dimanche 14 juillet 2024

Canonisé pour un miracle menstruel !

 

Non, ce titre n’est pas exagéré. Oui, on pouvait au Moyen Âge être canonisé (c’est-à-dire officiellement désigné comme saint) pour avoir réglé les problèmes menstruels d’une ou plusieurs femmes. Entre autres.

Nous nous figurons aujourd’hui les miracles vécus par les sociétés médiévales qui y croyaient, comme des événements spectaculaires, un mort qui ressuscite, un ange qui débarque, un truc qui tombe du ciel, au milieu de l’ébahissement d’une foule en délire, avec comme conséquence une canonisation immédiate. Désolée de vous décevoir, les Chrétiens médiévaux étaient beaucoup plus procéduriers que cela. On n’était canonisé qu’au terme d’une longue et minutieuse enquête, avec de nombreux témoignages concordants, qui pouvaient durer des années ou des décennies, sans forcément aboutir au résultat souhaité. Et pour qu’un miracle soit homologué comme tel, il fallait s’assurer qu’aucun processus naturel ne pouvait l’expliquer rationnellement. La démarche avait finalement des points de rencontre avec ce qu’on appelle aujourd’hui la démarche scientifique. La différence concerne ce qu’au bout du compte on ne peut pas expliquer rationnellement : pour ces enquêteurs du Moyen Âge, cela signifiait qu’un miracle en était la cause ; pour nos chercheurs d’aujourd’hui, cela signifie simplement que nous, humains imparfaits qui ne possédons pas la connaissance absolue, ne pouvons pas (encore) l’expliquer rationnellement, mais que cette explication existe néanmoins. En revanche, la démarche elle-même, consistant à essayer d’expliquer rationnellement le plus de choses possibles, est la même. Voilà pour ce qui est de la validation d’un événement comme miracle.

Quant au contenu desdits miracles, vous pourriez bien être déçus également. Car ce qui est en jeu, le plus souvent, ce sont de menus problèmes de la vie quotidienne. La majorité des récits de miracles concerne des accidents domestiques, dont les victimes sont souvent des enfants (qui tombent dans un puits, ou d’une fenêtre, ou sont attaqués ou mordus par un animal, etc.), ou des problèmes de santé. Vous pourriez aussi cependant ne pas être déçus. Car ce que nous offrent les récits de miracles, c’est justement une plongée incroyable dans la vie quotidienne. Et ce n’est pas tout. Les personnes à qui il est arrivé un miracle répertorié dans ces enquêtes ne sont pas forcément des gens de la haute société, au contraire : ce sont souvent des paysans, des artisans, des gens simples ; d’autre part, on y trouve, comme je l’ai dit, beaucoup d’enfants, mais aussi de vieillards, et de femmes. Soit toutes les catégories éloignées du pouvoir et sur lesquelles on manque habituellement de sources historiques. Dernière chose intéressante. Comme ces enquêtes pour canonisation se devaient d’être le plus précises possibles, exactement comme une enquête de police de nos jours, les enquêteurs prenaient bien soin de noter le nom de la ou des personnes concernées par le miracle, la ville ou le lieu-dit où elle habitait, et le moment où s’était produit le miracle (il y a combien d’années, de mois…). Toutes ces indications sont bien sûr très précieuses pour l’historien·ne.

Parmi ces ennuis du quotidien dont les femmes sont victimes figurent les problèmes menstruels. Deux problèmes menstruels sont évoqués de manière récurrente dans les textes du Moyen Âge, parce qu’on cherche à les guérir par la médecine, la magie ou les miracles : ce sont la rétention de menstrues (on pensait que quand les menstrues ne coulaient pas hors du corps c’est qu’elles étaient retenues à l’intérieur) et le flux excessif de menstrues. Aujourd’hui aussi, une femme peut s’inquiéter quand elle n’a pas ses règles depuis plus longtemps que la période prévue, ou au contraire que la période où elle les a dépasse les quelques jours habituels. Mais cette inquiétude est sans commune mesure avec celle qui saisissait les femmes et les hommes (qui étaient attentifs à la santé de leurs compagnes, sœurs, filles, etc.) du Moyen Âge, car pour elles et eux, ces affections étaient le signe d’un grave dérèglement corporel qui pouvait entraîner des maladies mortelles.

Plusieurs saints comportent dans leur enquête pour canonisation des mentions de guérisons miraculeuses de problèmes gynécologiques et en particulier menstruels. Je ne vous en ferai pas un catalogue complet ici, d’autant moins que j’ai peu étudié ce type de sources de manière systématique, et que je pressens que plein de miracles menstruels m’ont échappé ! Je ne vous parlerai pas de Nicola da Tolentino qui, au début du XIVe siècle en Italie, a guéri dame Dunzella d’un flux de sang continu alors qu’il était encore vivant, mais au seuil de la mort, en encourageant la dame et son mari à prier Dieu (nous avons le témoignage du mari et de trois autres personnes dont le frère du mari, qui était médecin et propose un diagnostic précis). Je ne vous parlerai pas non plus de Pierre de Luxembourg, un jeune évêque, dont une relique post mortem (le petit bout du fil d’une frange de son linceul), enfilé dans la plaie plusieurs jours de suite, a guéri la jeune Marguerite qui souffrait d’un cancer du sein fatal (cancer dont une explication pouvait être un amas de sang menstruel mal évacué), aux dires de son père, médecin réputé de la faculté de Montpellier et médecin attitré du pape alors à Avignon (on est à la fin du XIVe siècle). Je vous parlerai d’un saint plus ancien, et plus célèbre d’ailleurs. Il s’agit de Thomas Beckett, archevêque de Canterbury en Angleterre, assassiné dans sa cathédrale en 1170. Cet événement incroyable a bouleversé les hommes et les femmes de cette époque et on en retrouve la représentation dans de nombreux manuscrits.

