mardi 10 mars 2020

Remède à la passion amoureuse : la vieille dégoûtante


Je vais vous parler aujourd'hui d'un texte découvert dans le cadre de ma thèse sur les menstrues au Moyen Âge. Ce texte me fascine, car à lui seul il concentre un grand nombre des thèmes de ma recherche. Il a été écrit par Bernard de Gordon, médecin de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle, dans le Lilium Medicinae (« Le lis de médecine », oui les titres étaient plus poétiques qu'aujourd'hui !), daté de 1305. Il y donne le conseil ultime pour soigner une « maladie d'amour » pour laquelle tous les autres remèdes auraient échoué :

Finaliter autem cum aliud consilium non habemus : imploremus auxilium et consilium vetularum, ut ipsam dehonestent et difament quantum possunt. Ipsae enim habent artem sagacem ad hoc plus quam viri. Cum dicit Auicenna aliqui sunt qui gaudent in audiendo fetida et illicita. Quaeratur igitur vetula turpissima in aspectu cum magnis dentibus et barba : et cum turpi et vili habitu : et quod portet subtus gremium pannum menstruatum et aduienens philocapta quod incipiat dehonestare camisiam suam dicendo : quomodo est tignosa et ebriosa : et quod mingit in lecto : et quod est empileptica et impudica : et quod in corpore suo sunt excrescentiae enormes cum fetore anhelitus, et aliis omnibus enormibus in quibus vetulae sunt edoctae. Si autem ex his persuasionibus nolit dimettere : subito extrahat pannum menstruatum coram facie : portando dicendo clamendo : talis est amica tua talis. Et si ex his non dimiserit : iam non est homo sed diabolus incarnatus.
Bernard de Gordon, Lilium Medicinae, édité dans :
Lowes John Livigston, « The Loveres Maladye of Hereos », Modern Philology, 11 (1914), p. 501.


Mais finalement, lorsque nous n'avons plus d'autre conseil, nous devons implorer l'aide et le conseil des vieilles femmes, qui doivent déshonorer et diffamer celle-ci [la femme objet de l'amour du « malade »] autant que possible. Elles ont en effet plus que les hommes la technique subtile appropriée. Comme le dit Avicenne, il y a des gens qui adorent entendre des choses dégoûtantes et défendues. On doit donc chercher la petite vieille la plus immonde d'apparence, avec de grandes dents et de la barbe ; et avec un vêtement immonde et vulgaire ; et elle doit porter caché en son giron un linge menstruel ; et venant à celui qui est pris d'amour, elle doit se mettre à toucher sa chemise de manière déshonorante, en disant : « Comme elle est teigneuse et soûle ! Elle pisse au lit ! Elle est épileptique et impudique ; et dans son corps il y a des excroissances énormes exhalant une puanteur » et toutes les autres choses monstrueuses dans lesquelles les petites vieilles sont expertes. Si cependant, en dépit de tous ces efforts de persuasion, il ne veut pas la quitter, elle doit d'un seul coup sortir le linge menstruel et le mettre devant sa figure : en le tenant, en criant et en disant : « Elle est comme ça, ton amie, comme ça ! » Et si avec tout cela il n'y renonce pas, alors ce n'est pas un humain, mais un diable incarné !
Traduction : Nadia Pla


1) Le motif de jeter sa protection menstruelle à la face de quelqu'un pour le guérir de la passion amoureuse
Mes fidèles lecteurs auront reconnu le fameux geste d'Hypatie, raconté ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/09/dhypatie-dalexandrie-au-hashtag.html. J'avais affirmé dans cet article précédent que ce geste d'Hypatie était absolument unique jusqu'au XXIe siècle et au hashtag « bois mes règles ». Je me rends compte que j'avais tort. Certes, le texte de Bernard de Gordon présente quelque chose de moins fort, puisque c'est une situation qu'il imagine ou recommande, et non une situation réelle comme c'était le cas avec Hypatie ; d'autre part l'objectif d'Hypatie était de guérir un homme de la passion amoureuse précise qu'il éprouvait pour elle, tandis que Bernard de Gordon propose qu'une femme qui n'inspire pas l'amour elle-même guérisse un homme de toute passion amoureuse pour quelque femme que ce soit. Malgré tout, on retrouve dans les deux cas l'idée que mettre devant les yeux d'un homme une protection menstruelle le guérirait de la passion amoureuse.

