vendredi 24 septembre 2021

Des miettes et du sang dans une ceinture de grossesse médiévale

L’article d’aujourd’hui sera un résumé (assorti de mes propres réflexions) d’un article de recherche scientifique publié le 10 mars 2021 en anglais et que vous pouvez lire directement à cette page :

https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rsos.202055

Cela concerne un objet désigné en anglais par l’expression « birthing girdle », que l’on pourrait traduire par « ceinture de grossesse », mais il s’agit de quelque chose de bien plus spécifique. Les femmes du Moyen Âge qui voulaient protéger leur santé et la santé de l’enfant à naître, et garantir que la grossesse et l’accouchement se dérouleraient bien utilisaient fréquemment une pratique magique tolérée, mais assez mal vue tant des hommes d’Église que des médecins, qui consistait à apposer sur leur ventre pendant la grossesse ou au moment de l’accouchement un parchemin d’une certaine forme. Il en existait de trois types : soit un livre miniature, soit une large feuille pliée souvent en seize, avec les coins coupés pour faciliter la pliure, ce qui en faisait une feuille ajourée composée de petits octogones, soit une longue feuille enroulée.

Si je les connais aussi bien, c’est que presque toujours, en plus de crucifix, de figures kabbalistiques, de carrés magiques, de prières à la Vierge, etc., le parchemin comportait un texte relatant la Vie de sainte Marguerite, la sainte sortie indemne du corps du dragon qui l’avait dévorée, thème de ma recherche de master. L’explication qu’en donnaient les médiévaux eux-mêmes, c’est que Marguerite dit à la fin de plusieurs textes de sa Vie qu’elle protégera toutes les femmes qui l’invoqueront pour faciliter leur grossesse ou leur accouchement. En réalité, il est probable que cette mention dans les textes (qui apparaît à partir du XIIe siècle) n’est venue qu’entériner une pratique qui existait déjà. Et la raison pour laquelle les femmes invoquaient spontanément sainte Marguerite à cette occasion est certainement à aller chercher du côté du dragon : soit à cause du pouvoir protecteur que cet animal avait dans les sociétés païennes et que le Christianisme a essayé tant bien que mal d’étouffer en en faisant un animal diabolique, soit à cause du parallèle entre Marguerite sortant indemne du corps du dragon et l’enfant que l’on souhaite voir sortir indemne du ventre de sa mère.

Quelle que soit la forme, l’objet pouvait être conservé dans un étui ou une bourse, en cuir ou en tissu, que la femme pouvait porter en permanence sur elle. De tels sachets, contenant parfois toutes sortes d’autres amulettes, ont pu traverser les siècles de façon surprenante. Pour en voir un exemple fascinant, il faut lire l’article d’Alphonse Aymar de 1926 sur « Le sachet accoucheur et ses mystères » (en ligne : https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1926_num_38_149_8320) : Alphonse Aymar y raconte comment il a eu entre les mains un sachet rempli d’amulettes conservé de génération en génération dans une famille d’Auvergne. Il en a fait un inventaire minutieux. Le sachet comportait entre autres plusieurs manuscrits anciens pliés, dont il a pu dater les plus anciens du début du XIVe siècle ! Après son examen, le savant a soigneusement remis tous les objets dans le sachet et l’a rendu à la famille qui en était propriétaire. Je me plais à croire qu’il sert encore aujourd’hui à soulager les grossesses et les accouchements !

Quant au parchemin lui-même, il pouvait être posé à même le ventre notamment pendant l’accouchement ; et ceux en forme de rouleau s’y prêtaient bien, formant, une fois déroulés, ce fameux type de ceinture dont il va être question ici.


Il s’agit d’un manuscrit conservé à la Wellcome Library à Londres, et portant la référence Ms. 632. L’objet fait trois mètres de long. Il a été produit à la fin du XVe siècle en Angleterre. Il ne contient pas de Vie de sainte Marguerite – pour une fois ! – mais diverses prières et des illustrations, notamment une représentation de la blessure ouverte de Jésus d’où s’échappe un flot de gouttes de sang, qui, à mon avis, devait signifier tout autre chose pour une femme qui s’apprêtait à voir sa vulve béante et sanguinolente au moment de l’accouchement ! Vous pouvez en voir l’image dans l’article (au premier lien que je vous ai donné).