Dans les quatre années qui suivent sa mort, entre 1171 et 1175, deux enquêteurs, Guillaume de Canterbury et Benoît de Peterborough, sillonnent la région pour obtenir des témoignages de miracles. Vous pouvez en lire le compte-rendu (en latin) ici :


Robertson James Craigie, Materials for the history of Thomas Becket, archbishop of Canterbury (canonized by Pope Alexander III., A.D. 1173), London, Longman, 1875-85, 7 vol.

vol. 1, 1875, p. 137-546, Guillaume de Canterbury, https://archive.org/details/materialsforhist01robe/mode/2up

vol. 2, 1876, p. 1-281, Benoît de Peterborough, https://archive.org/details/materialsforhist02robe/mode/2up


Plusieurs miracles gynécologiques sont cités, dont six menstruels : ceux dont bénéficièrent Emma, Susanna de Whitby, la femme d’Herbert de Felton, la femme du clerc Réginald, Gunnilda de Luton, et Emelina. Les unes souffrent de rétention de menstrues, les autres d’un flux continu. Le moyen de guérison est varié : l’une a touché le vêtement du martyr exposé dans la cathédrale, une autre a bu une eau qui avait été en contact avec son corps, une autre encore l’a vu en songe racler sa crosse dans une coupe qu’il lui a donnée à boire, parfois une simple prière suffit ; Gunnilda, elle, dès son entrée dans la cathédrale, a senti une odeur délicieuse (sans doute cette « odeur de sainteté » devenue aujourd’hui une expression banale) et a aussitôt senti son flux s’arrêter enfin. L’histoire d’Emelina suit celle de Gunnilda ; elle souffre au contraire d’une rétention de menstrues. Les deux histoires sont racontées toutes deux par Benoît de Peterborough. Ce dernier se livre entre les deux à un excursus plutôt inattendu :

Avec la même facilité, le martyr a chassé une maladie contraire à la précédente ; et les miracles concernant ces deux maux contraires ne diffèrent pas beaucoup, puisque ces maladies ne sont pas éloignées par la gravité du danger. En effet, un flux de sang excessif et un flux absent font indifféremment payer aux femmes le salaire de la mort. Car, s’il est excessif il épuise jusqu’à la mort, et s’il est absent il engorge jusqu’à la mort. De même donc que les menstrues de la femme précédente avaient cessé de manière dangereuse, tout aussi dangereusement abondait le flux d’Emelina […]

Je dis inattendu, car il n’était pas nécessaire, pour asseoir le mérite de Thomas Beckett à la sainteté, d’expliquer ainsi ces deux affections en général et les souffrances qu’elles causent aux femmes. Je trouve qu’on a là un témoignage d’empathie envers les souffrances gynécologiques des femmes plutôt rare au sein des sources que j’ai répertoriées. Peut-être que cette implication de Benoît de Peterborough dans les souffrances menstruelles a été suscitée par des expériences vécues par des femmes de sa famille ou de son entourage proche, ou peut-être plus simplement a-t-il été touché des témoignages que lui et Guillaume de Canterbury ont recueillis. Voici la suite du texte, le témoignage concernant Emelina :

[…] Emelina, une femme qui prenait l’initiative des rapports avec son mari ; le flux était comme excessif, il était même continu. Elle invoqua le martyr, renonça aux séductions de son ancienne vie et, promettant qu’en tout elle serait plus appliquée à l’honnêteté, elle fit le vœu de se rendre au tombeau du saint, s’il pouvait la délivrer de son état infâme. Et presque aussitôt, après deux ou trois heures, son flux de sang s’arrêta. […]

