mercredi 6 mai 2020

Promenade menstruelle dans un traité italien de médecine du XIIe siècle

Le De aegritudinum curatione tractatus (« Traité du soin des maladies ») est un traité de médecine anonyme écrit à Salerne en Italie (la première école de médecine de l'Occident médiéval) au XIIe siècle. C'est une compilation de traités antérieurs, avec quelques variantes et ajouts, ce qui fait qu'il offre un assez large panorama de la médecine de Salerne au XIIe siècle. On le trouve édité dans la colossale somme en cinq volumes de Salvatore de Renzi, où il occupe environ trois cent pages du deuxième volume :
Renzi Salvatore de (éd.), Collectio salernitana, ossia Documenti inediti, e trattati di medicina appartenenti alla Scuola medica salernitana, Napoli, Filiatre-Sebezio, vol. 2, 1854, p. 81-386 (consultable en ligne ici : https://archive.org/details/BIUSante_34887x02).
Il s'agit d'un traité complet de toutes les maladies et affections a capite ad calcem, comme on disait alors (en latin), c'est-à-dire « de la tête au talon ». Vous pouvez juger de cet ordre en regardant la table des matières qu'en établit Renzi aux pages 52 à 56 de l'édition citée ci-dessus : même si vous ne savez pas le latin, vous reconnaîtrez aisément les noms de certaines parties du corps et constaterez que l'auteur procède de haut en bas. Certaines maladies générales (frénésie, léthargie, apoplexie, paralysie, mélancolie, etc.) sont traitées au tout début, avant les chapitres sur les cheveux.
Je vous avoue que je n'ai pas lu la totalité des trois cent pages (en latin !), mais je me suis concentrée sur les passages sur les menstrues. Il y en a énormément, et même sur ce sujet précis je ne vous parlerai pas de tout : l'auteur les aborde à plusieurs reprises dans des chapitres dédiés à d'autres affections, et enfin leur consacre plusieurs chapitres spécifiques vers la fin du traité (si vous avez compris l'ordre, il n'y a ensuite plus que les maladies liées aux jambes et aux pieds…) Fidèle à ma manière de faire dans ce blog, je vous propose de me suivre dans mon cheminement dans ce traité et de faire en ma compagnie une « promenade menstruelle », en ne suivant que les sentiers qui m'ont plu, surprise ou intéressée.

- Les menstrues sont abordées dans le chapitre consacré à la mélancolie. Je rappelle pour ceux qui l'ignoreraient que, depuis Hippocrate (médecin grec du Ve s. av. JC) et jusqu'au début du XVIIIe siècle, la médecine occidentale repose sur l'idée que la santé du corps humain dépend de l'équilibre entre quatre « humeurs » (il s'agit de liquides corporels, mais ils gouvernent aussi nos « humeurs » au sens actuel du terme) : le sang, la bile (ou bile jaune ou colère / cholère / cholera), la bile noire (ou atrabile ou mélancolie), le flegme (/ flemme, ou lymphe). Chaque être humain a une humeur en un peu plus grande quantité que les trois autres, c'est ainsi que nous sommes sanguin, colérique, mélancolique (ou atrabilaire), flegmatique (ou lymphatique). Tout cela est resté dans notre langage courant pour qualifier des caractères. Mais cela concernait aussi les affections physiques. On soignait différemment un sanguin ou un flegmatique, puisqu'il fallait au maximum atteindre l'équilibre des quatre humeurs pour être en bonne santé. Quand une humeur l'emportait trop sur les autres, cela engendrait une maladie. C'est pourquoi la mélancolie est traitée ici parmi les maladies. Mais la définition en était visiblement plus large qu'un simple excès de l'humeur appelée « mélancolie ». En effet, l'auteur lui assigne différentes causes : chez certains elle est bien due à un excès de mélancolie, mais chez d'autres à un excès de colère ou à un excès de sang (ne me demandez pas pourquoi l'excès de flegme est le seul à ne pas être cause de mélancolie). 
Pour ceux chez qui elle est due au sang, cela peut-être causé par une rétention de sang, par les narines ou les hémorroïdes, ou par les menstrues chez les femmes. Nous y voilà ! Vous voyez bien la logique : si une femme n'avait pas ses menstrues en temps normal ou en très petite quantité, on pensait que le sang menstruel était bien produit, mais restait dans le corps, d'où l'excès de sang. Mais… qu'est-ce que c'est que cette histoire de narines et d'hémorroïdes, vous demandez-vous ? Eh bien, les médecins anciens ont trouvé tellement cohérent par rapport à la théorie des humeurs le principe de la purgation menstruelle chez les femmes, qu'ils se sont dit qu'il devait bien y avoir un équivalent masculin pour que les hommes puissent eux aussi purger leurs excès de sang de manière naturelle. Et les saignements de nez et les hémorroïdes leur ont semblé remplir parfaitement cet office. C'est pourquoi on les voit fréquemment associés aux menstrues dans les traités de médecine, et pourquoi ces affections sont parfois indiquées comme spécifiquement masculines pour faire pendant aux menstrues féminines.
Alors, pour traiter l'excès de sang ? Oh, très simple, une bonne petite saignée (si vous êtes spectateur de Molière, vous comprenez maintenant cette omniprésence des saignées encore dans la médecine du XVIIe siècle) : par la veine du front si c'est une rétention du sang des narines ou par la veine saphène si c'est une rétention de menstrues. Pour faire saigner le nez, on peut aussi introduire dans les narines une soie de porc. L'auteur recommande également des remèdes avec des boissons purgatives ou avec une diète spécifique.