Or, ce manuscrit conserve des traces visibles d’usure, et donc d’usage. Ainsi, un crucifix vert presque à moitié effacé (voir l’image) a probablement été frotté ou embrassé à de maintes reprises. J’avais déjà abordé la question de ces manuscrits amulettes touchés ou frottés, et du rôle spécifique que semble avoir joué en cela l’image du dragon dans cet article précédent de mon blog : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/toucher-limage-du-dragon.html .

Les chercheurs auteurs de l’article ont analysé la texture du manuscrit et ont trouvé des traces de bien d’autres choses que de l’encre et du parchemin.

Des traces de miel, de lait, d’œufs, de céréales et de légumes, montrent que les parturientes ont porté la ceinture pendant leur grossesse et ont suivi scrupuleusement des conseils donnés dans des recueils médicaux, qui recommandent par exemple des pessaires (compositions pharmaceutiques que l’on introduit dans le vagin) composés précisément de ces ingrédients. La ceinture était portée autour du ventre, mais pouvait aussi passer entre les jambes (les chercheurs proposent trois hypothèses sur la manière de la porter : vous en retrouverez le schéma dans leur article), ce qui explique qu’il puisse y avoir des traces des ingrédients d’un pessaire. Certains de ces ingrédients pouvaient aussi être utilisés dans des onguents.

Des traces de protéines humaines ont également été trouvées. Or ces protéines sont précisément celles que l’on trouve dans le fluide cervico-vaginal. Cela montre donc que les femmes utilisant cette ceinture l’ont aussi portée au moment de l’accouchement lui-même. C’est bien sûr une découverte capitale, qui permet de confirmer les hypothèses sur l’usage matériel de ce genre d’objets.

Enfin, petit détail amusant : quelques traces de protéines de souris prouvent que le parchemin a dû être entreposé entre deux grossesses dans un placard ou autre lieu fréquenté par des souris…


Et n’oubliez pas, si cet article vous a plu, allez lire « Toucher l’image du dragon » : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/toucher-limage-du-dragon.html


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vendredi 10 septembre 2021

D’éléphants funambules en tétines de truie : quelques anecdotes sur les empereurs romains


Je préparais cet été un travail sur les empereurs romains pour les 3e (pour ceux que cela intéresse, il est présenté à cette page : http://patrick.nadia.pagesperso-orange.fr/Citations_Empereurs.html ; cela fait deux ans que je fais cette activité, mais ayant l’année à venir huit latinistes de plus que les deux années précédentes, j’ai dû faire des recherches sur huit empereurs supplémentaires. Ce fut une fabuleuse soirée, et même nuit, où je me suis complètement perdue dans les sentiers tortueux des biographies antiques d’empereurs… En plus des huit citations que je cherchais, j’ai cueilli plein de fleurs dépareillées, qui ne serviront pas pour mes cours, mais dont je fais un gros bouquet en vrac, que je vous offre ici.

- Le père de Galba avait une difformité corporelle (« vitium corporis ») secrète, qu’il a montré à sa fiancée en soulevant son vêtement pour ne pas la tromper avant qu’elle ne s’engage ; l’histoire ne dit pas quelle partie de son corps était affectée…

- Lors d’une fête publique organisée par Galba quand il était préteur, il fit paraître des éléphants qui dansaient sur une corde.

- Dans la Vie d’Othon par Suétone apparaît une toute petite évocation autobiographique de l’auteur : « Mon père, Suetonius Laetus, servait alors dans la treizième légion en qualité de tribun angusticlave. Il racontait souvent qu’Othon… »

- Les dernières paroles qu’auraient prononcées Othon avant de dormir une dernière nuit et de se suicider au matin pour échapper à ses ennemis arrivant : « Adiciamus, inquit, vitae et hanc noctem, » (« Ajoutons encore, dit-il, cette nuit à ma vie. ») On dirait du Lamartine : « Mais je demande en vain quelques moments encore, / Le temps m’échappe et fuit ; / Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore / Va dissiper la nuit. »

(Toutes les anecdotes ci-dessus sont dans la « Vie des douze césars » de Suétone)

- Le poète Ausone (pour ceux qui ne sauraient pas, c’est un poète latin de Bordeaux) a écrit de mini poèmes (tetrastiches = quatre vers) sur chacun des empereurs romains jusqu’à son époque : www.forumromanum.org/literature/caesares.html (version latine) et remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/cesars.htm (traduction française).