Que signifie qu’elle prenait l’initiative des rapports avec son mari ? En latin, le texte dit exactement « mulier virum ultro rapiens », mot à mot « une femme prenant son mari de son initiative » ou « prenant son mari en excès » ou « prenant son mari au-delà [des bienséances] ». Notons que le verbe « rapere », que j’ai traduit ici par « prendre », quand il a un homme pour sujet et une femme pour objet, signifie « violer ». Je ne pense pas toutefois qu’il s’agisse ici d’un viol conjugal perpétré par une femme envers son époux. Le mot « ultro », que j’ai eu tant de mal à traduire en français, évoque plutôt l’idée d’une limite dépassée. La dame prenait peut-être l’initiative de positions fort plaisantes pour elle, mais réprouvées parce qu’elles étaient contraires à la logique hiérarchique de l’homme au-dessus et parce que réputées moins efficaces pour concevoir un enfant. Je vous invite à ce sujet à consulter cet article d’ « Actuel Moyen Âge » : https://actuelmoyenage.wordpress.com/2021/09/16/quelles-contraceptions-au-moyen-age/. Mais quel rapport avec les menstrues ? Ce n’est pas facile de le savoir. J’écarte tout de suite l’hypothèse du flux menstruel continu qui aurait été envoyé comme punition divine de la conduite morale d’Emelina, car on n’a aucune source médiévale qui évoquerait de près ou de loin une idée semblable. Il est possible que la pratique sexuelle réprouvée ne se rapporte pas à une position, mais à un coït en période menstruelle : celui-ci, selon les époques et les auteurs du Moyen Âge a été considéré comme un risque de malformation pour l’enfant à naître ou comme un risque de contagion d’une maladie sexuellement transmissible comme (croyait-on) la lèpre ; cependant, aucune source ne mentionne un flux continu de menstrues parmi les risques de cette pratique. Une dernière hypothèse me semble peut-être préférable : au Moyen Âge, les menstrues ont parfois été confondues avec la semence féminine et avec les sécrétions vaginales liées au plaisir sexuel. Emelina pense donc peut-être que c’est sa trop grande jouissance sexuelle qui a provoqué ce flux de menstrues continu. Je ne suis toutefois pas convaincue par ma propre hypothèse, car les textes qui assimilent ces liquides datent plutôt de la fin du XIIIe siècle ; or cette histoire se déroule à la fin du XIe siècle. Pour finir avec Emelina, le récit qui la concerne précise qu’en même temps que sa propre guérison miraculeuse, est survenue la guérison de son cheval, qui souffrait d’une grave blessure à l’œil. On n’en saura pas plus sur Emelina, mais cette femme, qui possède son propre cheval, et qui prend les décisions au lit, est, je trouve, une belle figure de femme médiévale, et elle valait la peine d’être sortie de l’oubli.


*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur X / twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques

 

mardi 12 mars 2024

Comment séduire sa bien-aimée avec un manuel de gynéco

 

Les « Secrets des femmes », vous commencez à connaître ? Je vous en ai déjà parlé, car ils constituent le corpus de ma thèse sur la vision des menstrues au Moyen Âge. Il s’agit d’abord d’un ouvrage en latin écrit vers la fin du XIIIe siècle, sans doute par un clerc d’origine germanique. Ce texte a ensuite été traduit et adapté dans les deux siècles qui ont suivi dans de nombreuses langues dites « vernaculaires » (c’est-à-dire autre que latin : français, anglais, italien, castillan, allemand, néerlandais, tchèque, etc.). Je vous mets à la fin de cet article les liens vers quatre autres articles que j’ai écrits ces dernières années à propos des « Secrets des femmes ».

Mon corpus se limite – puisqu’il faut bien s’imposer des limites pour éviter qu’une thèse ne déborde – à la version latine initiale, deux commentaires latins et deux traductions françaises. Toutefois, je reste évidemment à l’affût d’autres versions, qui peuvent éclairer ma recherche, et aussi pour le plaisir, car je suis fascinée par ces « Secrets des femmes ». J’en rappelle brièvement le contenu et le contexte : le traité initial se présente comme un manuel de gynécologie, mais en réalité était vraisemblablement destiné à des hommes, et sans doute plus spécifiquement à des moines, pour leur montrer les aspects les plus effrayants du corps féminin et les en détourner. Le succès l’a sorti des monastères. Les commentaires notamment semblent avoir été rédigés à des fins d’éducation, peut-être dans des écoles locales. On sait aussi que des laïcs ont eu accès à certaines versions, car Christine de Pizan elle-même en parle en s’indignant du contenu misogyne de ce « traité plein de mensonges ». Les menstrues occupent une large part de ces traités, entre 15 et 30 % environ, d’après mes propres statistiques.


*


Récemment, je suis tombée sur une version en néerlandais, Der Vrouwen Heimelijcheit (qui signifie « Secrets des femmes »), dans un manuscrit conservé à la bibliothèque universitaire de Gand en Belgique : Gent, Universiteitsbibliotheek, ms 444. Le manuscrit date de 1405. Le texte peut être contemporain de cette copie sur manuscrit, ou plus vraisemblablement être plus ancien et dater du XIVe siècle. On peut consulter le manuscrit entièrement numérisé en ligne directement sur le site de l’Université de Gand : https://lib.ugent.be/catalog/rug01%3A000860804 ; ou sur le site Biblissima, qui est plus ergonomique : https://portail.biblissima.fr/fr/ark:/43093/mdata7c5ab275f46577bb202d14ff398d01668cb8e3de

Le texte et le manuscrit ont fait l’objet d’une étude et d’une édition :

LIE Orlanda S.H., KUIPER Willem (éd.)., SUMMERFIELD Thea (trad.), The Secrets of Women in Middle Dutch : A Bilingual Edition of Der Vrouwen Heimelijcheit in Ghent University Library Ms 444, Artesliteratuur in de Nederlanden, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2011.

C’est sur ce livre que je m’appuie pour cet article de blog, ainsi que pour les citations. Je précise que, ne maîtrisant pas le néerlandais ancien (pas plus que le moderne), je ne traduis pas directement le texte original, mais sa traduction anglaise proposée dans ce livre.


Qu’a donc de particulier cette version du « Secrets des femmes » ?

