samedi 21 mai 2022

La parité au Paradis

Vous vous souvenez que dans le dernier article, « Est-ce qu’Adam et Eve pétaient, suaient, pissaient et chiaient ? » (https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/04/est-ce-quadam-et-eve-petaient-suaient.html), je vous ai fait découvrir les Sentences de Pierre Lombard, et surtout leurs innombrables Commentaires. Si vous ne l’avez pas lu, lisez ou relisez le début de l’article pour vous replonger dans le sujet.

Aujourd’hui, nous allons regarder un texte aussi issu des Commentaires aux sentences de Pierre Lombard. L’auteur n’en est pas Albert le Grand, comme dans l’article précédent, mais Bonaventure, livre II, distinction XX, question VI. Vous pouvez le lire en latin ici : http://magistersententiarum.com/book/41/distinction/1367


La question précise est : « Utrum aequalis fieret multiplicatio virorum et mulierum, si homo stetisset ? », « Est-ce qu’il y aurait eu une multiplication égale d’hommes et de femmes si l’humain était resté [au paradis] ? » Voici un résumé des quatre arguments pour et des quatre arguments contre, exposés au début :


Arguments pour :

- Dieu a créé l’homme et la femme en nombre égal, donc ils auraient continué à se multiplier en nombre égal.

- La génération humaine ne peut se faire sans un mâle et une femelle, il faut donc qu’ils soient toujours en nombre égal.

- Chacun des deux sexes fait ce qu’il peut pour se sauver sous une forme semblable et l’homme tente de concevoir un mâle, la femme une femelle. 

- Comme le mariage requiert d’être « deux en une chair », il faut nécessairement qu’il y ait autant d’hommes que de femmes.


Arguments contre :

- Comme dit Aristote, « Femina est vir occasionatus », « La femme est un homme manqué » [Cette célèbre citation fait les délices des auteurs médiévaux, à tel point qu’elle est devenue plus connue en latin qu’en grec ; et à vrai dire, je ne suis même pas sûre qu’Aristote l’ait écrite textuellement, même si c’est tout à fait dans son esprit] : il semble donc qu’elle soit une production contre nature, et qu’avec le temps, de moins en moins de femmes auraient été engendrées et il y aurait eu plus d’hommes.

- Encore une citation d’Aristote [qui, dans les textes médiévaux, est rarement nommé, mais simplement appelé « Le Philosophe »] : « Natura semper desiderat quod melius est », « La nature désire toujours ce qui est meilleur ». Et, comme le sexe masculin est meilleur que le sexe féminin, la nature préférerait engendrer des hommes.

- La génération d’un mâle dépend de la vigueur de la vertu générative et de la semence : comme elles seraient de meilleure qualité à l’état de nature, on engendrerait toujours ou le plus souvent des mâles.

- La semence de l’homme l’emporte sur celle de la femme, et à l’état de nature elle serait toujours plus puissante.


On peut d’ores et déjà constater une chose, qui à elle seule est intéressante : dans l’hypothèse où la réponse serait qu’il n’y aurait pas eu un nombre égal, seul est envisagé le cas où les hommes auraient été plus nombreux que les femmes, et non l’inverse.


« Respondeo »

Après avoir exposé de manière objective ces deux séries d’arguments, Bonaventure reprend la main, avec la formule consacrée « respondeo » (« je réponds ») pour exposer l’opinion du maître. Selon lui « Si homo stetisset, aequaliter natura multiplicaret viros et mulieres », « Si l’humain était resté [au paradis], la nature aurait multiplié à parts égales les hommes et les femmes. »

Il propose deux raisons, une liée à la finalité : il faut respecter la loi du mariage, et comme on ne peut envisager d’homme sans femme ni de femme sans homme, ni de femme avec plusieurs maris ou de mari avec plusieurs femmes, il aurait bien fallu qu’il y ait eu autant de femmes que d’hommes.

L’autre raison est liée au principe biologique de la conception. Bonaventure rappelle trois hypothèses qui avaient cours pour expliquer la conception d’un homme ou d’une femme :

- les embryons placés à droite donnent des mâles et ceux à gauche des femelles,

- au moment de la relation sexuelle, si c’est la semence de l’homme qui domine, l’enfant engendré est un garçon ; si c’est la semence de la femme, c’est une fille,

- seule la qualité de la semence masculine est en cause : si elle est de bonne qualité, la coagulation de l’embryon sera solide et donnera naissance à un garçon ; si elle est faible, la coagulation sera fragile et donnera naissance à une fille.

Bonaventure avalise la 3e hypothèse, qui le relance dans trois nouvelles hypothèses pour expliquer cette diversité de la semence masculine : soit c’est en lien avec la chaleur et la vigueur du membre sexuel, soit c’est en lien avec des éléments extérieurs (alimentation et météo), soit c’est en lien avec les fantasmes des parents au moment du coït (exemple d’une femme qui a mis au monde des nains après avoir vu un nain au moment de ses relations sexuelles, ou de Jacob, dans la Bible, qui a fait faire à ses brebis des agneaux rayés en leur mettant devant les yeux des branches en formes de rayures!). Bonaventure confirme la 2e hypothèse, celle de l’influence de l’alimentation, des vents, du temps qu’il fait. Il ajoute que la volonté est primordiale, puisque quand un homme veut engendrer un mâle, cela lui donne une énergie qui contribue à la qualité de sa semence et conduit à la conception effective d’un mâle. Donc, pour revenir à la question du début, la raison dicterait d’engendrer autant de femmes que d’hommes, et donc, la volonté aidant, il y aurait bien autant de femmes que d’hommes.

Comme il ne perd pas le nord, il ne s’arrête pas là, mais revient aux quatre arguments contre du début et entreprend de les démonter un par un. Je vous fais grâce de son argumentation, un peu longue et complexe, mais elle est très soignée, reposant essentiellement sur des constats d’abus de langage et de malentendus (quand on dit telle chose, en fait, on veut dire ceci et non cela…)


Quelques objections

Après toute cette démonstration viennent encore des « dubia » (doutes, ici au sens d’objections). Je suppose, puisque ces Commentaires sont normalement le reflet de véritables cours qui ont eu lieu avec le maître, qu’il s’agit de questions soulevées par ses élèves ou de simples auditeurs (les fameuses « questions dans la salle » de nos conférences du XXIe s).

Les auditeurs lui demandent donc

- comment on peut envisager cet engendrement d’êtres humains au Paradis alors que le coït est un péché (il répond en distinguant plusieurs sortes de fautes, de gravité différente),

- si les mariages au Paradis auraient été honorables, comment il aurait été possible d’engendrer des êtres humains puisque Dieu n’a pas ordonné d’avoir des relations sexuelles (il répond que si : « Croissez et multipliez… »),

- comment le Paradis aurait pu contenir les corps de tous les élus puisqu’il n’y aurait pas eu de mort,

- comment la nature de la semence humaine peut-elle être meilleure que celle de la semence animale puisque les bébés humains ne savent pas parler ni marcher à la naissance,

- etc.


Suite à l’article précédent, une lectrice me racontait qu’elle avait à l’âge de sept ans scandalisé le curé qui lui faisait le catéchisme en lui demandant comment l’humanité avait pu naître d’un unique couple, couple dont deux garçons ont fini l’un assassiné et l’autre exilé. La religion chrétienne n’est en effet maintenant plus fondée que sur la foi : on croit ou ne croit pas, on ne cherche pas à expliquer par la raison. Mais il en allait tout autrement en ce XIIIe siècle, où théologie, philosophie et médecine se mêlaient pour expliquer la création. Pour ma part, j’apprécie qu’aujourd’hui la religion reste dans son domaine, à l’écart de la science ; j’admire néanmoins l’état d’esprit de ces hommes du XIIIe siècle pour qui toute question était recevable et discutable.

 

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