- Un curieux excursus sur le culte de la Lune (qui titille mon attention, car les menstruations ne sont jamais loin quand on parle de lune et de femmes) par l’auteur de l’Histoire Auguste dans la Vie de Caracalla : « Puisque nous avons fait mention du dieu Lunus, nous devons ajouter que tous les savants ont écrit, et que les habitants de Carres surtout ont encore aujourd’hui la conviction, que ceux qui croient devoir honorer la Lune comme une déesse et lui donner un nom qui suppose ce sexe, sont à jamais les esclaves des femmes ; tandis que celui qui lui offre son culte comme à un dieu, et lui en donne le nom, se fait toujours obéir des femmes, et n’a rien à craindre des pièges qu’elles peuvent lui tendre. De là vient que les Grecs et les Égyptiens, tout en désignant par un nom féminin la Lune, comme si elle était une déesse, ont soin cependant de l’appeler dieu dans leur langue sacrée. »

- Lequel Caracalla, d’après son biographe, était vraiment un taré qui massacrait tout ce qui bougeait ! Voir : remacle.org/bloodwolf/historiens/histaug/caracalla.htm

- Sans parler de ses mœurs : « Il est intéressant de savoir comment les historiens racontent son mariage avec sa belle-mère Julie. Cette femme, qui était d’une grande beauté, s’étant laissé voir un jour presque nue, comme par mégarde, à Antonin, celui-ci lui dit : « Que je voudrais, s’il m’était permis ! – Ce que tu veux, t’est permis, répondit-elle. Ignores-tu que tu es empereur, que tu donnes des lois et n’en reçois point ? » Ces paroles enflammèrent à tel point la passion odieuse de ce prince, que le crime s’accomplit, et qu’il contracta un hymen qu’il aurait dû plus que tout autre empêcher, s’il avait su ce que c’est que de donner des lois. Il épousa donc sa mère car l’on ne pouvait lui donner un autre nom, et il joignit l’inceste au parricide, puisqu’il s’unit par le mariage à celle dont il venait de massacrer le fils. »

J’aime la précision de « s’étant laissé voir un jour presque nue, comme par mégarde ». Je vois difficilement comment on peut se laisser voir presque nue « par mégarde » et même « comme par mégarde ».

Je rappelle toutefois que dans la Rome antique – comme de nos jours –, quand on veut salir une personnalité publique, on s’en prend à sa femme et à la sexualité de sa femme. Il ne faut donc pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on nous raconte.

- J’apprends que sous le règne de Philippe l’Arabe (empereur qui m’a toujours fascinée, car ce n’est pas un surnom, de circonstance : cet empereur romain était réellement originaire d’Arabie) a eu lieu la fête du millénaire de la fondation de Rome (du 21 avril 247 au 21 avril 248) ! Malheureusement, si la documentation numismatique (étude des monnaies) est abondante à ce sujet, la documentation textuelle se limite (en l’état de mes recherches) à une courte phrase d’Aurélius Victor : « annum urbis millesimum ludis omnium generum celebrant. » (« Ils [au pluriel, car le fils de Philippe co-régnait avec lui] célèbrent le millénaire de la ville par des jeux de toutes sortes »).

- Hélas, si Aurélius Victor ne consacre que cette misérable minuscule phrase à un événement aussi important (me semble-t-il) que la fête du millénaire de Rome, il consacre vingt fois plus de texte, dans la même Vie de Philippe l’Arabe, à s’indigner contre l’homosexualité !

« Un jour que, d’après l’ordre des pontifes, on immolait des victimes, un porc mâle parut tout à coup avec les parties naturelles d’une truie. Les auspices déclarèrent que c’était le signe avant-coureur d’une grande dissolution de mœurs et de vices infâmes dans les âges suivants. Jaloux de prévenir l’effet de ce pronostic, et indigné surtout d’avoir vu, en passant devant un repaire de débauche, se prostituer un jeune homme qui ressemblait à son fils, l’empereur Philippe interdit, par un décret de la plus sage moralité, la licence du crime contre nature. Et pourtant cette infamie subsiste encore de nos jours ; elle n’a fait que changer de théâtre ; ce n’est plus en public, c’est en particulier qu’on se livre à des excès plus monstrueux qu’auparavant : car les mortels ne recherchent qu’avec plus d’avidité tout ce qui est dangereux, tout ce qui leur est défendu. »

- Je découvre avec fascination un texte écrit (en grec) par l’empereur Julien l’Apostat lui-même, le « Misopogon », plein de jolies petites méditations philosophiques… remacle.org/bloodwolf/philosophes/julien/misopogon.html

