dimanche 11 février 2024

Des premières règles à la ménopause, au Moyen Âge


Je viens tout juste d’achever un sous-chapitre de ma thèse consacré aux âges de la ménarche (moment des premières règles) et de la ménopause (moment des dernières règles) au Moyen Âge. Je pensais que ce serait une partie rapide à traiter : en effet, contrairement, par exemple, aux parties sur les dangers liés aux relations sexuelles en période menstruelle ou sur le regard toxique des femmes menstruées, pour lesquels il faut analyser en profondeur une quantité de croyances et de théories issues de sources diverses, la mention des âges de ménarche et de ménopause tient dans tous mes textes en une phrase, voire en une partie de phrase et, à quelques exceptions près, ne comporte rien d’autre qu’un énoncé neutre de quelques chiffres. En réalité, je viens d’y passer plus d’un mois et j’ai fait des découvertes passionnantes !

Je ne vais évidemment pas reprendre ici tout le détail des analyses que j’ai faites dans ma thèse et que j’espère que vous pourrez lire un jour. Je vais également moins citer de sources originales et moins indiquer d’études précises que je ne le fais habituellement sur ce blog : en effet, après avoir passé mes journées à sourcer minutieusement mes moindres affirmations dans ma thèse, je souhaite me détendre en écrivant cet article de blog de manière plus fluide. Mais bien sûr, si vous souhaitez avoir plus de détails sur quoi que ce soit évoqué dans cet article, n’hésitez pas à me le demander.


Quelles sources selon les périodes historiques pour connaître les âges de ménarche et de ménopause ?

Je ne pouvais pas m’intéresser à ce sujet au Moyen Âge sans aller voir comment il était traité pour d’autres périodes, notamment plus récentes. Et cette exploration historiographique (l’historiographie, c’est l’histoire de l’histoire) est elle-même très intéressante. Voici les grandes lignes des types de sources utilisées, en remontant d’aujourd’hui aux périodes plus anciennes.

- Aujourd’hui, ce type d’étude est fait par des chercheurs en démographie. Ils calculent ces âges, leurs moyennes, leurs différences selon les pays ou d’autres critères, et leur éventuelle évolution sur plusieurs décennies en faisant des statistiques sur des panels représentatifs.

- Au XIXe siècle, des médecins ont ponctuellement fait ce type de recensement. La représentativité des panels ne suivait pas la rigueur scientifique d’aujourd’hui, mais ce sont les premiers à avoir fait des comparaisons et des moyennes à partir d’un échantillon d’individus.

- Au XVIIIe siècle, pas de panels ni d’échantillons. Les informations viennent aussi de médecins, mais uniquement à partir d’observations ponctuelles, qui ne sont pas synthétisées (par exemple : j’ai vu telle jeune fille de tel âge dans tel état de santé, qui a ses règles depuis tel âge).

- Aux XVIe et XVIIe siècle : j’ai trouvé moins d’informations sur ces deux siècles, je suppose qu’on est dans une situation semblable aux périodes précédentes, mais avec petit à petit des témoignages précis comme ceux des médecins du XVIIIe siècle qui commencent à apparaître.

- Au Moyen Âge et dans l’Antiquité, on n’a ni étude sur un panel représentatif, ni témoignage personnel de médecin ou d’autre personne (sauf de très rares exceptions). Les informations restent purement théoriques, elles apparaissent dans des ouvrages de médecine ou des encyclopédies, dont les auteurs mentionnent simplement un âge théorique (ou deux âges possibles ou une fourchette d’âges) pour la ménarche et pour la ménopause.


La richesse de ces sources médiévales textuelles

La richesse de ces sources tient à leur quantité, qui permettrait de faire des études scientifiques très détaillées. Pour ma part, je ne l’ai fait qu’avec une quantité limitée, car sinon l’ampleur du travail nécessiterait de consacrer à ce sujet précis bien plus qu’une simple sous-partie de chapitre. J’ai collecté une trentaine de textes dans lesquels apparaît la mention d’un ou de plusieurs âges possibles de ménarche et de ménopause. Mais en faisant une recherche systématique, je pense qu’on pourrait trouver dix fois plus de textes médiévaux comportant cette mention. D’autre part, un texte médiéval existe par les manuscrits qui sont parvenus jusqu’à nous, parfois un manuscrit unique, parfois quatre ou cinq, et pour certains textes à succès, jusqu’à une centaine de manuscrits. Enfin, les textes latins ayant eu le plus de succès ont fréquemment été traduits dans plusieurs langues dites vernaculaires (français, italien, anglais, allemand, néerlandais, espagnol, etc.), ces traductions elles-mêmes étant copiées sur plusieurs manuscrits différents. Et on pourrait aussi parler, pour certains textes ayant fait l’objet d’études dans des universités médiévales ou autres écoles, de manuscrits proposant une glose (un commentaire dans les marges ou à la suite de parties du texte, généralement paragraphe par paragraphe, qui paraphrase le texte, mais y ajoute aussi souvent de nouvelles idées).