D’abord son auteur est un amateur de jeux de mots et d’écriture cryptée. Allez feuilleter le manuscrit sur l’un des deux sites que je vous indique ci-dessus. Vous allez constater que certains mots correspondant aux débuts de chapitres commencent par une grosse lettre rouge. Or, si vous notez toutes ces lettres rouges à la suite, vous obtenez :

MARGARETAGODEVARTSEWTUDIM

Autrement dit « MARGARETA GODEVARTSE WT UDIM » (Margareta Godevartse d’Udim). Le livre serait donc secrètement adressé à une dame dont le nom aurait ainsi été camouflé. Hmmmm…. Mais ce n’est pas tout ! Allez voir au folio 87, le dernier feuillet, non pas du manuscrit, mais du texte. Une étrange mention y apparaît, isolée par deux lignes ondulées, et barrée :

 


Explkckt sfcrftxm mxlkfrks

Le cryptage n’est pas bien compliqué à décoder. Chaque voyelle, sauf la première, a été remplacée par la consonne qui la suit immédiatement dans l’alphabet (je rappelle que dans l’alphabet latin, I et J sont la même lettre, de même que U et V, et que W n’existe pas). Le texte rétabli est donc « Explicit secretum mulieris ». C’est une formulation latine couramment utilisée dans les manuscrits du Moyen Âge, même pour un texte qui n’est pas en latin. Comme les manuscrits comportaient fréquemment, à la demande du commanditaire, plusieurs textes différents, le copiste inscrivait en général la formule « incipit... » (« ici commence... ») suivie du titre du texte en latin, avant le début du texte, puis « explicit... » (« ici se termine... ») suivi de ce même titre, après la fin du texte. « Secretum mulieris » signifie bien « Secret de la femme ». On peut s’étonner du singulier pour le mot « secret » alors que les nombreux titres de traités ainsi intitulés entre le XIIIe et le XVe siècle le mettent toujours au pluriel ; je ne pense pas que cela porte beaucoup à conséquence. Orlanda Lie, l’autrice de l’introduction du livre indiqué ci-dessus rapporte une interprétation numérologique faite par d’autres érudits qui propose d’y voir un fait exprès pour que le nombre de voyelles remplacées soit de 2 dans le premier mot, 3 dans le deuxième et 4 dans le troisième, nombres qui additionnés donnent 9, soit le nombre de mois d’une grossesse humaine, et multipliés donnent 24, soit le nombre de lettres dans l’acrostiche « Margareta Godevartse wt Udim » ; or si on additionne ce nombre de 24 à 4 petites fleurs dessinées dans la marge à différents endroits du texte, on obtient 28, soit le nombre de jours d’un mois lunaire – ou d’un cycle menstruel. Mouais… Je ne suis pas très convaincue par cette interprétation… On peut si facilement faire dire ce qu’on veut aux nombres.

Mais ce n’est pas tout. Si vous avez feuilleté le manuscrit, vous avez pu constater que le texte est en vers (alors que l’original latin était en prose). Rien d’étonnant en soi. Les médiévaux mettaient volontiers en vers toutes sortes de textes pour pouvoir simplement les mémoriser plus facilement. Des textes médicaux étaient notamment souvent mis en vers (on en a un exemple célèbre avec le Regimen Sanitatis ou Flos Medicinae Scholae Salerni, un manuel de médecine produit sans doute dans le cadre de l’école de médecine de Salerne au XIIe siècle). Sauf qu’ici… le texte bascule parfois dans un tout autre type de discours, où les vers ne sont plus là pour guider la mémoire d’un apprenti médecin, mais pour exprimer des épanchements lyriques ! En effet, le texte qui correspond assez fidèlement à la version latine du De secretis mulierum (Secrets des femmes) est régulièrement entrelardé de passages de quelques vers où l’auteur exprime sa flamme à sa bien-aimée ! Mais alors…, sa bien-aimée…, c’est cette mystérieuse Margareta Godevartse ? Oui, évidemment, mais la question est de savoir si on a affaire à une véritable déclaration d’amour cryptée pour protéger l’anonymat de la bien-aimée dans le cadre d’une relation amoureuse interdite, ou si tout cela est une pure fiction destinée simplement à accrocher les lectrices ou plus probablement les lecteurs en quête de détails égrillards. Orlanda Lie présente dans son introduction ces deux hypothèses qui ont été faites par différents érudits. Elle montre que la deuxième est plus probable, notamment en la comparant à une autre version du « Secrets des femmes », française, où l’auteur s’adresse aussi (mais uniquement dans le prologue) à une bien-aimée probablement fictive. J’avais d’ailleurs parlé de cette version et de sa dédicataire réelle ou fictive dans un article précédent (cf. à la fin de cet article, le lien vers l’article de septembre 2022, « Un livre sur les femmes, interdit aux femmes, dédié à une femme »).

Il y a une autre raison qui fait pencher vers l’hypothèse de la fiction. Comment imaginer une seconde qu’un homme essaie de séduire une femme en lui dédiant un manuel de gynécologie ? Et surtout en intégrant ses déclarations d’amour pile avant ou après des considérations médicales bien peu glamour ! Quelques exemples ? Allons-y ! Je vous donne quatre exemples (parmi de très nombreux passages) où le choc entre la partie « manuel de gynéco » et la partie « poème d’amour lyrique » m’a semblé particulièrement savoureux.


