samedi 24 septembre 2022

L’animal dans le vagin, un fantasme médiéval ?


La littérature médiévale n’a pas peur d’appeler un chat un chat, ni – pourrions-nous dire aujourd’hui – d’appeler une chatte une chatte ! En l’occurrence, là où nous pataugeons entre des termes plutôt scientifiques (pénis, vagin, vulve), des termes enfantins ou vulgaires (zizi, zézette, bite, foufoune), ou des expressions très vagues (sexe masculin, sexe féminin), le français du Moyen Âge avait les mots « vit » et « con » dans son langage courant. Ils y existent d’ailleurs encore aujourd’hui, mais sont peu employés et connus.

Ils figuraient même dans des titres de fabliaux (petites histoires comiques), comme « Le songe des vits » de Jean Bodel ou « Le chevalier qui faisait parler les cons » de Garin. Le premier est une histoire coquine, mais d’autant plus charmante qu’elle montre une jolie complicité dans un couple conjugal : une épouse, dont le mari vient de rentrer d’un long voyage et de s’endormir d’épuisement, s’endort frustrée, car elle pensait s’amuser un peu ; elle rêve qu’elle visite un marché aux vits, où elle en voit de toutes tailles et de toutes formes, s’arrête devant le plus beau, et négocie son prix avec le marchand. Elle lui tape dans la main, toujours dans son rêve, tandis que dans la réalité, elle frappe la joue de son mari. Réveillé en sursaut, ce dernier s’étonne ; réveillée à son tour, son épouse lui raconte son rêve, et la nuit se termine en jeu sexuel bien réel entre les deux époux… Cette histoire n’a pas perdu une ride aujourd’hui. Notamment les plaisanteries sur la taille du sexe masculin n’ont pas changé en sept siècles.

En revanche, au Moyen Âge, on plaisantait tout autant sur la taille du sexe féminin. En témoignent par exemple deux devinettes médiévales (de la série que vous pouvez lire ici : https://sites-recherche.univ-rennes2.fr/cetm/devinettes/devinettes.html ; j’avais d’ailleurs écrit un article sur ces devinettes : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/02/des-blagues-antiques-aux-devinettes.html).

- n°399 : « Je vous demande que c'est : de tant plus que l'on le quiert, et moins l'on le treuve. – C'est le fons du con, qui oncques n'est trouvé. » (« Je vous demande ce que c’est : plus on le cherche et moins on le trouve. – C’est le fond du con, que l’on ne trouve jamais. »)

- n°461 : « Qui est le plus soubtil barbier au monde ?
– C'est le con, car a un estour il poeult moullier une teste, deux barbes, et se tient le bacin.
 » (« Qui est le plus habile barbier au monde ? – C’est le con, car en une fois il peut mouiller une tête, deux barbes, et il tient lui-même le bassin. »). Je vous laisse imaginer quelles parties de l’anatomie masculine sont représentés par la « tête » et les « deux barbes ». Quant au bassin (bien mouillé), il s’agit d’un sexe féminin surdimensionné.

Notons d’ailleurs que les blagues sur les proportions de cet organe remontent à l’Antiquité, comme on peut le voir dans une épigramme de Martial (III, 94). Se moquant d’une femme à qui il donne le nom éloquent de « Vetustilla » (= « Petite vieille », variante de la « vetula », dont j’avais parlé ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/01/de-la-hyene-la-sorciere-portrait-de-la.html), il la dépeint voulant se remarier encore malgré sa vieillesse et ironise sur la torche qui sera à la fois celle des noces et celle du bûcher funéraire (lequel risque d’être imminent vu son âge), et il conclut que « intrare in istum sola fax potest cunnum. » (« seule une torche peut entrer dans ce con. »). Outre l’idée que Vetustilla a – comme on dit de nos jours - « le feu au cul », cette déclaration insiste sur la taille hyperbolique de son con.