L’inconvénient de ces sources médiévales textuelles et pourquoi elles sont difficilement exploitables pour l’histoire de l’anthropobiologie

Face à une telle quantité de sources, on se dit qu’il y aura une intéressante exploitation systématique, et notamment qu’on arrivera à voir des évolutions dans les moyennes des âges mentionnés comme possible de ménarche et de ménopause. Or, il n’en est rien. Quand je regarde ma trentaine de textes classés par ordre chronologique du IXe au XVe siècle, quand je regarde deux de ces textes dont on a une dizaine de manuscrits aux aussi étagés sur plusieurs siècles, il faut se rendre à l’évidence : ça part dans tous les sens ! Les âges moyens (12 ou 14 ans pour les ménarches, 50 ans pour la ménopause) sont les mêmes quelles que soient les périodes. Les âges particulièrement précoces ou tardifs sont mentionnés dans des textes ou manuscrits de n’importe quelle période. Ces sources-là peuvent nous apporter des choses, mais pas des connaissances sur les véritables âges de ménarche et de ménopause contemporains de l’époque où ces textes ont été écrits ou copiés. Avant de voir ce qu’ils peuvent cependant nous apporter, je vous fais découvrir un autre type de source qui va à mon avis bientôt révolutionner l’histoire.


L’apport d’autres sources : l’archéobiologie

Je ne sais pas si le nom officiel de la discipline est « archéobiologie » ou « paléobiologie » ou autre. J’entends en tout cas par là toute recherche qui se fonde sur des restes humains, animaux, végétaux pour en tirer, à l’aide d’analyses biologiques, des informations historiques. Cette discipline ou plutôt cet ensemble de disciplines est en train d’émerger depuis quelques décennies, et je pense que la multiplication d’études de ce type, croisées avec les habituelles sources textuelles, iconographiques, archéologiques, va bientôt renouveler complètement nos connaissances historiques. Je renvoie à titre d’exemple à un article de ce blog où je commentais des découvertes faites en analysant les résidus attachés à une ceinture de grossesse médiévale : https://cheminsantiques.blogspot.com/2021/09/des-miettes-et-du-sang-dans-une.html.

Une étude de ce type a observé les os de personnes enterrées dans un cimetière de Londres. L’étude ne permet pas d’obtenir un âge de la ménarche, mais uniquement de savoir si les personnes mortes à tel ou tel âge étaient déjà « post-ménarchées » ou non. L’augmentation ou la diminution de ces tranches d’âge sur une période permet d’en déduire l’augmentation ou la diminution de l’âge moyen de la ménarche sur cette même période. Cette étude ne peut être représentative tant qu’il n’y en a pas un certain nombre d’autres du même type, mais je suis sûr que cela va vite se développer dans les années qui viennent.

Pour lire l’article : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ajhb.23439 (DeWitte Sharon N., Lewis Mary, « Medieval menarche : Changes in pubertal timing before and after the Black Death », American Journal of Human Biology, 2020, n°2).


Ce que nous apportent les sources médiévales textuelles et pourquoi elles sont intéressantes pour l’histoire des idées

Si les textes ne peuvent pas nous permettre de déduire des informations sur l’évolution de ces âges au cours des siècles, leur observation systématique fait cependant apparaître des grandes tendances qui nous renseignent, non pas sur les âges véritables, mais sur la façon dont on percevait ces âges, ainsi que sur la façon dont se transmettaient les informations.

Les âges les plus fréquemment cités sont 12 et 14 (13 un peu moins, les auteurs ont visiblement plus de goût pour les nombres pairs) pour l’âge de la ménarche, et les âges limites mentionnés sont 9 et 19. Pour la ménopause, l’âge le plus fréquemment cité est 50, mais on trouve aussi 35, 40, 45, 55, 60 (toujours le goût pour les chiffres ronds), et les âges limites mentionnés sont 20 et 80. Je vais expliquer ces deux derniers âges qui peuvent sembler étonnants.


