vendredi 22 janvier 2021

Un poème mnémotechnique latin médiéval


Je suis en ce moment plongée dans la lecture de diverses variantes latines et françaises d’un type d’ouvrage qui fleurissait en Europe entre le XIIIe et le XVe siècle et que l’on intitulait « Secrets des femmes » ou « Secrets des dames ». Ce sont en effet ces textes que j’ai choisis comme point de départ de ma recherche sur les menstrues au Moyen Âge – point de départ inversé, puisqu’ils datent de la fin du Moyen Âge et qu’ils vont me permettre de remonter le fil du sujet à travers les siècles précédents.

La version intitulée « Secrets des dames » n’a été éditée qu’en 1880, par Alexandre Colson et Charles-Edmond Cazin, dans une édition lisible en ligne ici :

https://archive.org/details/cesontlessecresd00cols

Dans leur introduction, les auteurs présentent le manuscrit qui leur a servi de base de travail, datant de la fin du XVe siècle, et qui appartenait précisément à l’un d’eux, puisqu’ils l’appellent le manuscrit Colson. Au Moyen Âge, les manuscrits contenaient le plus souvent plusieurs œuvres différentes, et il est toujours intéressant d’observer ces regroupements, qui nous apprennent parfois beaucoup sur le commanditaire ou le destinataire du manuscrit (par exemple, quand je travaillais sur le dragon de sainte Marguerite, j’avais constaté que la Vie de sainte Marguerite pouvait se trouver dans des recueils de Vies de saints, mais aussi dans des recueils de contes profanes mettant en scène une héroïne courageuse).

Le manuscrit Colson est en grande partie consacré à L’inventaire de Chirurgie de Guy de Chauliac (célèbre chirurgien du XIVe siècle). Cet ouvrage est précédé par le petit traité Secrets des dames qui m’intéresse, ainsi que par quelques pages de calendrier. Ces pages contiennent deux curieux petits poèmes mnémotechniques destinés à retrouver la date de Pâques à partir du nombre d’or de l’année.

J’ai à cette occasion découvert la notion de « nombre d’or de l’année » que j’ignorais, et qui est bien expliquée dans cet article :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nombre_d%27or_(astronomie)

« En astronomie, on appelle Nombre d’or le rang d’une année dans le cycle de Méton qui comporte 19 années et permet de faire coïncider, à quelques heures près, cycles lunaires et cycles solaires. Il existe alors 19 Nombres d’or (de 1 à 19) et chaque année possède son Nombre d’or. »

Chacun des deux poèmes est composé de 19 mots latins correspondant aux 19 années du cycle. Pour que la méthode fonctionne, il faut donc d’abord savoir le nombre de l’année qui nous intéresse. Ensuite, dans le premier poème, le nombre de lettres de chaque mot indique le nombre de semaines qu’il y a cette année-là entre le dimanche le plus proche de la Nativité et le dimanche de la Quadragésime ; de là on peut déduire la date du dimanche de Pâques, la Quadragésime tombant le sixième dimanche avant Pâques. Le deuxième poème fonctionne sur le même principe, mais cette fois le nombre de lettres indique l’écart avec le dimanche de la Septuagésime (qui tombe le neuvième dimanche avant Pâques).

Je laisse de côté le deuxième poème, qui ne semble pas toujours avoir un véritable sens, et je m’intéresse au premier, que voici :

Exclamant tristes indumentis spoliati

Lugent penitentes letantur glorificati

Decantant humiles carnalibus evacuati

Carmina despiciunt redimunt scelus edifficati

Menstrua mundifficant

Si vous avez suivi mon explication, donc, cela signifie que si on est une année n°1, il y a 9 semaines (nombre de lettres dans le mot « exclamant ») entre le dimanche suivant la Nativité et celui de la Quadragésime ; une année n°2, il y a 7 semaines (nombre de mots dans « tristes »), et ainsi de suite.