Ce qui m’a surprise dans mes lectures, et qui est corrélé à cette taille excessive du sexe féminin dans l’imaginaire médiéval, c’est la variété incroyable d’animaux qu’on y loge, que ce soit dans des textes de littérature satirique, des textes religieux ou des procès. Poisson, sangsues, crapaud, lapin, crabe, coq… Vous verrez que les mots désignant le sexe féminin (dont il n’est pas toujours certain qu’il s’agisse de la vulve ou du vagin) sont aussi assez variés, notamment en latin, mais toujours très clairs. Alors, êtes-vous prêts pour la visite (sûrement pas exhaustive, mais en l’état de mes lectures et recherches) de ce zoo d’un type un peu particulier ?

 

1) La cuisine érotique du poisson

Burchard de Worms est l’auteur du Corrector sive Medicus (écrit entre 1000 et 1025), un pénitentiel, c’est-à-dire un manuel destiné aux confesseurs pour leur indiquer quelle peine appliquer à quel péché. Il n’y a aucune certitude que les péchés énumérés dans ce type d’ouvrages corresponde à des pratiques réelles dans les sociétés médiévales : il se peut qu’ils soient le fruit des fantasmes des ecclésiastiques auteurs de ces manuels. Quoi qu’il en soit, voilà contre quoi Burchard de Worms met en garde sa paroissienne au numéro 172 de son manuel :

Fecisti quod quaedam mulieres facere solent? Tollunt piscem vivum et mittunt eum in puerperium suum, et tamdiu ibi tenent, donec mortuus fuerit, et decocto pisce vel assato, maritis suis ad comedendum tradunt. Ideo faciunt ut plus in amorem suum exardescant. Si fecisti, duos annos per legitimas ferias poeniteas.

Die Bussbücher und die Bussdisciplin der Kirche, Hermann Joseph Schmitz, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, 1958 [1883], t. 2, p. 407-452 (p. 447).

As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire ? Elles prennent un poisson vivant et le mettent dans leur vagin, et elles le maintiennent là jusqu’à ce qu’il soit mort, puis, après l’avoir cuit et préparé, elles le donnent à manger à leurs maris. Elles font ainsi pour qu’ils brûlent plus d’amour pour elles. Si tu l’as fait, tu feras pénitence deux ans pendant les jours requis [c’est-à-dire lundi, mercredi, vendredi]

(Traduction Nadia Pla)

Le mot désignant le sexe féminin est ici « puerperum », formé sur la racine « puer » (enfant), et qui signifie habituellement « accouchement ». Il est visiblement employé ici de façon métonymique comme l’organe par lequel passe l’enfant lors de l’accouchement.



2) Les sangsues garantes de la virginité

On reste au XIe siècle avec un manuel médical, le De curis mulierum, dont je vous avais déjà parlé (https://cheminsantiques.blogspot.com/2021/03/sangsues-pigeon-et-cri-souspireux.html) et qui recommande de glisser discrètement des sangsues dans le vagin (le mot employé était ici « vulva », la vulve) pour simuler la virginité :

Quod ut melius fiat una nocte antequam nubat, ponat sanguissugas in uulua, sed tamen caute ne subintrent, ita ut sanguis exeat et in crustulam conuertatur, et ita uir decipitur propter sanguinis effusionem.

The Trotula. A Medieval Compendium of Women's Medicine. Monica Helen Green (éd.), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001, p. 146.

Ce qui est encore mieux, c’est que la nuit avant qu’elle se marie, elle se place des sangsues dans la vulve, mais en faisant bien attention qu’elles ne rentrent pas à l’intérieur, afin que du sang coule et forme une petite croûte, et ainsi l’homme est trompé par l’effusion du sang. 

