jeudi 15 avril 2021

Le bon usage du latin au IIe siècle (Flavius Caper)


Je vous fais aujourd’hui découvrir une étonnant pépite sur la langue latine. Il s’agit du manuel De Orthographia, de l’auteur du IIe s. ap. JC Flavius Caper, lisible en ligne ici : http://www.forumromanum.org/literature/caper/orthographia.html.

L’ouvrage est une liste d’indications du bon usage de la langue latine, usage orthographique (même si tout se prononce en latin, il y a des petites hésitations en ce IIe s. ap. JC pour des mots comportant un h ou un y, par exemple), comme son titre l’indique, mais aussi et surtout usage lexical. Il indique ainsi des nuances de signification bien précieuses pour nous. En voici un petit florilège.


  - Fido mihi, confido tibi, et fidimus nobis.

= « Fido » pour moi, « confido » pour toi, et « fidimus » pour nous.

J’ai confiance en moi, je mets ma confiance en toi, nous nous faisons confiance.


  - Olea arbor est, oliva fetus, oleum liquor.

= « Olea » est un arbre, « oliva » un fruit, « oleum » un liquide.

L’olivier est un arbre, l’olive un fruit, l’huile un liquide.


J’en profite pour vous faire part d’une découverte faite récemment. Savez-vous pourquoi en français on met un h devant « huile », alors que ce mot vient du latin « oleum » qui n'a pas de h ? Parce qu’en ancien français on l’écrivait « uile », ce qui prêtait à confusion avec l’autre mot « uile » (« vile »). C’est pour la même raison qu’on met un h devant « huit » alors que ce mot vient du latin « octo » : son écriture « uit » prêtait à confusion avec… « vit » (le sexe masculin !)


Je continue ma cueillette avec des distinctions entre synonymes, qui ne sont pas du tout évidentes, d’autant moins que nous n’avons le plus souvent qu’un mot en français pour ces deux mots latins :


  - Dum manat, sanguis est ; effusus vero cruor erit.

= Tant qu’il reste c’est « sanguis » : quand il est versé c’est « cruor ».

(deux manières de désigner le sang)


  - Vultus mutatur, facies manet.

= Le « vultus » varie, le « facies » ne change pas.

(deux manières de désigner le visage)


  - Maestum animo, tristem aspectu dices.

= Tu te dis « maestum » par ton âme, « tristem » par ton apparence.

(deux manières de qualifier quelqu’un de triste)


  - Vir ducit, mulier nubit

= L’homme « ducit », la femme « nubit ».

(deux manières d’indiquer l’action de se marier)


Les historiens du genre seront ravis de creuser cette distinction. « Ducere » signifie « conduire » ; « nubere » signifie » se voiler ». Les mots sont liés au rituel du mariage romain. L’épouse vient habiter dans la maison de son époux. Celui-ci la « conduit » donc dans sa maison, il la porte même pour lui faire franchir le seuil en la soulevant de terre (afin qu’elle ne franchisse d’elle-même ce seuil pour la première fois que de l’intérieur vers l’extérieur, comme si elle était née dans la maison). Quant à l’épouse, en se voilant, elle montre qu’elle est une femme respectable, qui n’est plus disponible que pour son époux, et qui cache son visage puisque sa vie est désormais centrée sur l’intérieur (la maison). Toutefois, je constate que ces deux verbes précisément ont des échos étonnants dans notre monde actuel : L’Arabie Saoudite, par exemple, où, il n'y a guère,  « conduire » (une voiture) était réservé aux hommes et « se voiler » obligatoire pour les femmes, aurait pu faire de cette distinction lexicale une devise !


Voici maintenant un texte un peu plus long qui m’a plu, car il explore tout le champ lexical du lait, avec de nombreuses métaphores.


  - Collactaneus est eisdem mammis educatus, collacteus qui ex uno eodemque lacte creatus est.

  - Lactens qui lacte alitur, et lactans qui decipit.

  - Lactens lacte abundans, ut « lactentes ficus »,

  - Lucilius « lactentia coagula cum melle bibi. »

  - Lactea candida, ut « lactea laudas brachia » Horatius dicit.

= Le « collactaneus » (frère de lait) a été nourri aux mêmes seins ; le « collacteus » (autre mot pour désigner le frère de lait ?) est celui qui a été engendré d’un seul et même lait.

= On appelle « lactens » (têtant) celui/celle qui est nourri.e de lait et « lactans » (allaitant) celui/celle qui [je ne sais comment traduire « decipit » : « qui prend », « qui trompe », ça n’a pas de sens].

= « Lactens » (laiteux) signifie abondant en lait, comme « une figue laiteuse ».

= Lucilius dit « J’ai bu du lait caillé avec du miel. »

= « Lactea » (laiteux) signifie « blanc », comme « tu loues ses bras laiteux », dit Horace


Le « collacteus » n’est pas évident à comprendre. Je ne suis pas sûre à cent pour cent, mais j’ai une hypothèse. Si vous suivez régulièrement ce blog, vous savez maintenant que pour les hommes et les femmes de l’Antiquité et du Moyen Âge, le lait était une transformation du sang menstruel (ah ! Vous pensiez que je n’allais pas en parler dans cet article ! ! !), et que ce sang menstruel jouait un rôle dans la conception de l’enfant. Je pense donc que deux enfants « engendrés d’un seul et même lait » signifie d’un même sang menstruel, à savoir de la même mère. Normalement, le terme, en latin comme en français, est « utérins » puisqu’ils ont grandi dans le même utérus ; et pour des frères du même père, on dit « consanguins », « du même sang », en parlant du sang paternel qui lui aussi a joué un rôle dans la conception, ce sang est en fait le sperme. Oui oui, le sang de l’homme blanchit et se transforme en sperme ; le sang de la mère blanchit et se transforme en lait. Cela prête à rire au premier abord, mais ce n’est pas si absurde : les cellules responsables de la couleur ne sont pas les plus importantes dans un corps, on voit bien des changements de couleur dans la nature (par exemple une feuille verte qui vire au brun) et le sang contient bien des globules « blancs »…

Je pense donc que « collacteus » ne signifie pas « frère de lait », mais « frère utérin ». Et le terme est intéressant puisqu’il met sur le même plan les frères issus du liquide séminal maternel (« collactei ») et ceux issus du liquide séminal paternel (« consanguini »). Si l’on adaptait le vocabulaire aux connaissances modernes, on pourrait parler de frères « cospermatozoïdins » et de frères « coovulins » ! Alors que l’emploi d' « utérin » renvoie à une autre théorie ayant cours dans l’Antiquité et au Moyen Âge, selon laquelle la femme n’avait pas de semence, et n’offrait qu’un réceptacle (l’utérus) pour y accueillir la semence de l’homme.


Je termine cette cueillette par un trait d’humour de Flavius Caper :


  - Hoc cerebrum est. Nam cereber qui dicunt sine cerebro vivunt.

= On dit « cerebrum ». Ceux qui disent « cereber » vivent sans « cerebrum » !

On dit « cerveau ». Ceux qui disent « cervelle » vivent sans cerveau !


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