En
errant depuis quelques mois sur les sentiers fleuris du corps féminin
au Moyen Âge, j'ai été surprise de rencontrer à plusieurs
reprises sur mon chemin… un fromage ! Oui, le fromage se
retrouve comme métaphore en lien avec le corps féminin, dans des
situations différentes, certes, mais que je me suis amusée à
rapprocher.
1) Les prédicateurs et la femme fromage
Chez
plusieurs prédicateurs du début du XIIIe siècle, on trouve la
métaphore filée suivante : le diable est une souricière,
l'homme une souris, et la femme est le fromage qui attire l'homme
dans la souricière. Hélinand de Froidmont (Commentaire sur le
cantique des cantiques,
manuscrit de 1226) résume cela en une maxime définitive « Mulier
pulchra est caseus », « Une belle femme est un
fromage » ! Sortie de son contexte, la phrase devient très
drôle et perd toute sa misogynie. Du moins pour moi, qui aime le
fromage et qui partage ma vie avec un homme qui aime le fromage, je
l'apprécie et la ferais volontiers graver sur le mur de ma cuisine !
Eudes
de Ceriton (Sermon pour le XVIIe dimanche après la
Pentecôte, fin du XIIe ou début
du XIIIe siècle) est plus subtil et distingue deux niveaux dans
cette métaphore. Le simple fromage dans la souricière est la
métaphore de l'aliment délicat ou de la belle femme ; mais le
fromage réchauffé (pour qu'il dégage mieux son odeur et attire
mieux la souris) est la métaphore de l'aliment délicatement
préparé, de la femme parée : « Mulier adornatur […],
hoc est caseus assatus », « La femme est-elle parée […],
et voici le fromage
réchauffé » !
Bien que l'organisation des métaphores filées ne soit pas aussi
rigoureuse chez Hélinand de Froidmont, c'était bien la même idée
qu'il exprimait. J'ai tout à l'heure tronqué la phrase qui, en
entier, est « Mulier pulchra est caseus quem diabolus assat »,
« Une belle femme est un fromage que le diable réchauffe ».
Je reconnais que j'ai moins envie de faire graver dans ma cuisine les
trois derniers mots : j'adore pourtant la fondue et la raclette,
mais je n'ai guère envie d'inviter le diable à mes fourneaux !
Enfin, Hélinand de Froidmont développait cette idée de la femme
parée, juste évoquée par Eudes de Ceriton ; il énumérait
les pièges que tend une femme sur les conseils du diable :
« pictura et rubor in facie, color in peplo, albedo in collo,
risus lascivus, delicatus incessus, pulcher ornatus », « de
la peinture et du rouge sur le visage, de la couleur dans la robe, de
la blancheur au col, un rire lascif, une démarche délicate, une
belle parure ».
Mais revenons à notre fromage…
2) Les médecins et la femme faisselle
Il
réapparaît à l'intérieur cette fois-ci du corps de la femme, dans
un ouvrage également du XIIIe siècle, mais en langue française,
Placides et Timeo :
il s'agit d'une sorte d'encyclopédie qui vulgarise les connaissances
savantes de l'époque. Dans les textes médicaux savants de
l'Antiquité et du Moyen Âge, il est fréquent de trouver toutes
sortes de comparaisons et de métaphores plus ou moins farfelues pour
l'utérus ou « matrice » (j'y consacrerai d'ailleurs sans
doute bientôt un article spécifique) : l'auteur anonyme de
Placides et Timeo ne
fait donc pas preuve d'une grande originalité. Toutefois, il est
apparemment (du moins dans l'état actuel de mes recherches) le seul
[inexact ! cf ci-dessous ajout en juillet 2023] à comparer la matrice à une faisselle (moule
à fromage) et
le sperme à du lait qui coagule pour donner naissance à l'embryon,
qui est donc le fromage !
Voici le texte exact : « Et le char et le lait se prent en
la fourme de la marris, aussi comme le fronmage en le faisselle, qui
prend celle figure comme le faisselle l'amenistre », « Et
la chair et le lait se prennent dans la forme de la matrice, de même
que le fromage dans la faisselle, qui prend l'apparence que lui donne
la faisselle. » Après la femme fromage, donc, la femme
faisselle !