(Traduction Nadia Pla)

 

3) Le crapaud protection anti viol

Nous arrivons au XIIe siècle, en 1149. Bernard de Clairvaux écrit la Vie de saint Malachie, un saint irlandais (de son vrai nom Máel Máedóc Ua Morgair). Il raconte que dans une chapelle dédiée à saint Malachie, après sa mort, des gens venaient se recueillir et passer la nuit dans l’attente d’une guérison miraculeuse. Un homme, s’y trouvant seul avec une femme, a essayé de la violer. Il y serait parvenu si un miracle ne l’en avait empêché, probablement (d’après Bernard) envoyé par Malachie :

Et ecce (quod horribile dictu est) venenatum et tumidum anima, quod bufonem vocant, visum est reptans exire deinter femora mulieris.

Bernardus Claraevallensis Abbas, « Liber De Vita Et Rebus Gestis S. Malachiae », in Patrologiae cursus completus, Series latina, édité par Jacques-Paul Migne, Paris/Turnhout, Brepols, 1844-[1963], vol. 182, 1879, col. 1096A.

Et alors (chose horrible à raconter), un animal venimeux et enflé, que l’on appelle crapaud, a été vu sortir en rampant d’entre les cuisses de la femme.

(Traduction Nadia Pla)

(toute l’anecdote est traduite en français par M. l’abbé Charpentier Vivès, Paris, 1866, traduction lisible en ligne ici : http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/it/k3p.htm)

Ici, le sexe féminin n’est pas nommé, mais la bestiole « sort d’entre » (« exire deinter » en latin) les cuisses de la femme : il pouvait donc difficilement venir d’un autre endroit que de son sexe.



4) Le petit lapin coquin

Avançons d’un siècle. Nous sommes un peu avant 1270 (date de la réalisation du manuscrit unique de ce texte), dans un fabliau érotique, « Trubert », écrit par Douin de Lavesne. Trubert est le nom d’un homme du peuple, rusé, qui se débrouille, par tromperies et déguisements, pour infiltrer la société seigneuriale et y satisfaire ses désirs sexuels. Dans la scène qui nous intéresse, il partage le lit de la fille du seigneur qui l’héberge, se faisant passer lui-même pour une jeune vierge. Il lui fait découvrir les facéties de son petit lapin apprivoisé, et je vous laisse deviner ce que c’est que ce lapin et où il va batifoler…

Ce est un petit connetiax,

il est petiz, mes molt est biax.

Qu’en feites vos ? – Par foi je met

gesir en mon con, tel foiz est.

« Trubert », v. 2487-2490, in Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge, édition, traduction et commentaire par Corinne Pierreville, Paris, Champion, 2019, p. 284.


C’est un petit lapereau,

il est petit, mais fort beau.

Qu’en faites-vous ? -- Ma foi, je le fais

coucher dans mon con parfois.

Traduction Corinne Pierreville, Anthologie…, op. cit., p. 285.

(tout le passage, v. 2481-2562, est cité dans l’anthologie de Corinne Pierreville, p. 284-289)


Contrairement aux autres textes que je cite dans ma promenade zoologique, celui-ci n’est pas en latin, mais en français. Le sexe féminin y est simplement désigné par « con ».




5) Les aventures du crabe

Encore un siècle et nous voici vers 1350. Je vous avais déjà raconté dans les grandes lignes cet incroyable récit latin, « La fable du crabe » (ou de l’écrevisse ?) qui raconte comment une partie de pêche bucolique se transforme en cauchemar grotesque : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/12/une-ecrevisse-dans-ma-culotte-ecrevisse.html


Qui cunni spurcos postquam presensit hiatus
Viscera defuncti credidit esse bovis.
Ex tereti quare cavea reptavit et uno
Arripuit rostro labia cunniculi.

Richard C. Jensen, Domenico Silvestri, The Latin Poetry,

Wilhem Fink Verlag, München, 1973, p. 55-56.


Le crabe, après avoir aperçu l'immonde ouverture béante du con,

crut que c'étaient les entrailles d'un bœuf mort.

C'est pourquoi il rampa hors de sa caverne ronde

Et attrapa d'une de ses pinces les lèvres du petit con.