Mais ce qui m’intéresse, bien sûr, c’est le sens de ce poème. En voici donc une traduction personnelle inédite :

Les tristes dépouillés de leurs vêtements s’exclament,

Les repoussés se lamentent, les glorifiés se réjouissent,

Les humbles vidés de leur chair chantent,

Ceux qui sont édifiés moralement méprisent les vers et rachètent le crime,

Les menstrues purifient.

En gros, c’est la vision de l’Humanité au jour du Jugement Dernier, telle qu’on la voit représentée dans de nombreuses œuvres d’art pictural de cette époque. Mais… on peut être étonné de voir les menstrues surgir dans ce tableau ! Dire que les menstrues purifient était un lieu commun médical, puisque le sang menstruel était considéré comme toxique et dangereux pour l’équilibre du corps féminin : les pertes menstruelles permettaient donc une évacuation naturelle et bien utile de ce trop-plein toxique. C’est le genre de mention qui figure fréquemment dans un texte médical, en revanche il est pour le moins curieux de la voir surgir ici en conclusion d’un poème à la tonalité d’apothéose !

Peut-être l’auteur du poème a-t-il voulu se mettre en accord avec les deux ouvrages contenus dans le manuscrit, le Secrets des dames et l’ouvrage de chirurgie. Peut-être cette mention a-t-elle été choisie en raison du caractère régulier du cycle menstruel, en lien avec les autres cycles du calendrier que ce poème mnémotechnique permet de retenir. Peut-être est-ce un trait d’humour d’un scribe fatigué qui ne savait pas comment conclure son poème.

Quoi qu’il en soit, encore une fois, ne venez pas me dire que les menstrues étaient un sujet tabou au Moyen Âge !


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mercredi 6 janvier 2021

Quand les intellectuels médiévaux rationalisaient le péché originel et l'infériorité des femmes

 

Les auteurs des XIIe et XIIIe siècles, qu’ils soient théologiens, juristes canonistes (c’est-à-dire de droit religieux) ou philosophes – et parfois ils sont les trois à la fois – ont la furieuse volonté de mettre de la rationalité dans la religion. C’est l’âge d’or de la scolastique dans les Universités : ces auteurs redécouvrent avec fascination les raisonnements logiques inventés par les Grecs et les Romains et ils tentent de s’appuyer dessus pour démontrer la validité de diverses assertions circulant en milieu chrétien, qu’elles soient issues de la Bible ou d’auteurs chrétiens plus tardifs.

Aujourd’hui, nous séparons religion et science, si bien que ces démarches nous semblent déconcertantes et nous font rire. Il y a pourtant aussi quelque chose de fascinant dans cette volonté de tout rationnaliser… En voici quelques exemples qui m’ont semblé particulièrement savoureux.

 

La transmission de la chair d’Adam

On essaie par exemple de justifier rationnellement la transmission du péché originel depuis Adam. Certains invoquent le domaine du droit en disant que c’est comme un crime de lèse-majesté qui rejaillit sur les enfants du coupable ; d’autres invoquent le domaine de la médecine en expliquant qu’une petite parcelle de la chair d’Adam se détache et se perpétue des parents aux enfants lors de la conception, en se dilatant.

Vous pouvez lire à ce sujet l’excellent article de Charles de Miramon : « Déconstruction et reconstruction du tabou de la femme menstruée (XIIe-XIIIe siècle) », in Kontinuitäten und Zäsuren in der Europäischen Rechtsgeschichte, A. Thier, G. Pfeifer, P. Grzimek (dir.), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1999, p. 79-107. (en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00776036/document)



Comment admettre la supériorité du corps des femmes tout en affirmant leur infériorité

Autre exemple. Albert le Grand (au XIIIe siècle), essaie de résoudre trois situations contradictoires entre elles : 1. Aristote déclare que la femme est un homme imparfait, 2. Les exégètes de la Genèse déclarent que la menstruation est une malédiction imposée à Eve et aux femmes après le péché originel, 3. Albert constate lui-même que les femmes de son époque vivent plus longtemps que les hommes.