- Un autre chapitre passionnant où il est question des menstrues indirectement est celui consacré aux lentigines ou lentigo. Ce sont des affections de la peau se manifestant par des taches rougeâtres ou brunâtres surtout sur les parties du corps les plus exposées au soleil, le visage et les mains. Elles surviennent en général à partir d'un certain âge d'où leur nom courant de « taches de vieillesse ». À noter cependant que ce terme désignait visiblement au Moyen Âge d'autres affections dermatologiques, car l'auteur du De aegritudinum curatione tractatus dit que cela arrive plus pendant l'enfance. Il propose bien parmi les causes possibles les « ardeurs du soleil » (solis ardores), mais aussi une autre cause, surprenante pour nous :
« Aliquando puellis contingunt, cum menstrua melancolica non per locum suum exeunt, sed ut egrediantur per totum corpus se dispergunt. »
« Quelquefois elles arrivent aux jeunes filles, lorsque les menstrues mélancoliques ne sortent pas par le lieu prévu, mais, comme si elles débordaient, se répandent dans tout le corps. »
Si vous avez lu les précédents articles de ce blog, vous aurez vu que le sang menstruel était en cause dans les maladies infantiles causant des boutons et des plaques rouges, parce qu'on pensait que cela était dû à un excès mal purgé du sang menstruel de la mère, transmis à l'enfant au moment de la conception, dans la nourriture apportée au fœtus et dans le lait donné au nouveau-né. Ici, ce n'est pas exactement la même chose, puisque le sang menstruel en cause n'est pas celui de la mère, mais le propre sang d'une jeune fille. On n'est plus dans le cadre des maladies infantiles et pas encore dans celui des taches de vieillesse. Faut-il y voir des taches liées à l'acné ou des taches de rousseur qui chez certains (certaines en l'occurrence) se développent plus à l'adolescence ? Peu importe, ce qui me passionne ici c'est de voir que pour les médecins du Moyen Âge, le sang menstruel était loin de se limiter à ce qui sort tous les mois de la vulve des femmes.