(traduction Nadia Pla)


Ici le mot latin est « cunnus », équivalent du français « con » (et même son hypocoristique « cunniculus », que j’ai traduit par « petit con », mais on pourrait aussi dire « connouillet »). Vu les détails de la description, il désigne plus vraisemblablement le vagin que la vulve. Cela sera confirmé dans la suite du récit, quand le pauvre mari n’arrivera pas à attraper le crabe, qui s’est trop profondément aventuré !



6) La recette du coq au vin

Nous arrivons enfin au XVe s. En 1482, à Venise, un procès est fait contre Gratiosa, une courtisane qu’on accuse d’avoir séduit un jeune homme de la haute société, notamment par de la magie. Elle lui aurait notamment fait boire du sang menstruel, mais aussi consommer un coq qui – comme le poisson de Burchard de Worms quatre siècles plus tôt -- aurait séjourné dans son sexe. Ici, le terme latin employé est « natura ». On ne sait si dans l’esprit de ceux qui ont rédigé le compte-rendu du procès, cela désignait la vulve ou le vagin. Il semble évidemment plus difficile de s’introduire un coq entier et vivant dans le vagin que dans la vulve, mais n’oublions pas que c’est ce dont on l’a accusée, et non une action dont on serait sûr qu’elle l’a accomplie, et que le fantasme a sa part aussi dans les procès. J’avais un petit peu parlé de ce texte ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html. Entre temps, j’ai pu me procurer la copie du procès aux archives municipales de Venise.


Abusque eoque factum fuisset mercatum sibi transmissum in calidum vinum per ipsum menicam ponere in eius naturam dum pateretur menstruam suam sanguinis illudque per spatium tennit quo adusque mortficatum est.

A. S. V. (Archivio di Stato di Venezia), Adv., Raspe, Reg. 3655, f. 132r-133v,

transcription par Jean-Luc Mirepoix, de l’École des Chartes


Et quand il [le coq] a été acheté, après l'avoir trempé dans du vin chaud par sa crête (?), elle l'a placé dans sa nature pendant qu'elle subissait sa menstrue de sang, et elle l'a maintenu dans ce lieu jusqu'à ce qu'il soit mort.

(traduction Nadia Pla)


*

Ajout en mars 2023

 

7) Le serpent protection anti dépucelage

 

Je me rends compte que j'avais oublié une histoire découverte pourtant il y a plusieurs années, quand je travaillais sur le dragon de sainte Marguerite. Il s'agit des récits de voyages de Jean de Mandeville, auteur du milieu du XIVe siècle, qui n'a en fait jamais voyagé, mais a rapporté de nombreux récits plus ou moins légendaires sur des pays lointains dont il a pu avoir connaissance. Il évoque ainsi une coutume d'un pays d'Orient consistant à faire dépuceler une jeune mariée par un autre homme contre rémunération, en raison du risque mortel qu'il y aurait à être en contact avec un serpent qu'elle pourrait avoir "dans le corps". "Dans le corps" s'entend naturellement dans le vagin ou dans l'utérus. Il n'est pas dit comment l'homme meurt par ce serpent : on peut supposer que les lecteurs contemporains de son texte imaginaient 

- soit une contamination par le venin du serpent, motif très proche des nombreux textes que j'ai recueillis dans ma recherche sur la toxicité du sang menstruel, la dangerosité de son contact en cas de relation sexuelle, et sa parenté avec le venin de serpent (cf. plusieurs exemples ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html)

- soit une morsure du pénis par le serpent pouvant aboutir à une castration, et c'est le motif du "vagin denté", motif issu de la psychanalyse moderne et non nommé comme tel dans les textes médiévaux, mais que l'on retrouve dans certains contes folkloriques ou encore dans l'iconographie médiévale de la gueule d'enfer

(cf. à ce sujet : Baschet Jerôme, Les justices dans l'au-delà : les représentations de l'enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècles), Roma, École française de Rome, 2014 (1e éd. 1994), p. 504-509).