Il réussit à bâtir un raisonnement qui les concilie : Aristote a décrit la nature de l’homme et de la femme à l’état de nature, donc avant le péché originel. Au moment du péché originel, Dieu a envoyé la menstruation aux femmes comme malédiction. Mais il se trouve que les menstrues servent à évacuer les impuretés (théorie médicale ici utilisée pour des arguments théologiques). Donc les femmes ont le corps mieux purifié que les hommes, sont en meilleure santé, et vivent par conséquent plus longtemps !

« Per accidens tamen longioris vitae est femina, tum quia minus laborant, propter quod tantum consumuntur, et magis mundificantur, per fluxum menstruorum et etiam minus debitantur per coitum ; ideo magis conservantur. Et istae causae accidentales sunt. »

Albert le Grand, Quaestiones de animalibus in Opera Omnia, éd. Monasterium Westfalorum, 1955, p. 262 :15, q 8

« Par hasard cependant la femme a une vie plus longue, parce qu’elles travaillent moins, à cause de quoi elles sont autant fatiguées, et parce qu’elles sont plus purifiées, par le flux des menstrues, et qu’elles dépensent encore moins par le coït ; c’est pourquoi elles sont mieux conservées. Et ces causes sont dues au hasard »

Traduction Nadia Pla

(s’il vous plaît, ne me faites pas remarquer que je suis passée du singulier « la femme » au pluriel « elles » : c’est Albert le Grand qui fait cela, et c’est une rupture syntaxique tout aussi étonnante en latin qu’en français, c’est pourquoi je l’ai gardée)

Ce que j’aime dans ce texte, c’est l’insistance sur le hasard de cet état de fait, deux fois invoqué, comme si on ne pouvait pas imaginer un seul instant que Dieu eût pu considérer comme une fin en soi de concevoir des êtres humains femelles plus performants que les mâles !



La discrimination des filles à l’état embryonnaire

Je termine avec un texte de Rufin, un juriste de droit canonique du XIIe siècle qui s’interroge sur le fait qu’on interdit traditionnellement l’entrée de l’église durant quarante jours aux femmes ayant accouché d’un garçon, mais durant quatre-vingt-jours si c’est d’une fille…

« Queri solet hic, quare pro partu masculi XL, et pro partu femine duplo, i. e. octoginta diebus, pariens a templi arcebatur ingressu ?

Ad quod respondetur : ideo eam tot diebus reputatam esse immundam nee licentiam ingrediendi templum tunc fuisse indultam, quia – ut physicorum peritia tradidit – masculi coneeptus XL diebus manet informis, femine autem octoginta. Quo spatio arcetur mulier ab ingressu templi tamquam immunda, ut per hoc innuatur quod omnis fetus informis displicet Deo ; sola enim formosa placent Deo – unde sponsus ad sponsam dicit : Amica mea, formosa mea. Sed iuxta hanc considerationem ab introitu templi prohiberi debuerat, cum fetus in utero informis erat, non post partum, cum iam sit formatus et natus. Quod tarnen fit, eo quod nescitur, quo tempore concipiatur, cum in utero illud secretum agitur, ideoque quod [fieri] non potuit eo tempore propter ignorantiam fit eo tempore, quo potest, cum iam scitur : ut scil. post partum mulier illud suppleat, quod secundum ordinem nature ante partum fieri debuerat. »

Rufin, Summa Decretorum, éd. H. Singer, Paderborn, 1902, p. 17.

« On demande couramment pourquoi c’est quarante jours après l’accouchement d’un garçon, et le double, c’est-à-dire quatre-vingt-jours après l’accouchement d’une fille, qu’une femme enceinte doit être écartée de l’entrée dans l’église.