Un cas particulier : un monde bien ordonné !

Le texte qui m’a le plus amusée est un texte du IXe siècle, intitulé Epistula de virginibus. Il propose en effet des correspondances d’âges (et de nombres d’enfants) systématiques, totalement artificielles, mais minutieusement et mathématiquement ordonnées :

- Si les menstrues viennent à une fille à 10 ans, elle les aura jusqu’à 20 ans, et elle aura un enfant.

- Si elles lui viennent à 11 ans, elle les aura jusqu’à 30 ans, et elle aura deux enfants.

- Si elles lui viennent à 12 ans, elle les aura jusqu’à 40 ans, et elle aura trois enfants.

- Si elles lui viennent à 13 ans, elle les aura jusqu’à 50 ans, et elle aura beaucoup d’enfants

- Si elles lui viennent à 14 ans, elle les aura jusqu’à son plus grand âge, et elle aura beaucoup d’enfants.


Un cas particulier : ménopause à 80 ans ?

Ce cas est d’autant plus intéressant que c’est le seul de ces textes qui soit écrit par une autrice, en l’occurrence Hildegarde de Bingen, abbesse et savante du XIIe siècle. Pour être exacte, elle ne parle pas vraiment de menstruation régulière jusqu’à 80 ans, mais évoque la possibilité que, avant cet âge, il puisse y avoir exceptionnellement un écoulement menstruel ponctuel, qui aboutisse à la conception d’un enfant, dont elle signale le risque qu’il soit malformé. Difficile de savoir si Hildegarde parle d’une pure théorie qui lui semble vraisemblable ou si elle s’appuie sur des témoignages. On peut juste constater qu’elle dirigeait une communauté accueillant de nombreuses femmes de tous âges, qu’elle a aussi été en contact tout au long de sa vie avec des femmes laïques, et qu’enfin elle-même a vécu jusqu’à 81 ans.


Un cas particulier : un véritable témoignage

Le seul véritable témoignage explicite que j’ai pu trouver est le fait de John Mirfeld, un chanoine du St Bartholomew’s Hospital à Londres. Dans un traité médical écrit entre 1380 et 1395, il constate qu’« Autrefois, les menstrues ne commençaient pas à couler avant la quinzième ou quatorzième année, et certainement pas avant l’âge de 12 ans. Mais maintenant elles commencent pour certaines filles la onzième ou la dixième année. »

Ce témoignage est d’autant plus intéressant que l’étude archéobiologique dont je parlais plus haut, et qui portait précisément sur un cimetière de Londres, concluait à une baisse de l’âge de la ménarche après les années de la Peste Noire (1348 et suivantes). D’autres études montrent d’une part qu’une meilleure alimentation dans une population donnée contribue à une baisse de l’âge de la ménarche dans cette population (ce que nous vivons depuis quelques générations en Europe occidentale), d’autre part que les décennies qui ont suivi les dévastations de la Peste Noire ont vu augmenter la qualité globale de l’alimentation de la population : en effet, la population ayant énormément diminué, les ressources alimentaires par personne s’en sont trouvé mathématiquement augmentées.


Un cas particulier : le mystère du manuscrit barré

Je termine par une petite énigme. Dans un manuscrit de la fin du XVe siècle, probablement produit dans les Flandres, dans un passage qui aborde les âges de ménarche et de ménopause, on lit undecim (« onze ») barré, et decem octo (« dix-huit ») ajouté au-dessus.

London, Wellcome Institute for the History of Medicine, 517, f. 130r, en ligne : https://wellcomecollection.org/works/n4jp2c9g/items?canvas=265

- Si je parle d’énigme, c’est d’abord que le premier jet de « 11 ans » est lui-même surprenant sachant que le texte copié dans ce manuscrit propose dans tous les autres manuscrits du même texte 13 ou 14 ans. Pourquoi avoir d’abord mentionné un âge aussi précoce ?

- Puis pourquoi l’avoir remplacé par un âge aussi tardif ?

- Troisième et dernier mystère : il ne s’agit pas de la correction ultérieure d’un lecteur, mais c’est bien le même copiste qui s’est corrigé lui-même. La consultation du manuscrit numérisé (vous pouvez le voir en cliquant sur le lien ci-dessus) montre en effet clairement que la correction est de la même écriture, et aussi de la même encre, ce qui laisse supposer que la correction a été faite dans un très court délai, sans doute le même jour.

 

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