Le texte ne dit pas non plus clairement si ce serpent n'existe que dans le corps des vierges : le danger n'existerait que lors du dépucelage, une sorte de protection interne à usage unique, qui n'a plus lieu d'être une fois que la porte est définitivement ouverte. Mais il est possible aussi que ce serpent ne soit présent que dans le corps de certaines femmes, ce que pourrait laisser entendre l'expression "essayer le passage".


la custume est tiele qe la primere nuyt q'ils sont mariez ils font un autre homme gesir ovesqez lour femmes pur elles despuceller et en donnent bon loer. […] Et jeo fiz demander la cause pur quoy homme tenoit celle custume, et homme me dit qe aunciennement ascuns avoient esté mortz pur femmes despuceller qe avoient serpentz el corps, et pur ceo tiegnent ils celle custume et font toutdis assaier le passage a un autre avant q'ils se mettent en aventure.

Jean de Mandeville, Voyages d'Outre-mer, 165, 1-16 (1356-1357), chap. 31, à propos d'une coutume orientale

Mandeville Jean de, Le livre des merveilles du mondeéd. Christine Deluz, Paris, CNRS éditions, 2000, p. 449-450.

 

La coutume est telle que la première nuit qu'ils sont mariés ils font coucher un autre homme avec leurs femmes pour les dépuceler, et en donnent un bon salaire. […] Et je fis demander la cause pour laquelle on suivait cette coutume. Et on me dit qu'autrefois certains étaient morts pour avoir dépucelé des femmes, qui avaient un serpent dans le corps ; et pour cela ils suivent cette coutume et font toujours essayer le passage par un autre avant de se mettre en aventure.

(traduction Nadia Pla)


*

Ajouts en juin 2023


8) La poule et les trois petits poissons, suite de la cuisine érotique

Frère Rodolphe (« Frater Rudolfus », tel qu’il se désigne en latin) est un moine allemand du XIVe siècle. Dans un petit traité, De Officio Cherubyn, il énumère les superstitions des paysans vivant aux alentours de son monastère, pour les condamner. C’est une source précieuse pour l’historien pour avoir une idée des superstitions populaires de cette époque, même si bien sûr on ne saura jamais quelle est la part de réalité et la part de construction littéraire. Parmi une liste de techniques aphrodisiaques employées par les femmes (où l’on retrouve le sang menstruel cher à mes recherches ou encore des poils pubiens), il aborde la question des animaux introduits dans le vagin.


Tres pisciculos, unum in os, alterum sub uberibus, tercium in loco inferiori ponunt, donec moriuntur, et in puluerem eos redigentes in escam uirorum ponunt et potum.

Cor galline in loco inferiori similiter extinguentes et in puluerem redigentes escis uirorum imponunt.


FRATER RUDOLFUS, « Des Frater Rudolfus Buch De officio Cherubyn » Adolphe Franz (éd.), in Theologische Quartalschrift nº 88, 1906 p. 411-440 (p. 425-426).

Elles placent trois petits poissons, l’un dans la bouche, l’autre sous les seins, le troisième dans le lieu inférieur, jusqu’à ce qu’ils meurent, et, après les avoir réduits en poudre, elles les donnent à manger et à boire à leurs maris.

De même, après avoir laissé s’achever un cœur de poule dans le lieu inférieur et l’avoir réduit en poudre, elles le donnent à manger à leurs maris.

(traduction Nadia Pla)


Ici, l’expression latine pour le sexe est simplement « in loco inferiore » (« dans le lieu inférieur »). Quant aux animaux, on y trouve à la fois le poisson évoqué par Burchard (XIe s) trois siècles plus tôt et le coq (ici une poule) de Gratiosa (XVe s) un siècle plus tard, ce qui laisse à penser qu’il y a bien une constante, soit dans les pratiques aphrodisiaques développées par les femmes, soit dans le fantasme qu’en ont les hommes.



9) Gare aux dents de brochet (ou de mouton) !