Une petite comparaison sur la copulation, entre femme et autres femelles animales :

Aucun animal ne copule après la conception

Excepté la femme, comme nous l’avons appris,

Et la jument, et c’est la vérité

(v. 204-206)


Et immédiatement après :

Ayez pitié, chère noble dame,

Je ne puis demeurer en paix

Si je ne peux contempler votre adorable face.

Dommage que je puisse si rarement être avec vous !

(v. 207-210)


L’enchaînement d'une phrase qui signifie en gros « Toutes des chaudasses qui copulent comme des juments et pire que tous les autres animaux » à une déclaration délicate et éthérée, est particulièrement osé, choquant, et bien sûr extrêmement comique ! Et je ne veux pas croire que ce comique serait involontaire. On savait rire en 1405 pas moins qu’en 2024 ! Imaginez ce texte en bande dessinée : le personnage masculin aurait une bulle de pensée avec le discours gynécologique et parfois misogyne, et une bulle de parole avec la déclaration lyrique... On comprend en tout cas très clairement que ce qui empêche le narrateur de « demeurer en paix », ce n’est pas tant de ne pas pouvoir contempler l’ « adorable face » de sa bien-aimée, que de ne pas pouvoir copuler avec elle en tout temps !


Un peu plus loin, parlant des pertes vaginales transparentes, mais désagréablement humides :

Nous avons lu que cela leur cause beaucoup de désagrément,

Parce qu’elles doivent aller et venir tout le temps

En ayant une sensation d’humidité entre leurs jambes

(v. 224-226)


Et immédiatement après :

Est-ce que cela devient trop long pour ma dame ?

Je souhaiterais, de ces contraintes

Me rendre libre avec force,

Et je souhaiterais parler un petit peu d’elle

Que j’aime plus que tout au monde.

Elle est la meilleure femme que je connaisse,

Elle est toujours dans mon esprit,

Depuis la fin jusqu’au début.

(v. 227-234)


La déclaration sur la sensation humide entre les jambes est une innovation de l’auteur néerlandais. Elle ne figure pas dans le texte latin original. Et je n’ai pas trouvé d’affirmation semblable dans aucun autre texte du Moyen Âge. De nombreux textes évoquent les douleurs liées aux règles (au ventre, aux lombaires, à la tête) ou la fatigue, mais aucun n’évoque la sensation désagréable d’humidité.

Là encore, l’association de ce passage avec le suivant prête à une interprétation sexuelle qu’aucun des deux n’aurait sinon. Les auteurs du Moyen Âge confondaient généralement les pertes vaginales ponctuelles, ou leucorrhées, avec les sécrétions vaginales produite lors du plaisir sexuel (la plupart interprétaient ces liquides comme des menstrues « blanchies », et certains en faisaient une semence féminine, qui doit se mêler au sperme masculin pour concevoir un enfant). Donc, il n’est pas difficile de comprendre à quoi pensait l’auteur et à quoi il voulait faire penser les lecteurs en parlant de cette substance humide entre les jambes des femmes, juste avant d’embrayer sur la femme qu’il aime le plus au monde et dont il voudrait nous parler.


À un autre endroit :

Comme est-il possible qu’elle se retienne

Et qu’elle n’offre pas de réconfort à mon cœur

Quand tout ce à quoi je pense, c’est ma chère dame.

Ma dévotion deviendra manifeste,

Dévotion que je lui déclare maintenant en secret.

(v. 1522-1526)


L’auteur semble continuer sur le même ton au vers suivant :

Mon cher amour, je te dirai…

Mais non, désappointement !


Mon cher amour, je te dirai

Quelque chose de plus à propos de la menstruation.

(v. 1527-1528)


J’imagine bien la dame : Oh oui, mon chéri ! Parle-moi encore de menstruation !

Mais que va-t-il lui dire à propos de la menstruation ? C’est le fameux passage (repris de l’original latin) où il est question des vieilles femmes menstruées ou ménopausées qui infectent les petits enfants par leur regard toxique. Le narrateur veut-il implicitement prévenir sa bien-aimée qu’un jour elle aussi sera une de ces petites vieilles au regard toxique ? Faut-il y voir une variation sur le motif cher à Ronsard et à d’autres « Quand vous serez bien vieille... » ?


Enfin, il aborde le thème des philtres amoureux à base de sang menstruel (sur le sujet, je vous invite à consulter mes articles dont vous trouverez les liens à la fin de cet article) :

Nous avons aussi lu que, qui que ce soit qui le désire,

Peut très bien jeter un sort à un homme

Avec du sang menstruel,

Si bien que l’homme suivrait la femme.

Mais je ne veux pas écrire sur de tels sujets

(v. 1597-1600)


et il enchaîne :

Elle, que j’aime plus que toutes les femmes,

Elle ne s’inquiète pas que je souffre

Cette peine en secret à cause d’elle.

Et pourtant, elle sait très bien

Que mon cœur l’aime tendrement

Et que je souffre un lourd tourment

Parce qu’elle n’y prête nulle attention

(v. 1601-1608)


Là encore, le passage de l’un à l’autre n’est pas du tout anodin. Juste après avoir affirmé qu’une femme peut susciter par un moyen magique le désir d’un homme, qui la suivra partout, il raconte que lui-même éprouve un désir irrationnel pour une femme qui ne semble pas le partager, mais qui semble tout maîtriser. C’est une façon à peine voilée de dire que lui-même est victime d’une femme qui lui a fait boire un philtre !


Comment a-t-on pu croire que ce texte serait une véritable déclaration d’amour !

Messieurs, je ne vous conseille pas d’essayer de séduire une femme en lui disant « Y a que les juments qui copulent autant que toi », « T’as une petite tache mouillée sur la culotte », « Toi, quand tu seras vieille, tu pourras blesser des enfants quand tu auras tes règles », ou « Je sais bien ce que t’as mis dans mon café pour que j’aie autant envie de toi ! »

Par contre, le texte a un vrai ressort comique qui tient d’une part au contraste entre le ton du discours médical et le ton du discours lyrique, et d’autre part aux nombreux sous-entendus sexuels qui surgissent du contact entre ces deux discours.

Je pense aussi que les « codages » du texte ont une fonction plus comique que cryptique. Le « Explkckt sfcrftxm mxlkfrks » est parfaitement lisible, barré d’un trait qui ne le cache absolument pas, codé avec le code le plus basique qui soit (la lettre qui suit immédiatement dans l’alphabet), et enfin ne portant que sur les voyelles, ce qui ne fait pas obstacle à la lisibilité : sans même avoir besoin de recourir au code, le lecteur latinophone reconnaît immédiatement les mots (je rappelle que certaines langues, comme l’arabe ou l’hébreu, peuvent s’écrire avec uniquement des consonnes, au lecteur de rétablir les voyelles en lisant ; nous faisons parfois de même en français de nos jours quand nous écrivons certains mots en abrégé). Quant à la fameuse Margareta Godevartse wt Udim, dont je suis persuadée qu’elle est inventée de toutes pièces (je précise d’ailleurs qu’il n’existe aucun toponyme « Udim » en Belgique ni ailleurs dans le monde de nos jours en tout cas), je penche volontiers pour y voir une blague à base d’un jeu de mots ou d’une allusion entendue : de nos jours aussi, quand un humoriste, quand l’auteur d’un film ou d’un livre comique, invente le nom d’un personnage, il ne le fait jamais au hasard, et le nom lui-même est un ressort comique. Hélas, ce qu’il y avait de drôle dans « Margareta Godevartse wt Udim » était compréhensible seulement pour quelques lecteurs belges néerlandophones de 1405 ou d’avant, d’un certain milieu social voire d’un certain cercle de personnes se connaissant. Je vous laisse y rêver. Et attention à ce que vous direz dans votre prochaine déclaration d’amour !


*



À propos des « Secrets des femmes » :


À propos de boire du sang menstruel comme philtre d’amour :


*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur X / twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques


dimanche 11 février 2024

Des premières règles à la ménopause, au Moyen Âge


Je viens tout juste d’achever un sous-chapitre de ma thèse consacré aux âges de la ménarche (moment des premières règles) et de la ménopause (moment des dernières règles) au Moyen Âge. Je pensais que ce serait une partie rapide à traiter : en effet, contrairement, par exemple, aux parties sur les dangers liés aux relations sexuelles en période menstruelle ou sur le regard toxique des femmes menstruées, pour lesquels il faut analyser en profondeur une quantité de croyances et de théories issues de sources diverses, la mention des âges de ménarche et de ménopause tient dans tous mes textes en une phrase, voire en une partie de phrase et, à quelques exceptions près, ne comporte rien d’autre qu’un énoncé neutre de quelques chiffres. En réalité, je viens d’y passer plus d’un mois et j’ai fait des découvertes passionnantes !

Je ne vais évidemment pas reprendre ici tout le détail des analyses que j’ai faites dans ma thèse et que j’espère que vous pourrez lire un jour. Je vais également moins citer de sources originales et moins indiquer d’études précises que je ne le fais habituellement sur ce blog : en effet, après avoir passé mes journées à sourcer minutieusement mes moindres affirmations dans ma thèse, je souhaite me détendre en écrivant cet article de blog de manière plus fluide. Mais bien sûr, si vous souhaitez avoir plus de détails sur quoi que ce soit évoqué dans cet article, n’hésitez pas à me le demander.


Quelles sources selon les périodes historiques pour connaître les âges de ménarche et de ménopause ?

Je ne pouvais pas m’intéresser à ce sujet au Moyen Âge sans aller voir comment il était traité pour d’autres périodes, notamment plus récentes. Et cette exploration historiographique (l’historiographie, c’est l’histoire de l’histoire) est elle-même très intéressante. Voici les grandes lignes des types de sources utilisées, en remontant d’aujourd’hui aux périodes plus anciennes.

- Aujourd’hui, ce type d’étude est fait par des chercheurs en démographie. Ils calculent ces âges, leurs moyennes, leurs différences selon les pays ou d’autres critères, et leur éventuelle évolution sur plusieurs décennies en faisant des statistiques sur des panels représentatifs.

- Au XIXe siècle, des médecins ont ponctuellement fait ce type de recensement. La représentativité des panels ne suivait pas la rigueur scientifique d’aujourd’hui, mais ce sont les premiers à avoir fait des comparaisons et des moyennes à partir d’un échantillon d’individus.

- Au XVIIIe siècle, pas de panels ni d’échantillons. Les informations viennent aussi de médecins, mais uniquement à partir d’observations ponctuelles, qui ne sont pas synthétisées (par exemple : j’ai vu telle jeune fille de tel âge dans tel état de santé, qui a ses règles depuis tel âge).

- Aux XVIe et XVIIe siècle : j’ai trouvé moins d’informations sur ces deux siècles, je suppose qu’on est dans une situation semblable aux périodes précédentes, mais avec petit à petit des témoignages précis comme ceux des médecins du XVIIIe siècle qui commencent à apparaître.

- Au Moyen Âge et dans l’Antiquité, on n’a ni étude sur un panel représentatif, ni témoignage personnel de médecin ou d’autre personne (sauf de très rares exceptions). Les informations restent purement théoriques, elles apparaissent dans des ouvrages de médecine ou des encyclopédies, dont les auteurs mentionnent simplement un âge théorique (ou deux âges possibles ou une fourchette d’âges) pour la ménarche et pour la ménopause.


La richesse de ces sources médiévales textuelles

La richesse de ces sources tient à leur quantité, qui permettrait de faire des études scientifiques très détaillées. Pour ma part, je ne l’ai fait qu’avec une quantité limitée, car sinon l’ampleur du travail nécessiterait de consacrer à ce sujet précis bien plus qu’une simple sous-partie de chapitre. J’ai collecté une trentaine de textes dans lesquels apparaît la mention d’un ou de plusieurs âges possibles de ménarche et de ménopause. Mais en faisant une recherche systématique, je pense qu’on pourrait trouver dix fois plus de textes médiévaux comportant cette mention. D’autre part, un texte médiéval existe par les manuscrits qui sont parvenus jusqu’à nous, parfois un manuscrit unique, parfois quatre ou cinq, et pour certains textes à succès, jusqu’à une centaine de manuscrits. Enfin, les textes latins ayant eu le plus de succès ont fréquemment été traduits dans plusieurs langues dites vernaculaires (français, italien, anglais, allemand, néerlandais, espagnol, etc.), ces traductions elles-mêmes étant copiées sur plusieurs manuscrits différents. Et on pourrait aussi parler, pour certains textes ayant fait l’objet d’études dans des universités médiévales ou autres écoles, de manuscrits proposant une glose (un commentaire dans les marges ou à la suite de parties du texte, généralement paragraphe par paragraphe, qui paraphrase le texte, mais y ajoute aussi souvent de nouvelles idées).


L’inconvénient de ces sources médiévales textuelles et pourquoi elles sont difficilement exploitables pour l’histoire de l’anthropobiologie

Face à une telle quantité de sources, on se dit qu’il y aura une intéressante exploitation systématique, et notamment qu’on arrivera à voir des évolutions dans les moyennes des âges mentionnés comme possible de ménarche et de ménopause. Or, il n’en est rien. Quand je regarde ma trentaine de textes classés par ordre chronologique du IXe au XVe siècle, quand je regarde deux de ces textes dont on a une dizaine de manuscrits aux aussi étagés sur plusieurs siècles, il faut se rendre à l’évidence : ça part dans tous les sens ! Les âges moyens (12 ou 14 ans pour les ménarches, 50 ans pour la ménopause) sont les mêmes quelles que soient les périodes. Les âges particulièrement précoces ou tardifs sont mentionnés dans des textes ou manuscrits de n’importe quelle période. Ces sources-là peuvent nous apporter des choses, mais pas des connaissances sur les véritables âges de ménarche et de ménopause contemporains de l’époque où ces textes ont été écrits ou copiés. Avant de voir ce qu’ils peuvent cependant nous apporter, je vous fais découvrir un autre type de source qui va à mon avis bientôt révolutionner l’histoire.


L’apport d’autres sources : l’archéobiologie

Je ne sais pas si le nom officiel de la discipline est « archéobiologie » ou « paléobiologie » ou autre. J’entends en tout cas par là toute recherche qui se fonde sur des restes humains, animaux, végétaux pour en tirer, à l’aide d’analyses biologiques, des informations historiques. Cette discipline ou plutôt cet ensemble de disciplines est en train d’émerger depuis quelques décennies, et je pense que la multiplication d’études de ce type, croisées avec les habituelles sources textuelles, iconographiques, archéologiques, va bientôt renouveler complètement nos connaissances historiques. Je renvoie à titre d’exemple à un article de ce blog où je commentais des découvertes faites en analysant les résidus attachés à une ceinture de grossesse médiévale : https://cheminsantiques.blogspot.com/2021/09/des-miettes-et-du-sang-dans-une.html.

Une étude de ce type a observé les os de personnes enterrées dans un cimetière de Londres. L’étude ne permet pas d’obtenir un âge de la ménarche, mais uniquement de savoir si les personnes mortes à tel ou tel âge étaient déjà « post-ménarchées » ou non. L’augmentation ou la diminution de ces tranches d’âge sur une période permet d’en déduire l’augmentation ou la diminution de l’âge moyen de la ménarche sur cette même période. Cette étude ne peut être représentative tant qu’il n’y en a pas un certain nombre d’autres du même type, mais je suis sûr que cela va vite se développer dans les années qui viennent.

Pour lire l’article : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ajhb.23439 (DeWitte Sharon N., Lewis Mary, « Medieval menarche : Changes in pubertal timing before and after the Black Death », American Journal of Human Biology, 2020, n°2).