- Les chapitres spécifiquement consacrés aux menstrues occupent les pages 331 à 338 de l'édition de Renzi (et on en parle encore beaucoup dans les pages suivantes consacrées aux affections de la matrice et au système génital féminin en général). L'auteur fournit une quantité incroyable de recettes pour faire venir les menstrues en cas de rétention ou pour les freiner en cas de flux trop abondant. Les remèdes se présentent comme des infusions à boire, des bains dans lesquels ont infusé les ingrédients, des emplâtres à poser sur le ventre ou sur le pubis, des suppositoires, des pilules à introduire dans le vagin, ou des pessaires. Le pessaire est un objet imbibé du remède, que l'on introduit dans le vagin puis dont on le retire. Il peut être confectionné à base de flocons de laine ou d'un sachet de lin fin empli de farine. L'auteur précise qu'il doit être « en forme de doigt » ou « en forme de priape ».
Ce mot « priape » pris comme nom commun désigne un phallus, en référence au dieu antique Priape toujours représenté en érection. Je voudrais m'arrêter un instant sur ces pessaires. Certains pourraient penser que ce sont des équivalents de nos tampons menstruels actuels. On lit beaucoup sur internet dans de mauvais articles de vulgarisation que les femmes de l'Antiquité utilisaient des tampons en laine. Il n'en est pas question dans les sources grecques et latines en tout cas (j'ose moins m'avancer sur les sources égyptiennes, puisque l’Égypte antique est souvent citée sur ce point). Je pense que c'est une mauvaise interprétation de sources médicales évoquant précisément des pessaires. Bien sûr, il est séduisant d'imaginer que des objets en laine absorbants que l'on s'introduisait dans le vagin aient pu être utilisés comme tampons, mais cet usage n'est jamais mentionné dans les sources, alors ne nous emballons pas ! D'après Sara Read, dans son ouvrage Menstruation and the Female Body in Early Modern England, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, il est parfois question au XVIIe siècle de papier ou d'éponge que l'on s'introduirait dans le vagin, mais cela concernerait uniquement les prostituées qui doivent faire l'amour pendant leurs règles.
D'autres encore, émoustillés, par l'expression « en forme de priape », pourraient y voire des sortes de sex-toys. Alors… non ! Ce n'était certainement pas plus agréable de s'enfiler ces fameux pessaires dans le vagin que ce ne l'est aujourd'hui avec les tampons. N'en déplaisent à certains intégristes religieux d'aujourd'hui qui, paraît-il, déconseillent l'usage des tampons sous prétexte que la femme pourrait y trouver du plaisir. Outre le fait que je ne vois vraiment pas où est le problème à se faire plaisir, sachez, messieurs, que non, il ne suffit pas qu'on nous enfile quelque chose dans le vagin pour que nous y trouvions du plaisir !

- Si les dispositifs médicaux n'apportaient donc certainement pas de plaisir vénérien, c'est en revanche l'inverse qui est vrai. Le coït n'était paspas seulement du moins – un moment joyeux de plaisir partagé, mais aussi un traitement médical. Il était censé favoriser la venue des menstrues : aussi, en cas de rétention de menstrues, le coït est conseillé dans notre traité comme la dernière étape d'une série de recommandations pour les faire venir.

- À propos d'une affection des menstrues qui se manifeste par le fait que la matière des menstrues est d'une couleur jaune, l'auteur précise : « ce qui se voit mieux sur un pannus albus ». Chouette ! Encore une petite trouvaille pour ma piste de recherche qui me tient le plus à cœur, celle de savoir comment les femmes se protégeaient des écoulements et taches de sang menstruel. Le mot pannus indique une bande de tissu, une serviette, et albus signifie « blanc ». Ce qui prouve d'une part qu'un tel pannus comme protection menstruelle existait au XIIe siècle à Salerne, d'autre part que toutes les femmes ne l'utilisaient pas forcément ou n'en utilisaient pas forcément un bien blanc, puisque l'auteur prend la peine de le préciser.

- J'ai eu le plaisir de voir mentionner à plusieurs reprises, dans la composition des recettes destinées à freiner un flux menstruel trop abondant, du « sang de dragon ». Si vous suivez mes articles, vous savez que le thème du sang de dracon est cher à mon cœur. Ce que les traités médicaux du Moyen Âge nommaient sanguis draconis (« sang de dragon ») était en réalité issu de plantes, la plus connue étant le dracaena draco, une sorte de palmier originaire des Canaries, dont la résine prend en séchant une teinte rouge sang, mais on a dénombré une dizaine de plantes dont des éléments servaient de base à des produits vendus par les apothicaires sous le nom de « sang de dragon » ou « sandragon ». Outre les Canaries, leur origine était en Inde ou en Amérique du Sud. À l'arrivée, ni les utilisateurs ni même les apothicaires ne connaissaient l'origine réelle du produit : ils croyaient sincèrement à du sang de dragon. Or ses propriétés supposées ne venaient visiblement pas d'expériences sur le produit réel, mais du symbolisme du sang, et surtout de celui du dragon, un animal puissant qui donnait l'idée de maîtrise : arrêter ou lâcher le flux sanguin, durcir les matières molles et liquéfier les matières dures. Voilà pourquoi il est recommandé pour arrêter les hémorragies, qu'elles soient menstruelles ou non.

- Autre remède pour diminuer le flux menstruel : poser une ventouse sur les seins. Je vous sens perplexes ! Ah mais oui, il faut suivre. J'ai déjà expliqué dans ce blog que le sang menstruel se transformait entre autres en lait. On pensait donc qu'il y avait une veine qui menait directement de l'utérus aux seins et qui y conduisait le sang menstruel. Alors, vous voyez le raisonnement : la ventouse attire le sang vers les seins, et celui-ci coule donc moins par la vulve. Hippocrate donnait d'ailleurs déjà dix-sept siècles plus tôt le même conseil.

Après la partie sur les menstrues viennent quelques conseils pratiques de gynécologie dont certains peuvent surprendre pour un texte du XIIe siècle dans une Europe entièrement régie par la morale chrétienne.

- On y trouve en effet des recettes pour resserrer la vulve d'une fille déflorée et la rendre comme une vulve de vierge ! Pour celles qui seraient intéressées, il faut cuire de l'écorce interne de chêne dans du vin et en faire un bain dans lequel on doit s'étendre jambes écartées et laver sa vulve avec la préparation ; une autre recette utilise une poule cuite dans du vinaigre…

- Autre conseil surprenant : celui permettant de confectionner des contraceptifs. Là encore la morale chrétienne l'interdisait. Mais ce n'est pas cela qui m'a le plus surprise : c'est que ces conseils sont bien plus magiques que médicaux. On peut par exemple utiliser de la jusquiame écrasée dans du lait que l'on devra porter dans une peau de cerf suspendue au cou ; ou encore une noisette perforée et remplie de vif-argent que l'on devra porter au bras gauche. Mais ma recette préférée est celle qui contient du sang menstruel comme ingrédient :
« Ut mulier non concipiat per quot annos volueris accipe tot gramina seminis miristice, quibus tinctis in ejus menstruis et postea ablutis dabis bibere cum vino. »
« Pour qu'une femme ne conçoive pas pendant un certain nombre d'années, prends autant de noix de muscade que d'années pendant lesquelles tu ne veux pas qu'elle conçoive, après les avoir teintes de ses menstrues et une fois qu'elles seront imbibées, tu lui donneras à boire avec du vin. »

- Je terminerai par un conseil qui est dans la même partie et où il n'est pas question de menstrues, mais qui m'a amusée. Il s'agit du conseil à suivre pour engendrer un garçon. Bien sûr, il n'y a pas de conseil pour engendrer une fille (pour tout un tas de raisons culturelles à cause desquelles dans de nombreux milieux sociaux il était plus intéressant d'avoir un garçon qu'une fille) ; cela dit, si vous êtes un peu malin, en lisant les conseils pour avoir un garçon, vous en déduirez assez aisément ceux pour avoir une fille ! Je vous les livre :
« Si aliquis generare vult masculum levet crus sinistram mulieri et dextrum extendat, vel ponat pulvinar in sinistrum. »
« Si quelqu'un veut engendrer un garçon, qu'il lève la jambe gauche de la femme et qu'il étende la droite, ou bien qu'il pose un coussin à gauche. »
« Cum vir concubuerit cum uxore, per spermatis effusionem quam citius vir poterit descendat desuper ea, et ipsa cito vertat se in sinistro latere et sic dormiat. »
« Lorsque l'homme a couché avec son épouse, au moment de l'effusion du sperme, que l'homme descende le plus vite qu'il peut de la femme, et que celle-ci se tourne vite sur le côté gauche et qu'elle dorme ainsi. »
Pour bien comprendre ces conseils, il faut se rappeler que l'on pensait que l'emplacement où s'implantait l'embryon dans l'utérus déterminait le sexe de l'enfant. Alors vous avez compris : si vous voulez une fille, il suffit de faire la même démarche en inversant la gauche et la droite !
À défaut d'être efficace, la première méthode a un petit côté érotique qui, je l'espère, a fait passer quelques bons moments aux couples qui ont suivi ces conseils.
Quant à la deuxième, elle me fait rire avec l'homme qui doit « descendre » le plus vite possible de la femme (quam citius vir poterit descendat desuper ea), comme s'il était perché sur une femme géante et devait descendre par une échelle ! Peut-être l'auteur du traité a-t-il inconsciemment projeté ce fantasme de femme géante qui est apparemment partagé par bien des hommes (je pense à Ronsard rêvant de devenir puce pour se déplacer sur le corps de sa bien-aimée, à Baudelaire et sa « jeune géante », ou encore à Almodovar avec « L'Amant qui rétrécissait » faux vieux film muet intégré dans Parle avec elle)...

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