Le capital imaginaire du poisson n’est pas que dans l’érotisme, mais peut aussi avoir la même fonction de repoussoir que le « serpent anti dépucelage » vu plus haut ou que le « crapaud anti viol »

C’est ce que fait une jeune fille dans un conte picard. Malheureusement, je ne pourrai pas vous en fournir un extrait du texte original, car la seule version que j’en ai trouvée, dans un volume de 1907, est visiblement réécrit, dans un style qui ne fait pas très médiéval.

Pour lire ce texte :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58597060/f209.item#

En voici les grandes lignes.

Une jeune servante de ferme qui repousse les avances du fils de la fermière reçoit un conseil avisé de cette dernière : elle s’introduit à l’entrée de la vulve une tête de brochet pourvue d’une belle dentition. Quand le jeune homme approche son membre, elle sert les cuisses et la mâchoire du brochet se referme sur le fragile instrument ! Un deuxième rebondissement se produit lorsque, quelques années plus tard, le jeune homme se marie. Son aventure malheureuse l’a refroidi et il n’ose toucher à sa femme. Finalement, il lui raconte son histoire, et elle l’assure que son vagin à elle n’est pas denté, l’invitant à l’observer. Mais il ne la croit pas, assurant qu’il voit bien « la petite languette dans le fond » !


À défaut de texte médiéval authentique, j’ai trouvé un résumé du XVIIe siècle de cette histoire dans Le Moyen de parvenir, de François Béroalde de Verville (1616) :


Comme fit celui qui donna le bon brochet à une, pour aller coucher avec elle. Mais il fut trompé, le pauvre puceau, d’autant qu’elle avait pris les dents du brochet, qu’elle avait agencé de sorte que, quand il voulut engainer, elle lui en serra le bout, dont il fut fort malade. Depuis, quand il fut parlé de le marier, il voulut voir le comment-à-nom de sa promise et y voyant je ne sais quelle petite éminence de clitoris : « Ho ! Ho ! dit-il, voilà la langue ! les dents ne sont guère loin ! je n’en veux point ».

Béroalde de Verville, Le Moyen de Parvenir, éd. M. Renaud, Folio, 2006, p. 330-331


Il est à noter que ce passage est la première apparition connue du mot « clitoris » dans un texte écrit en langue française.


Le recueil de 1907 propose à la fin une variante de ce conte. Dans cette version, ce n’est pas la tête d’un brochet, mais d’un mouton. Et surtout, la chute est un peu différente : le jeune homme proteste dès que sa mère lui propose un mariage. C’est donc elle-même qui cherche à le rassurer et à le persuader que toutes les femmes n’ont pas un con denté. Pour ce faire, elle montre à son fils son propre con. Le fils n’est pas du tout convaincu : c’est un con de vieille femme, c’est normal qu’il soit édenté !

 

*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques



 

samedi 10 septembre 2022

Un livre sur les femmes, interdit aux femmes, dédié à une femme

 

Je vous parle aujourd’hui d’un de mes textes favoris, puisqu’il fait partie du corpus de base de ma thèse. Ce corpus est composé de plusieurs traités qui appartiennent à un genre bien particulier, le genre « secrets des femmes ». Les ouvrages portant ce titre sont variés : certains sont d’authentiques traités gynécologiques auparavant appelés plus justement « maladies des femmes » et rebaptisés après coup pour attirer les lecteurs, d’autres sont des ouvrages complètement fantaisistes, qui se donnent à tort comme des ouvrages médicaux, mais ne font que rassembler les plus célèbres croyances farfelues sur le corps féminin. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez lire l’incontournable article de Monica Green : 

Green Monica Helen, « From “ Diseases of Women ” to “ Secrets of Women ” : The Transformation of Gynecological Literature in the Later Middle Age », in Journal of Medieval and Early Modern Studies, vol. 30, n° 1, hiver 2000, p. 5-39.


Mon corpus resserré est essentiellement composé de trois textes : un ouvrage latin intitulé De secretis mulierum (Les secrets des femmes), datant de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle, et deux versions françaises de ce traité latin, Secrets des femmes et Secrets des dames, datant probablement du XIVe siècle. Dans cet article, je ne parlerai pas du contenu des ouvrages, mais des petites annonces dans leurs prologues, qui évoquent les destinataires, et en particulier dans la version française Secrets des dames.