Pour
bien comprendre cette image qui a de quoi surprendre nos esprits du
XXIe siècle, il faut connaître le contexte des théories sur la
conception dans l'Antiquité et au Moyen Âge. Deux théories
s'affrontaient : selon la première, l'homme apportait sa
semence (le sperme) et la femme apportait la forme (en accueillant
l'embryon dans sa matrice) ; selon la seconde, chacun apportait
une semence, et c'est le mélange de ces deux semences qui donnait
naissance à l'enfant. Cette semence féminine était selon les uns
les menstrues, selon d'autres le liquide émis par la femme quand
elle ressent du plaisir sexuel. On ignorait alors l'existence de
l'ovulation, qui n'a été découverte qu'à
la fin du XVIIe siècle,
invalidant chacune des deux théories qui s'étaient affrontées
durant des siècles ! Mais ce qui est intéressant, ce sont les
conséquences de ces deux théories : si l'on pense que la femme
émet aussi une semence nécessaire à la conception et que l'on
pense qu'il s'agit du liquide qu'elle émet lorsqu'elle ressent du
plaisir sexuel, cela veut dire que
la fécondité exige la stimulation du plaisir féminin. On a donc
des textes de très austères théologiens qui expliquent comment
stimuler ledit plaisir, tout au long du Moyen Âge ; et le
progrès scientifique survenu ensuite s'accompagnera d'un abandon
total de cette volonté de stimuler le plaisir féminin, puisqu'on
aura compris que cela ne sert à rien ! Heureuses femmes du
Moyen Âge, alors ? Pas complètement. D'abord, certains,
pensant que la conception résultait d'un mélange de semence et de
menstrues, trouvaient très inquiétant que la femme émette sa
propre semence, parce que cela voudrait dire qu'elle pourrait
concevoir seule, sans l'aide de l'homme, puisqu'elle émet les deux
ingrédients nécessaires (hé oui, messieurs, cette fois, c'est vous
qui ne serviriez à rien!) D'autre part, si l'on considère que la
conception ne peut avoir lieu sans l'émission par la femme d'un
liquide provoqué par son plaisir physique, cela veut dire… que si
une femme tombe enceinte après un viol, eh bien c'est qu'elle y a
trouvé du plaisir ! Alors, qu'elle ne vienne pas se plaindre,
hein ! Je me demande si nous avons tant évolué sur ce point :
j'entendais encore il y a quelques semaines aux informations, à
propos d'une femme violée, ses agresseurs affirmer que c'était une
« relation librement consentie »…
Ce
point étant éclairci, revenons à notre utérus fromage. Vous voyez
qu'ici, c'est la première théorie qui est suivie (celle où la femme n'apporte pas de semence, mais juste la forme). Bien que Placides
et Timeo soit le seul ouvrage à
faire cette comparaison, d'autres en font qui sont très proches. On
compare l'utérus à un four, à une marmite. En gros, la semence de
l'homme apporte les ingrédients, et la matrice de la femme fait
fermenter ou cuire ces ingrédients. L'homme va chasser et la femme
cuisine, quoi ! La vision sociale n'est pas loin !
Notons un dernier point. Le mot qui est utilisé pour « cuire »
la semence, dans le cas d'une comparaison avec un four ou une
marmite, est le verbe latin « assere », le même que j'ai
traduit par « réchauffer » dans les textes de la
première partie où l'on parlait du fromage réchauffé par le
diable pour y comparer la femme parée. Il y a donc toujours cette
action de « cuisson » pour évoquer le rôle de la femme,
qu'il s'agisse de transformer son corps naturel en le parant ou de
transformer la brute semence de l'homme en en faisant un être
humain. En tirant un peu ces idées jusqu'au bout et avec un esprit
très XXIe siècle et complètement anachronique pour le Moyen Âge,
j'ai envie de dire que la femme fait passer de la nature à la
culture… Pas si mal, finalement, et le fromage est réussi !
*
Ajout en juillet 2023
Quatre ans plus tard, je me dois de corriger cette erreur : non l'auteur du Placides et Timeo n'est pas le seul à comparer l'embryon à un fromage, loin de là !
Le premier est Aristote, savant grec du IVe s. av. JC. Il faisait une comparaison similaire quoique légèrement
différente, en comparant l'apport de la femme dans la génération à du
lait et celui de l'homme à de la présure, c'est-à-dire le principe
coagulant, sans lequel le lait ne pourrait jamais devenir fromage :
"C'est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la
femelle apporte le corps et la matière, de même que, dans la coagulation
du lait, c'est le lait qui est le corps, tandis que c'est le petit
lait, la présure, qui a le principe coagulant." "τὸ μὲν ἄρρεν παρέχεται
τό τε εἶδος καὶ τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως τὸ δὲ θῆλυ τὸ σῶμα καὶ τὴν ὕλην,
οἷον ἐν τῇ τοῦ γάλακτος πήξει τὸ μὲν σῶμα τὸ γάλα ἐστίν, ὁ δὲ ὀπὸς ἢ ἡ
πυετία τὸ τὴν ἀρχὴν ἔχον τὴν συνιστᾶσαν" Aristote,
De la génération des
animaux, I, 14 (15)
http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_gen_animaux_01/lecture/14.htm
On retrouve cette image chez Pline, Galien, Clément d'Alexandrie, et sans doute d'autres dans l'Antiquité. Au Moyen Âge, on la retrouve chez Hildegarde de Bingen, Albert le Grand, Pierre d'Espagne, Barthélémi l'Anglais, et sans doute d'autres.
Quelques lectures sur le sujet :
Thomasset
Claude, « Quelques principes de l'embryologie médiévale (de
Salerne à la fin du XIIIe
siècle) », in L'Enfant
au Moyen Âge : littérature et civilisation. Actes du colloque
d'Aix-en-Provence, 1980,
« Senefiance n°9 », Aix-en-Provence, Presses
Universitaires de Provence, 1980, p. 107-121.
Demaitre
Luke E., Travill
Anthony, « Human Embryology and Development in the Works of
Albertus Magnus », in Albertus
Magnus and the Sciences : Commemorative Essays,
James A. Weishepl (dir.),
Toronto, Pontifical Institute, 1980, p.
405-440.
Demont
Paul, « Remarques
sur le sens de
τρεφω. », Revue
Des Études Grecques,
vol. 91, no. 434/435, 1978, p. 358–84.
Needham
Joseph,
A
History of Embryology,
Cambridge, Cambridge University Press, 1959.
Van der Lugt Maaike, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories médiévales de la génération extraoridnaire : une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine, Paris, Les Belles Lettres, 2004.
Maaike Van der Lugt prépare également un ouvrage sur l'embryologie médiévale selon notamment Gilles de Rome. Elle en parle dans une petite interview vers le milieu de cette émission du 17 juillet 2023 :
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