À cela on répond : la raison pour laquelle elle a été considérée comme impure autant de jours et n’a donc pas eu la permission de rentrer librement dans l’église, c’est parce que – comme le rapporte l’expérience des médecins – l’embryon mâle reste informe pendant quarante jours, mais le femelle pendant quatre-vingt. Et durant cet intervalle la femme doit être écartée de l’entrée du temple comme si elle était impure, de sorte qu’on indique par cela que tout fœtus informe déplaît à Dieu ; en effet seules les choses bien formées plaisent à Dieu – C’est pourquoi l’époux dit à l’épouse : Amica mea, formosa mea [Cantique des cantiques : « Mon amie, ma bien formée »]. Mais selon cette considération, il aurait dû lui être interdit d’entrer dans l’église, lorsque le fœtus était informe, et non après l’accouchement, alors qu’il est déjà formé et né. Cela se passe pourtant ainsi parce qu’elle ne sait pas à quel moment il a été conçu, lorsque ce secret s’est mis en branle dans son utérus, et parce que ce qu’elle n’a pas pu à ce moment du fait de son ignorance, elle doit le faire au moment où elle le peut, lorsqu’elle sait désormais : si bien que, évidemment, après l’accouchement la femme supplée ce que selon l’ordre de la nature elle aurait dû faire avant l’accouchement. »

Traduction Nadia Pla

En résumé : normalement, la femme devrait ne pas rentrer dans l’église quand elle est enceinte d’un embryon informe, mais elle ne sait pas la date de la conception (donc quand l’embryon a été conçu) ni le sexe (donc quand l’embryon cesse d’être informe, puisque la durée où il est informe dépend de son sexe). Alors on la laisse finalement entrer dans l’église durant la période de la grossesse ; mais ensuite, elle devra s’abstenir d’y entrer pendant le même nombre de jours qu’elle a porté un embryon informe, donc plus longtemps pour les filles que pour les garçons. CQFD. Ou comment transformer un rituel d’origine inconnue en problème mathématique !

Cependant, aussi étonnant que cela puisse paraître, le raisonnement de Rufin, qui prête plutôt à rire aujourd’hui, est intéressant d’un point de vue historique ou anthropologique. En effet, de nombreux textes de médecins grecs de l’Antiquité, de médecins arabes et occidentaux du Moyen Âge, s’interrogent sur le moment où l’embryon passe du stade « informel » au stade « formel » ou sur le moment où l’embryon « s’anime » (acquiert une âme). La question est importante notamment pour savoir à partir de quel stade un avortement pourrait être considéré comme criminel. Et cette question n’a rien perdu de son acuité aujourd’hui, où elle intervient dans les domaines médical, juridique, religieux, et même linguistique (deux mots en français : « embryon » et « fœtus »). Même si d’un point de vue biologique, nous savons aujourd’hui que le développement s’effectue de manière continue de la conception à la naissance, il est évident que d’un point de vue psychologique, ce n’est pas du tout la même chose de perdre – que ce soit volontaire ou involontaire – un « fœtus » de quelques mois ou un « embryon » de quelques jours… Or la plupart de ces textes de médecine ancienne proposaient un nombre de jours différents chez les garçons ou chez les filles avant que le fœtus soit « formé » ou « animé ». Dans la mesure où aucun élément biologique ne vient étayer l’idée d’une telle différence, il faut vraisemblablement y voir une croyance culturelle qui a déteint sur la médecine, science pratiquée par des hommes naturellement persuadés de la supériorité masculine. Dans ce contexte, il n’est pas absurde d’y voir comme le fait Rufin un lien avec la différence de jours d’abstinence de l’église après l’accouchement d’une fille ou d’un garçon.

La seule différence, c’est que nous y voyons une croyance irrationnelle (religieuse) qui a déteint sur une autre croyance irrationnelle (médicale), alors que Rufin y voyait la preuve rationnelle par la médecine d’un fait religieux avéré…

Revenons au texte de Rufin. De nos jours, on parle parfois de discrimination qui s’instaure dès la naissance, mais vous voyez qu’ici, c’était dès la conception elle-même, au stade d’embryon informe, que les filles accomplissaient des performances deux fois moins efficaces que les garçons ! Et si on veut faire de la psychologie à deux sous, on pourra ajouter que certaines mères s’énervaient peut-être plus sur leurs bébés filles que sur leurs bébés garçons dans les premiers mois, parce que le temps était alors plus long pour elles avant de pouvoir retrouver le cadre apaisant de leur église…



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