Déjà la version latine laissait présager au lecteur un contenu potentiellement sulfureux en annonçant dès le prologue que l’ouvrage devait être soigneusement rangé dans un endroit caché « afin qu’il ne se retrouve pas en présence de quelque jeune personne, que ce soit en âge ou en mœurs » (« ne alicui puero tam in etate quam in moribus ad presenciam veniat »).

Le prologue du Secrets des dames est plus étrange et en apparence paradoxal, puisque son auteur déclare (ce sont les premiers mots de l’ouvrage) : « Ce sont les secrets des femmes traduites du latin au français, mais ils sont défendus à révéler aux femmes par notre saint père le pape sous peine d’excommunication en vertu de la décrétale ad meam doctrinam » (j’ai traduit en français moderne). Je passe sur la question de la décrétale du pape qui est évidemment forgée de toutes pièces (je m’y attarderai plus longuement dans ma thèse). Le plus curieux reste cet ouvrage qui parle des secrets des femmes et qui ne doit surtout pas être lu par des femmes ! Il semble qu’on nage en pleine contradiction. Et la contradiction s’approfondit encore quand on tourne la page, et que l’on découvre que l’auteur dédie ce livre (qui parle de secrets de femmes et que l’on ne doit surtout pas mettre sous les yeux des femmes)… à une demoiselle !

Rappelons d’abord qu’une démonstration à l’époque médiévale fonctionne parfois par accumulation d’arguments, même si ces arguments se contredisent entre eux. Rappelons aussi que les ouvrages de type « secrets des femmes » sont loin d’être la fine fleur de la philosophie médiévale ! Toutes proportions gardées, on pourrait les comparer aux ouvrages que l’on vend aujourd’hui dans les librairies de gare et qui prétendent dans leur titre que les hommes et les femmes ne viennent pas de la même planète…

Tout cela n’empêche pas de se poser la question du choix de ces formules, qui ne sont évidemment pas là par hasard. Il faut avant tout comprendre que l’on se place sous l’angle de la fiction. L’expression « Secrets des femmes » vise simplement à attirer le lecteur en lui annonçant quelque chose d’inédit, mais il se doute bien qu’il ne va pas s’agir de graves secrets, sinon on n’en ferait pas un livre. Pensons aussi aujourd’hui à des ouvrages qui nous annoncent dans le titre des « secrets », sans que nous nous attendions pour autant à des révélations capitales. Quelques exemples de titres que je viens de glaner sur le site d’une librairie en ligne : « Le secret du poids », « Mes secrets et tours de main. 200 recettes de confitures », « Secrets de brasseur. Réussir sa bière à la maison », « La bible du tricot. Tous les points, techniques, astuces et secrets », « La bible Larousse des secrets de nos grands-mères. 2000 recettes et tours de main ». Le dernier titre mériterait d’ailleurs une analyse socio-culturelle à lui seul, entre le mot « secrets », le mot « bible » et le mot « grand-mère » !

C’est la même démarche avec l’interdiction de lire aux femmes, d’autant plus clairement fictionnelle qu’elle s’appuie sur une décrétale au titre tellement fantaisiste (« ad meam doctrinam » = « selon ma doctrine ») que les lecteurs contemporains comprenaient aisément qu’elle était imaginaire. L’interdiction concernant une catégorie de personnes, que ce soit les enfants (comme dans la version latine), les femmes, ou les personnes ignorantes de la médecine ou de la chirurgie (comme le proclame une des variantes de notre texte) n’a pas toujours comme but une véritable censure, mais peut être destiné à attirer le lecteur ou le spectateur. Des expressions comme « L’enfer de la Bibliothèque Nationale » ou « un film classé X » sont rarement des repoussoirs pour ceux qui les entendent, mais nous émoustillent plutôt, nous laissant supposer un contenu croustillant. Je pense donc que c’est la raison qui a poussé les auteurs de ces textes à énoncer ces interdits dès les premières phrases. Mais le choix de l’interdiction aux femmes pour un ouvrage qui parle de leur corps n’est pas anodin : il intrigue et attire encore plus le lecteur.