- Par exemple ce passage où il plaisante avec esprit sur sa propre barbe : « J’y ai ajouté cette énorme barbe, pour punir, ce semble, la nature de ne m’avoir pas fait plus beau. J’y laisse courir les poux, comme des bêtes dans une forêt : je n’ai pas la liberté de manger avidement ni de boire la bouche bien ouverte : il faut, voyez-vous, que je prenne garde d’avaler, à mon insu, des poils avec mon pain. Quant à recevoir ou à donner des baisers, point de nouvelles : car une telle barbe joint à d’autres inconvénients celui de ne pouvoir, en appliquant une partie nette sur une partie lisse, cueillir d’une lèvre collée à une autre lèvre cette suavité, dont parle un des poètes, inspirés de Pan et de Calliope, un chantre de Daphnis. Vous dites qu’il en faudrait faire des cordes : j’y consens de bon cœur, si toutefois vous pouvez l’arracher et si sa rudesse ne donne pas trop de mal à vos mains tendres et délicates. »

- Passant à un texte (en latin) d’Ammien Marcellin, qui parle abondamment de Julien, j’y trouve ce morceau d’anthologie sur Lutèce, ancienne Paris : « J’étais alors en quartier d’hiver auprès de ma chère Lutèce : les Celtes appellent ainsi la petite ville des Parisii : c’est un îlot jeté sur le fleuve qui l’enveloppe de toutes parts : des ponts de bois y conduisent de deux côtés : le fleuve diminue ou grossit rarement : il est presque toujours au même niveau été comme hiver : l’eau qu’il fournit est très agréable et très limpide à voir et à qui veut boire. Comme c’est une île, les habitants sont forcés de puiser leur eau dans le fleuve. L’hiver y est très doux à cause de la chaleur, dit-on, de l’Océan, dont on n’est pas à plus de neuf cents stades et qui, peut-être, répand jusque-là quelque douce vapeur : or, il paraît que l’eau de mer est plus chaude que l’eau douce. Que ce soit cette cause, ou quelque autre qui m’est inconnue, le fait n’en est pas moins réel : les habitants de ce pays ont de plus tièdes hivers. Il y pousse de bonnes vignes, et quelques-uns se sont. ingénié d’avoir des figuiers, en les entourant, pendant l’hiver, comme d’un manteau de paille ou de tout autre objet qui sert à préserver les arbres des injures de l’air. »

- Toujours Ammien Marcellin sur Julien : « Julien relisait souvent un recueil d’instructions que Constance, en qualité de beau-père, lui avait tracé de sa main, et où l’ordinaire du jeune César était réglé avec une sorte de profusion. Julien en fit disparaître les articles faisan, vulve et tétines de truie, se contentant, comme un simple soldat, du premier aliment venu. » C’est donc de là que viennent les fameuses tétines de truie d’Astérix !!!

- Un autre passage d’Ammien Marcellin attire mon attention : agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/ammien_histxvii/lecture/4.htm. Il y décrit avec grands détails un obélisque situé à Rome, il raconte comment le premier obélisque puis d’autres ont été transportés à Rome. Et… il TRADUIT les textes en hiéroglyphes !!! Cet obélisque étant, je pense, toujours visible, je découvre donc avec stupeur qu’il existait (à travers cette traduction d’Ammien Marcellin) un texte bilingue avant la pierre de Rosette ! Pourquoi n’en parle-t-on pas ? J’imagine que Champollion et les savants précédents devaient connaître ce passage d’Ammien Marcellin. Est-ce que les traductions étaient trop vagues pour être exploitées ? En tout cas, si quelqu’un en sait plus, cela m’intéresse.

- Tous ces textes (et de nombeux autres passages du Misopogon et de l’histoire d’Ammien Marcellin) m’avaient rendu fort sympathique Julien l’Apostat. Difficile cependant de trouver un court passage plus en lien avec son surnom (« l’Apostat », car il est le dernier empereur romain à être revenu au paganisme après plusieurs empereurs chrétiens). Je l’ai finalement trouvé chez un obscur auteur, Theodoret de Cyr, qui rapporte les dernières paroles de Julien, mourant d’une blessure de guerre et reconnaissant dans une dernière provocation la supériorité du Christ. Cette anecdote n’est probablement pas authentique, mais c’est une belle scène : « On dit en effet que, alors qu’il avait été blessé, il avait rempli sa main de son sang, et l’avait projeté en l’air en disant : « Tu as gagné, Galiléen ! ». Et par cette parole même il a reconnu cette victoire en blasphémant. »


C’est sur ce superbe geste d’un mourant jetant son sang au ciel en un ultime blasphème que je referme mon bouquet.

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