivaux ne pouvait pas savoir l'avenir, bien sûr ; mais il n'a fait que mettre sur scène ce qu'il voyait dans la réalité. En fin observateur de la société, il a bien perçu qu'un individu ne se définit pas que par son sexe, mais par d'autres facteurs, comme son âge et son milieu social. C'est en effet de là que sont venues les dissensions qui ont mené à l'échec. La proposition de se faire laides n'a pas plu à celles qui étaient plus jeunes que les deux meneuses, non plus que l'idée de renoncer à l'amour des hommes. Quant à ces deux meneuses, Arthénice (une noble) et Madame Sorbin (une bourgeoise), qui semblaient unies sur tous les fronts, elles se déchirent à la fin sur des questions de classe, Arthénice refusant l'abolition de la noblesse proposée par Madame Sorbin et celle-ci refusant l'égalité hommes-femmes dans l'adultère, qui reflète selon elle les mœurs dissolues des femmes de la noblesse.
En lisant après coup l'introduction à la pièce faite par Bernard Dort, l'éditeur des œuvres complètes de Marivaux (Éditions du Seuil, 1964), je trouve son analyse assez juste : « Marivaux interroge plus qu'il ne répond. La Colonie n'est ni féministe ni anti-féministe : ce qu'elle évoque, ce sont bel et bien les contradictions de la lutte des sexes dans une société où règne aussi ce que nous appelons aujourd'hui la lutte des classes. »
Réjouissons-nous cependant de ce que, trois cents ans après, même si la condition des femmes dans le monde est loin d'avoir atteint l'utopie dont rêvaient les femmes de La Colonie, nous nous en rapprochons tout de même.

Et au fait, la dernière réplique, la terrible, décevante, cuisante, cinglante dernière réplique (« Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage. »), avez-vous remarqué qu'elle comporte malgré tout une infime marque d'espoir ? Madame Sorbin dit quand même à son mari « Je te pardonne » ; alors que Marivaux aurait très bien pu lui faire dire « Pardonne-moi ». Elle garde la main et ne se soumet pas totalement...

Si vous souhaitez découvrir le texte original, il est en ligne ici :


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