Quant à la demoiselle dédicataire du livre, il est là aussi très clair qu’il s’agit d’un artifice de fiction, car le texte de la dédicace est exactement dans le même ton que les dédicaces de poésies amoureuses contemporaines de cet ouvrage. Ce qui n’est évidemment pas sans brouiller les pistes, car l’ouvrage s’annonçait plutôt comme un traité de gynécologie. Je pense que ce brouillage de pistes est voulu aussi. Le lecteur comprend qu’on va parler de femmes, de gynécologie, d’amour, de choses interdites. La sexualité n’est pas loin, et cela attire le lecteur d’alors comme celui d’aujourd’hui.


Tout est donc fictionnel dans ces annonces contradictoires : ce livre ne révèle pas de véritables secrets sur les femmes, il n’était pas vraiment interdit aux femmes (et certainement pas en vertu d’une décrétale du pape), et enfin il n’était sans doute pas vraiment dédié à une demoiselle. Il n’en reste pas moins que ces trois annonces, toutes fictives et contradictoires qu’elles soient, révèlent une vision des femmes qui, elle, était bien réelle chez les hommes d’Europe occidentale au XIVe siècle : les femmes ont un corps inquiétant et mystérieux qui nécessite un mode d’emploi, les femmes sont des êtres dangereux devant les yeux de qui on ne doit pas laisser traîner n’importe quoi, les femmes sont des êtres à séduire par des paroles élogieuses. Je fais bien sûr là de larges raccourcis, que l’on pardonnera au style resserré de l’article de blog ; toutefois le corps de l’ouvrage Secrets des dames confirme bien cette vision.

Or, par un plaisant hasard, par lequel, comme on dit « la réalité rattrape la fiction », il se trouve que l’un des principaux témoignages contemporains que l’on ait de réception de cet ouvrage est de la main d’une lectrice ! Il s’agit de Christine de Pizan. Elle publie en 1405 Le livre de la cité des dames (aussi appelé La cité des dames). Dans un dialogue entre une narratrice à la première personne qu’elle présente comme elle-même et l’allégorie de la Raison, elle y fait allusion à un petit livre qu’elle a lu. Bien qu’elle en parle comme d’un livre en latin, plusieurs indices montrent qu’il ne peut s’agir que de notre Secrets des dames (pour l’analyse de ce passage et l’argumentation, je vous renvoie à un autre article de la brillante Monica Green : Green Monica Helen, « Traittié tout de mençonges”: The Secrés des dames, “Trotula”, and Attitudes toward Women’s Medicine in Fourteenth- and Early-Fifteenth-Century France », in Christine de Pizan and the Categories of Difference, Marilynn Desmond (dir.), série Medieval culture, vol. 14, University of Minnesota Press, 1998, p. 146-178). Elle y parle d’un ton moqueur de la pseudo décrétale de « je ne sais quel pape ». Elle poursuit son indignation tout au long de la tirade de son personnage Raison, qui qualifie l’ouvrage de « traité tout de mensonges ». Elle relève elle-même la contradiction d’interdire aux femmes la lecture d’un traité qui les concerne, mais elle en donne une toute autre interprétation. D’après elle, l’auteur ne voulait pas que les femmes en prennent connaissance, car, comme elles auraient tout de suite vu que ce n’était que des fadaises, elles l’auraient très simplement réfuté ! De fait, c’est précisément ce qu’elle est en train de faire en l’énonçant.

Merci Christine !


Pour un autre article où je parle du genre « secrets des femmes », voir :

https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html


Pour d’autres articles où je parle de Christine de Pizan et de sa Cité des Dames, voir :

https://cheminsantiques.blogspot.com/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html

et

https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/vieilles-femmes-au-corps-en-feu-et-au.html


*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques