Il y avait déjà deux mois que j'avais prévu d'écrire cet article,
et je ne pensais pas le publier si tôt (car j'ai toujours quelques
articles écrits à l'avance et je les publie en général dans
l'ordre où je les ai écrits), mais en le rédigeant, je me rends
compte que cette histoire de « chambre-monde » est tout à
fait d'actualité en cette période de confinement forcé, où notre
chambre devient pour chacun d'entre nous notre unique horizon. Voici
donc... « La chambre de la comtesse » !
Baudri de Bourgueil, a écrit vers 1099-1102 un poème adressé à la
comtesse Adèle, fille de Guillaume le Conquérant. Ce poème est une
description du décor (peut-être fictif ou exagéré) de la chambre
de la comtesse, qui aboutit à une mini-encyclopédie en vers des
savoirs de l'époque : au mur, elle a une tapisserie qui représente des scènes de la Bible, de la Mythologie, de l'Histoire romaine, et
bien sûr de l'histoire de la conquête de l'Angleterre par Guillaume
le Conquérant, au plafond une carte du ciel, au sol une carte du
monde, et autour de son lit des sculptures représentant la
Philosophie, la Médecine, la Musique, etc.
Je me suis intéressée à ce texte d'abord parce que je cherchais,
pour un projet dont je vous parlerai peut-être un jour, des exemples
de questions qui pouvaient être posées dans les Universités
françaises, et précisément plusieurs de ces questions sont
énumérées dans chaque domaine.
D'autre part, les questions concernant la médecine m'ont évidemment
un peu plus intéressée que les autres. Comme il n'y en a que sept
et qu'elles sont très courtes, je vais les partager avec vous et
vous les traduire. Je trouve que c'est intéressant, parce que cela
nous donne une image concentrée et instantanée de ce qu'étaient des
exemples typiques de questions médicales à la fin du XIe siècle,
du point de vue de quelqu'un qui n'était pas médecin, mais qui
avait une culture générale :
- Cur homo sit calvus, cur non sit femina calva = Pourquoi l'homme
est chauve, pourquoi la femme n'est pas chauve
- Cur homo barbatus, imberbis femina cur sit = Pourquoi l'homme est
barbu, pourquoi la femme est imberbe
- Cur non gignat homo, femina concipiat = Pourquoi l'homme ne met pas
au monde, et que la femme conçoit
- Quid potius placet matrices, quidve molestat = Qu'est-ce qui plaît
le plus aux matrices, et qu'est-ce qui leur est désagréable
- Cur mulier neque vir voce sonet gracile = Pourquoi la femme et non
l'homme a une voix qui sonne aigü
- Quam reliquus corpus cur cor prius effigiatur = Pourquoi le cœur
est-il plus représenté que le reste du corps
- Cur homo fervidior, femina frigidior = Pourquoi l'homme est plus
chaud, la femme plus froide
Quelques remarques de langue, d'abord. S'il n'y a pas de points
d'interrogation et que les verbes latins sont au subjonctif, c'est
qu'il s'agit en réalité de questions au style indirect. Même si
cette litanie de questions n'est pas précédée d'un verbe
introducteur de parole, il faut effectivement sous-entendre quelque
chose comme « On se demandera... »
Vous aurez remarqué, et cette remarque linguistique est aussi une
remarque anthropologique, que le mot latin pour « homme »
est presque partout homo, qui normalement signifie en latin « être
humain », et non pas vir (il y a une seule exception, où vir
ne s'oppose d'ailleurs pas à femina, mais à mulier (les deux
signifiant « femme »), ce qui mériterait toute une enquête
linguistique, mais cela dépasse mes compétences). Je fais
l'hypothèse que nous voyons ici en latin médiéval la même
évolution qui existe aujourd'hui en français, où le même mot
« homme » peut signifier selon le contexte soit « être
humain », soit « personne de sexe masculin ».
Venons-en maintenant au contenu des questions. Cinq questions sur
sept sont des questions de genre et une sixième concerne un organe
féminin (la matrice, c'est-à-dire l'utérus). Pourquoi une telle
sur-représentation ? Je ne sais pas. Peut-être un intérêt
particulier de Baudri. Peut-être (et l'hypothèse serait séduisante)
parce que la destinataire du texte est une femme et que Baudri a
pensé que cela l'intéresserait plus. N'oublions pas, cependant, que
ces questions étaient effectivement largement posées dans les
traités de médecine et débattues dans les écoles de médecine et les universités.
On y retrouve d'ailleurs des sujets que j'ai déjà abordés dans ce
blog. Ainsi la question de la femme plus froide ou plus chaude que
l'homme, à laquelle j'avais consacrée un article entier en
commentant un chapitre de Plutarque sur cette question :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html.
La question sur les hommes barbus et les femmes imberbes est en lien
avec les menstrues, on n'y échappe pas ! Je pense vous avoir
déjà expliqué que selon certaines théories médicales de
l'Antiquité et du Moyen Âge, les femmes expurgeaient leurs humeurs
toxiques grâce aux menstrues, et les hommes grâce aux poils. Je
n'ai pas encore eu l'occasion de rencontrer le sujet de la calvitie
plus masculine que féminine, mais il est probable qu'on l'expliquait
aussi par l'équilibre des humeurs…
La question sur le fait que la femme met au monde et non l'homme est
poignante durant toute l'Antiquité et le Moyen Âge, ainsi que
d'autres époques… J'ai même lu quelque part (je ne sais plus où)
une hypothèse anthropologique pour expliquer le patriarcat par une
jalousie des hommes face au pouvoir incroyable des femmes de donner
la vie et par une volonté de contre-balancer ce pouvoir naturel par
un pouvoir artificiel… C'est peut-être exagéré, peut-être pas.
Il est certain en tout cas que l'apparition de la vie à l'intérieur
du corps d'un autre être vivant est une chose totalement fascinante,
et l'on comprend que les êtres humains de la moitié de l'Humanité
qui n'aura jamais accès à ce phénomène puissent en être
intrigués, fascinés, malheureux, furieux, jaloux… J'avais
collecté dans un précédent article de jolies petites bribes de
sensibilité entre hommes et femmes du Moyen Âge dans leur
correspondance à propos des douleurs de l'accouchement :
https://cheminsantiques.blogspot.com/search?q=accouchement.
Mais revenons au principe général du poème de Baudri de
Bourgueil : j'adore l'idée de partir d'une chambre comme point
de départ pour exposer tous les savoirs connus. Que cette chambre
soit réelle ou imaginaire, peu importe. D'ailleurs, la chambre au
Moyen Âge n'était pas qu'une chambre à coucher. Je suis justement
en train de lire l'excellent livre de Chiara Frugoni, Vivre en
famille au Moyen Âge, Paris, Belles Lettres, 2018 : elle y
explique bien que la chambre est une pièce polyvalente, qui peut se
transformer en bureau, en salle de réception, voire en salle à
manger ; tout simplement parce que c'était souvent la seule
pièce bien chauffée de la demeure. Il est probable que la comtesse
Adèle était suffisamment riche et cultivée pour avoir les moyens
d'une chambre somptueusement et savamment décorée. Cependant, bien
sûr, le poète a enjolivé la chambre réelle, en faisant par
exemple de la tapisserie une tapisserie brodée uniquement de fils
d'or et d'argent, comme il a enjolivé les savoirs encyclopédiques
en les mettant en vers. Je me dis que ça pourrait être une
contrainte d'écriture : uniquement à partir des objets qui
sont dans une chambre (ou une autre pièce), écrire une
encyclopédie…
Je n'ai pas lu le célèbre Voyage autour de ma chambre de Xavier de
Maistre. Je viens juste d'y jeter un coup d’œil pour l'occasion.
Le principe n'est pas très éloigné de celui de Baudri de Bougueil,
mais – Romantisme oblige – on est plus dans le verbiage, et les
considérations autobiographiques. Baudri est plus radical, plus
somptueux : il part d'une chambre pour aborder le monde entier,
l'ensemble des connaissances connues ! D'autre part cette
chambre n'est pas la sienne, elle est celle de sa destinataire. Il
lui offre en quelque sorte une chambre imaginaire, une chambre
magique, qui lui permettra désormais de voyager dans le monde entier
et de voyager dans le temps, par le biais d'un véhicule efficace :
la poésie.
Il a d'ailleurs parfaitement conscience du somptueux cadeau qu'il
offre à sa destinataire, car il conclut son poème en l'exhortant à
offrir une cape et même une tunique à ce poème qui s'en vient tout
nu puisqu'il a été écrit par un poète tout nu ; et il
poursuit ainsi par d'habiles formules qui font à la fois l'éloge de
la comtesse Adèle et l'éloge de son propre talent à lui !
Pour vous parler de ce poème, je me suis en partie appuyée sur un
article de Jean-Yves Tilliette, « La chambre de la comtesse
Adèle : savoir scientifique et technique littéraire dans le c.
CXCVI de Baudri de Bourgueil », in Romania, t. 102, 1981, p.
145-171. Article lisible en ligne ici :
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1981_num_102_406_2060.
Le texte complet en latin du poème est publié par Léopold Delisle,
« Poème adressé à Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, par
Baudri, abbé de Bourgueil », in Mémoires de la Société des
antiquaires de Normandie, 3e s., 8, 1871, p. 187-224. Ouvrage lisible
en ligne ici :
https://archive.org/stream/mmoires21normgoog#page/n6/mode/2up
(allez directement à la page 187, c'est-à-dire la vue n°380 sur
archive.org).
Pour conclure cet article, comme je l'ai introduit, sur notre
actualité d'avril 2020, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter
d'être confiné dans une aussi belle chambre que celle de la
comtesse Adèle. Et si votre véritable chambre n'est pas aussi
belle, je vous souhaite d'avoir le talent de Baudri pour vous en
créer une imaginaire.
*
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