Ce que nous apportent les sources médiévales textuelles et pourquoi elles sont intéressantes pour l’histoire des idées

Si les textes ne peuvent pas nous permettre de déduire des informations sur l’évolution de ces âges au cours des siècles, leur observation systématique fait cependant apparaître des grandes tendances qui nous renseignent, non pas sur les âges véritables, mais sur la façon dont on percevait ces âges, ainsi que sur la façon dont se transmettaient les informations.

Les âges les plus fréquemment cités sont 12 et 14 (13 un peu moins, les auteurs ont visiblement plus de goût pour les nombres pairs) pour l’âge de la ménarche, et les âges limites mentionnés sont 9 et 19. Pour la ménopause, l’âge le plus fréquemment cité est 50, mais on trouve aussi 35, 40, 45, 55, 60 (toujours le goût pour les chiffres ronds), et les âges limites mentionnés sont 20 et 80. Je vais expliquer ces deux derniers âges qui peuvent sembler étonnants.


Un cas particulier : un monde bien ordonné !

Le texte qui m’a le plus amusée est un texte du IXe siècle, intitulé Epistula de virginibus. Il propose en effet des correspondances d’âges (et de nombres d’enfants) systématiques, totalement artificielles, mais minutieusement et mathématiquement ordonnées :

- Si les menstrues viennent à une fille à 10 ans, elle les aura jusqu’à 20 ans, et elle aura un enfant.

- Si elles lui viennent à 11 ans, elle les aura jusqu’à 30 ans, et elle aura deux enfants.

- Si elles lui viennent à 12 ans, elle les aura jusqu’à 40 ans, et elle aura trois enfants.

- Si elles lui viennent à 13 ans, elle les aura jusqu’à 50 ans, et elle aura beaucoup d’enfants

- Si elles lui viennent à 14 ans, elle les aura jusqu’à son plus grand âge, et elle aura beaucoup d’enfants.


Un cas particulier : ménopause à 80 ans ?

Ce cas est d’autant plus intéressant que c’est le seul de ces textes qui soit écrit par une autrice, en l’occurrence Hildegarde de Bingen, abbesse et savante du XIIe siècle. Pour être exacte, elle ne parle pas vraiment de menstruation régulière jusqu’à 80 ans, mais évoque la possibilité que, avant cet âge, il puisse y avoir exceptionnellement un écoulement menstruel ponctuel, qui aboutisse à la conception d’un enfant, dont elle signale le risque qu’il soit malformé. Difficile de savoir si Hildegarde parle d’une pure théorie qui lui semble vraisemblable ou si elle s’appuie sur des témoignages. On peut juste constater qu’elle dirigeait une communauté accueillant de nombreuses femmes de tous âges, qu’elle a aussi été en contact tout au long de sa vie avec des femmes laïques, et qu’enfin elle-même a vécu jusqu’à 81 ans.


Un cas particulier : un véritable témoignage

Le seul véritable témoignage explicite que j’ai pu trouver est le fait de John Mirfeld, un chanoine du St Bartholomew’s Hospital à Londres. Dans un traité médical écrit entre 1380 et 1395, il constate qu’« Autrefois, les menstrues ne commençaient pas à couler avant la quinzième ou quatorzième année, et certainement pas avant l’âge de 12 ans. Mais maintenant elles commencent pour certaines filles la onzième ou la dixième année. »

Ce témoignage est d’autant plus intéressant que l’étude archéobiologique dont je parlais plus haut, et qui portait précisément sur un cimetière de Londres, concluait à une baisse de l’âge de la ménarche après les années de la Peste Noire (1348 et suivantes). D’autres études montrent d’une part qu’une meilleure alimentation dans une population donnée contribue à une baisse de l’âge de la ménarche dans cette population (ce que nous vivons depuis quelques générations en Europe occidentale), d’autre part que les décennies qui ont suivi les dévastations de la Peste Noire ont vu augmenter la qualité globale de l’alimentation de la population : en effet, la population ayant énormément diminué, les ressources alimentaires par personne s’en sont trouvé mathématiquement augmentées.


Un cas particulier : le mystère du manuscrit barré

Je termine par une petite énigme. Dans un manuscrit de la fin du XVe siècle, probablement produit dans les Flandres, dans un passage qui aborde les âges de ménarche et de ménopause, on lit undecim (« onze ») barré, et decem octo (« dix-huit ») ajouté au-dessus.

London, Wellcome Institute for the History of Medicine, 517, f. 130r, en ligne : https://wellcomecollection.org/works/n4jp2c9g/items?canvas=265

- Si je parle d’énigme, c’est d’abord que le premier jet de « 11 ans » est lui-même surprenant sachant que le texte copié dans ce manuscrit propose dans tous les autres manuscrits du même texte 13 ou 14 ans. Pourquoi avoir d’abord mentionné un âge aussi précoce ?

- Puis pourquoi l’avoir remplacé par un âge aussi tardif ?

- Troisième et dernier mystère : il ne s’agit pas de la correction ultérieure d’un lecteur, mais c’est bien le même copiste qui s’est corrigé lui-même. La consultation du manuscrit numérisé (vous pouvez le voir en cliquant sur le lien ci-dessus) montre en effet clairement que la correction est de la même écriture, et aussi de la même encre, ce qui laisse supposer que la correction a été faite dans un très court délai, sans doute le même jour.

 

*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques