mercredi 22 avril 2020

La chambre de la comtesse


Il y avait déjà deux mois que j'avais prévu d'écrire cet article, et je ne pensais pas le publier si tôt (car j'ai toujours quelques articles écrits à l'avance et je les publie en général dans l'ordre où je les ai écrits), mais en le rédigeant, je me rends compte que cette histoire de « chambre-monde » est tout à fait d'actualité en cette période de confinement forcé, où notre chambre devient pour chacun d'entre nous notre unique horizon. Voici donc... « La chambre de la comtesse » !

Baudri de Bourgueil, a écrit vers 1099-1102 un poème adressé à la comtesse Adèle, fille de Guillaume le Conquérant. Ce poème est une description du décor (peut-être fictif ou exagéré) de la chambre de la comtesse, qui aboutit à une mini-encyclopédie en vers des savoirs de l'époque : au mur, elle a une tapisserie qui représente des scènes de la Bible, de la Mythologie, de l'Histoire romaine, et bien sûr de l'histoire de la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant, au plafond une carte du ciel, au sol une carte du monde, et autour de son lit des sculptures représentant la Philosophie, la Médecine, la Musique, etc.

Je me suis intéressée à ce texte d'abord parce que je cherchais, pour un projet dont je vous parlerai peut-être un jour, des exemples de questions qui pouvaient être posées dans les Universités françaises, et précisément plusieurs de ces questions sont énumérées dans chaque domaine.
D'autre part, les questions concernant la médecine m'ont évidemment un peu plus intéressée que les autres. Comme il n'y en a que sept et qu'elles sont très courtes, je vais les partager avec vous et vous les traduire. Je trouve que c'est intéressant, parce que cela nous donne une image concentrée et instantanée de ce qu'étaient des exemples typiques de questions médicales à la fin du XIe siècle, du point de vue de quelqu'un qui n'était pas médecin, mais qui avait une culture générale :
- Cur homo sit calvus, cur non sit femina calva = Pourquoi l'homme est chauve, pourquoi la femme n'est pas chauve
- Cur homo barbatus, imberbis femina cur sit = Pourquoi l'homme est barbu, pourquoi la femme est imberbe
- Cur non gignat homo, femina concipiat = Pourquoi l'homme ne met pas au monde, et que la femme conçoit
- Quid potius placet matrices, quidve molestat = Qu'est-ce qui plaît le plus aux matrices, et qu'est-ce qui leur est désagréable
- Cur mulier neque vir voce sonet gracile = Pourquoi la femme et non l'homme a une voix qui sonne aigü
- Quam reliquus corpus cur cor prius effigiatur = Pourquoi le cœur est-il plus représenté que le reste du corps
- Cur homo fervidior, femina frigidior = Pourquoi l'homme est plus chaud, la femme plus froide

Quelques remarques de langue, d'abord. S'il n'y a pas de points d'interrogation et que les verbes latins sont au subjonctif, c'est qu'il s'agit en réalité de questions au style indirect. Même si cette litanie de questions n'est pas précédée d'un verbe introducteur de parole, il faut effectivement sous-entendre quelque chose comme « On se demandera... »
Vous aurez remarqué, et cette remarque linguistique est aussi une remarque anthropologique, que le mot latin pour « homme » est presque partout homo, qui normalement signifie en latin « être humain », et non pas vir (il y a une seule exception, où vir ne s'oppose d'ailleurs pas à femina, mais à mulier (les deux signifiant « femme »), ce qui mériterait toute une enquête linguistique, mais cela dépasse mes compétences). Je fais l'hypothèse que nous voyons ici en latin médiéval la même évolution qui existe aujourd'hui en français, où le même mot « homme » peut signifier selon le contexte soit « être humain », soit « personne de sexe masculin ».

Venons-en maintenant au contenu des questions. Cinq questions sur sept sont des questions de genre et une sixième concerne un organe féminin (la matrice, c'est-à-dire l'utérus). Pourquoi une telle sur-représentation ? Je ne sais pas. Peut-être un intérêt particulier de Baudri. Peut-être (et l'hypothèse serait séduisante) parce que la destinataire du texte est une femme et que Baudri a pensé que cela l'intéresserait plus. N'oublions pas, cependant, que ces questions étaient effectivement largement posées dans les traités de médecine et débattues dans les écoles de médecine et les universités.
On y retrouve d'ailleurs des sujets que j'ai déjà abordés dans ce blog. Ainsi la question de la femme plus froide ou plus chaude que l'homme, à laquelle j'avais consacrée un article entier en commentant un chapitre de Plutarque sur cette question : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html.
La question sur les hommes barbus et les femmes imberbes est en lien avec les menstrues, on n'y échappe pas ! Je pense vous avoir déjà expliqué que selon certaines théories médicales de l'Antiquité et du Moyen Âge, les femmes expurgeaient leurs humeurs toxiques grâce aux menstrues, et les hommes grâce aux poils. Je n'ai pas encore eu l'occasion de rencontrer le sujet de la calvitie plus masculine que féminine, mais il est probable qu'on l'expliquait aussi par l'équilibre des humeurs…
La question sur le fait que la femme met au monde et non l'homme est poignante durant toute l'Antiquité et le Moyen Âge, ainsi que d'autres époques… J'ai même lu quelque part (je ne sais plus où) une hypothèse anthropologique pour expliquer le patriarcat par une jalousie des hommes face au pouvoir incroyable des femmes de donner la vie et par une volonté de contre-balancer ce pouvoir naturel par un pouvoir artificiel… C'est peut-être exagéré, peut-être pas. Il est certain en tout cas que l'apparition de la vie à l'intérieur du corps d'un autre être vivant est une chose totalement fascinante, et l'on comprend que les êtres humains de la moitié de l'Humanité qui n'aura jamais accès à ce phénomène puissent en être intrigués, fascinés, malheureux, furieux, jaloux… J'avais collecté dans un précédent article de jolies petites bribes de sensibilité entre hommes et femmes du Moyen Âge dans leur correspondance à propos des douleurs de l'accouchement : https://cheminsantiques.blogspot.com/search?q=accouchement.

Mais revenons au principe général du poème de Baudri de Bourgueil : j'adore l'idée de partir d'une chambre comme point de départ pour exposer tous les savoirs connus. Que cette chambre soit réelle ou imaginaire, peu importe. D'ailleurs, la chambre au Moyen Âge n'était pas qu'une chambre à coucher. Je suis justement en train de lire l'excellent livre de Chiara Frugoni, Vivre en famille au Moyen Âge, Paris, Belles Lettres, 2018 : elle y explique bien que la chambre est une pièce polyvalente, qui peut se transformer en bureau, en salle de réception, voire en salle à manger ; tout simplement parce que c'était souvent la seule pièce bien chauffée de la demeure. Il est probable que la comtesse Adèle était suffisamment riche et cultivée pour avoir les moyens d'une chambre somptueusement et savamment décorée. Cependant, bien sûr, le poète a enjolivé la chambre réelle, en faisant par exemple de la tapisserie une tapisserie brodée uniquement de fils d'or et d'argent, comme il a enjolivé les savoirs encyclopédiques en les mettant en vers. Je me dis que ça pourrait être une contrainte d'écriture : uniquement à partir des objets qui sont dans une chambre (ou une autre pièce), écrire une encyclopédie…
Je n'ai pas lu le célèbre Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre. Je viens juste d'y jeter un coup d’œil pour l'occasion. Le principe n'est pas très éloigné de celui de Baudri de Bougueil, mais – Romantisme oblige – on est plus dans le verbiage, et les considérations autobiographiques. Baudri est plus radical, plus somptueux : il part d'une chambre pour aborder le monde entier, l'ensemble des connaissances connues ! D'autre part cette chambre n'est pas la sienne, elle est celle de sa destinataire. Il lui offre en quelque sorte une chambre imaginaire, une chambre magique, qui lui permettra désormais de voyager dans le monde entier et de voyager dans le temps, par le biais d'un véhicule efficace : la poésie.
Il a d'ailleurs parfaitement conscience du somptueux cadeau qu'il offre à sa destinataire, car il conclut son poème en l'exhortant à offrir une cape et même une tunique à ce poème qui s'en vient tout nu puisqu'il a été écrit par un poète tout nu ; et il poursuit ainsi par d'habiles formules qui font à la fois l'éloge de la comtesse Adèle et l'éloge de son propre talent à lui !

Pour vous parler de ce poème, je me suis en partie appuyée sur un article de Jean-Yves Tilliette, « La chambre de la comtesse Adèle : savoir scientifique et technique littéraire dans le c. CXCVI de Baudri de Bourgueil », in Romania, t. 102, 1981, p. 145-171. Article lisible en ligne ici  : https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1981_num_102_406_2060.
Le texte complet en latin du poème est publié par Léopold Delisle, « Poème adressé à Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, par Baudri, abbé de Bourgueil », in Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 3e s., 8, 1871, p. 187-224. Ouvrage lisible en ligne ici : https://archive.org/stream/mmoires21normgoog#page/n6/mode/2up (allez directement à la page 187, c'est-à-dire la vue n°380 sur archive.org).

Pour conclure cet article, comme je l'ai introduit, sur notre actualité d'avril 2020, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter d'être confiné dans une aussi belle chambre que celle de la comtesse Adèle. Et si votre véritable chambre n'est pas aussi belle, je vous souhaite d'avoir le talent de Baudri pour vous en créer une imaginaire.


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mercredi 1 avril 2020

Hercule et l'embryologie médiévale



Aujourd'hui, j'ai cueilli pour vous un ouvrage tout à fait singulier. Il s'agit de De Laboribus Herculis de Coluccio Salutati, dont les manuscrits datent de 1383 et 1391. Coluccio Salutati était un humaniste de Florence. La page Wikipédia qui lui est consacrée nous apprend sur lui trois choses qui me réjouissent :
- Un de ses ennemis politiques affirmait qu'une lettre de lui pourrait « causer plus de dégâts qu'un millier de cavaliers florentins ».
- C'est à lui que l'on doit la redécouverte des lettres de Cicéron à ses amis.
- C'est à lui que l'on doit l'invention du point d'exclamation et des parenthèses.

Le De laboribus Herculis est censé être un ouvrage consacré à Hercule. Le titre se traduit par « Les travaux d'Hercule ». Cependant, le lecteur impatient de découvrir les travaux d'Hercule risque d'être déçu ! En effet, le livre I est une sorte d'introduction consacrée à la poésie en général. Le livre II semble lui aussi totalement hors sujet puisqu'il traite de la conception et de la naissance en général, d'un point de vue médical ; ce n'est qu'à la fin qu'il se concentre plus en particulier sur la conception et la naissance d'Hercule. Le livre III continue encore un peu sur la conception et la naissance d'Hercule, puis aborde enfin ses travaux, non pas les douze canoniques, mais tous ceux que Coluccio Salutati a pu répertorier, qui se montent à trente et un travaux ! Le livre IV, lui, est consacré exclusivement à la descente aux Enfers d'Hercule.
Le passage qui m'intéresse se trouve à la fin du livre II. Après avoir rappelé dans les chapitres 8 et 9 les principes médicaux de la conception et notamment le rôle qu'y joue le sang menstruel pris comme une semence féminine (rôle que j'ai déjà abordé dans de précédents articles, notamment : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html), Coluccio Salutati se lance dans une entreprise totalement originale, dont je n'ai jamais vu d'autres exemples.
En effet, il explique le mythe de la conception et de la naissance d'Hercule comme une sorte de « mythe médical » (je ne vois pas comment appeler cela autrement!), donnant à chaque élément de la légende une explication biologique tirée d'une étymologie totalement fantaisiste des noms propres de personnes et de lieux ! La légende d'Hercule est donc interprétée par Coluccio Salutati comme une sorte de code qui donne les clés des connaissances en embryologie !
Il commence par le nom d'Amphitryon, le père d'Hercule (si l'on ne considère pas qu'Hercule est le fils de Jupiter, et je ne crois pas que Coluccio propose cette version ; j'avoue qu'il écrit dans un latin difficile et qu'une lecture rapide ne m'a pas permis de tout comprendre). Coluccio traduit le grec « amphi » (qu'il écrit d'ailleurs « amphy ») par « circum » (« autour de »). On le suit moins pour la deuxième partie du nom, selon lui « etheron », qu'il traduit par « diversum » (« divers »). Il en déduit donc que le nom d' « Amphitryon » signifie « in circuitu varium et diversum » (« dans un circuit varié et divers ») et que cela désigne le corps humain !
On passe ensuite au nom d'Alcmène, et là, pour ma plus grande joie de chercheuse, il est question des menstrues ! Il traduit avec justesse « alce » par « virtus » (« vaillance » ou « force ») ; pour « mene » (qui peut signifier « mois » en grec), il propose « defectus », que l'on pourrait traduire par « déclin mensuel » (le mot est notamment utilisé pour la lune décroissante). Et qu'est-ce que cette « force du déclin mensuel », si ce n'est le sang menstruel qui est en même temps la semence féminine ? Donc « Alcmène » signifie « sang menstruel et semence féminine » !!! Coluccio le dit explicitement en tirant brillamment la conclusion que « Amphitryon a fait Hercule avec Alcmène » signifie « Le corps humain a fait Hercule avec du sang menstruel et de la semence féminine »
Hic igitur Amphytrion coniungitur cum Alchmena, que ab “alce”, quod est “virtus”, et “mene”, quod est “defectus”, dicta est, hoc est cum sanguine menstruo atque semine muliebri.
Comme si cela ne suffisait pas, il en rajoute. Plaute (auteur latin du IIe siècle av. JC) dit dans sa pièce Amphitryon que ce roi était allé combattre les Teleboens. Coluccio prétend que ce nom (qu'il écrit avec un « h » : « Theleboes ») est apparenté au grec « thelete » qui signifie « purgationes », (« purgations » ; je n'ai trouvé aucune racine grecque, ni thelete, ni telethe, ni telete, qui évoque l'idée de purgation). Il poursuit donc sa démonstration : « Amphitryon est allé combattre les Teleboens » signifie que le corps humain a lutté contre la purgation des semences et des sangs menstruels (il met tout au pluriel) :
Que quoniam suam faciunt resistentiam, finxit Plautus Amphytrionem, Alchmene maritum, ad pugnam cum Thelobois iussu Creontis, Thebarum principis, accessisse. “Thelete” quidem Grece, “purgationes” dicte sunt Latine. Constat autem tam spermata quam sanguines menstruos ad purgationem sine dubio pertinere.
Et il continue :
Premittuntur autem oratores ad Theloboos qui repetant ablata, hoc est inquirant an premissum et captivum semen orificio matricis assumptum remittere sint parati.
« Des ambassadeurs sont envoyés aux Teleboens qui vont rechercher les choses qu'on leur a prises, cela signifie qu'ils ont demandé s'ils étaient prêts à rendre la semence envoyée et fait prisonnière, que s'était approprié l'orifice de la matrice. »
C'est un peu confus, mais je comprends que les purgations menstruelles se plaignent que le corps a gardé pour lui ce mois-ci la semence (qui est en même temps le sang menstruel) prisonnière dans la matrice, et qu'elles ne pourront donc pas faire leur office et couler comme chaque mois.

Je ne crois pas qu'il existe d'autre cas où la conception est expliquée ainsi comme des mouvements militaires de troupes adverses ! À part, bien sûr, dans des documentaires pour enfants des XXe et XXIe siècles, comme les dessins animés de « Il était une fois l'homme » !


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Références : le texte latin du De laboribus Herculis est entièrement publié ici : https://www.mlat.uzh.ch/browser?text=13031
d'après les éditions suivantes :
Salutati Coluccio, De laboribus Herculis, éd. B. L. Ullman, Zürich, Artemis-Verlag, 1951.
et
Salutati Coluccio, De laboribus Herculis, Roma, Biblioteca Italiana, 2003.


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