2) Le questionnement sur les protections menstruelles chez les femmes du Moyen Âge.
C'est une des questions qui me passionnent le plus, et que je n'ai pas encore abordée sur ce blog. Je n'ai pour l'instant que quelques pistes, quelques bribes, par exemple le texte de Béatrice de Planissoles cité ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html [autre article sur le même sujet publié plus tard : https://cheminsantiques.blogspot.com/2020/09/enquete-sur-une-serviette-hygienique-du.html], qui nous informe que des tissus en lin étaient utilisés pour absorber le sang menstruel, mais sans que l'on sache si ce tissu était celui d'une robe de dessous ou de quelque chose que l'on se mettait entre les jambes. Il y a aussi une lettre d'Héloïse à Abélard (oui, les célèbres amoureux du XIIe siècle) dans laquelle elle réclame des règles spécifiques aux religieuses distinctes de celles des religieux : elle se plaint notamment que les robes de laine que les moines portent à même la peau ne sont pas du tout adaptées aux purgations menstruelles des femmes ; Abélard répond en proposant une chemise de dessous en lin.
Le terme latin de « pannus menstruatus » que l'on pourrait traduire par « chiffon menstruel », « tissu menstruel » ou « linge menstruel » (variantes : « pannus menstrualis », ou « pannus menstruatae », « linge de femme menstruée » ou encore « pannus muliebris », « linge de femme ») et son équivalent français « drapeau menstruel » ou « drap menstruel », apparaît dans de très nombreux textes du Moyen Âge (et avant eux dans la traduction latine de la Bible faite par saint Jérôme), mais la manière dont on utilisait ce pannus n'est jamais mentionnée. C'est pourquoi le texte de Bernard de Gordon m'a ravie, car pour la 1e fois, je lis explicitement « subtus gremium », c'est-à-dire « en-dessous de son giron ». Le terme de « gremium » en latin est aussi vague que celui de « giron » en français, il est plus poétique qu'anatomique, mais il désigne clairement une région correspondant au ventre de la femme. Il est donc prouvé par ce texte que les femmes du Moyen Âge (peut-être pas toutes, mais au moins certaines, au moins à l'époque de Bernard de Gordon) se plaçait entre les jambes une protection menstruelle. J'insiste là-dessus, car on lit partout sur internet que les femmes du Moyen Âge « laissaient couler » le sang le long de leurs jambes. Je ne sais pas d'où vient cette affirmation qui n'est jamais étayée par aucune source, et qui a sans doute été naïvement déduite du fait que les culottes n'existaient pas ; mais il y a d'autres moyens de se coincer quelque chose entre les jambes qu'une culotte. Voyez par exemple cet article sur les sous-vêtements au Moyen Âge : https://www.medievalists.net/2018/06/underwear-in-the-middle-ages/, qui montre notamment une sorte de bande de tissu nouée entre les jambes pour un homme ; il est possible que le même type de sous-vêtements ait été utilisé par les femmes au moment de leur flux menstruel.

3) Le statut ambigu du sang menstruel par rapport à la passion amoureuse.
Caché, mélangé secrètement à d'autres ingrédients, ingéré à son insu par l'homme de qui on veut se faire aimer, le sang menstruel a un pouvoir aphrodisiaque, ou plus précisément le pouvoir de susciter l'amour envers celle dont on consomme le sang. J'en avais parlé déjà un peu ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html et ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/09/dhypatie-dalexandrie-au-hashtag.html ; et d'autres articles sur le sujet suivront sans doute...
Montré, exhibé en pleine vue, c'est au contraire un répulsif à l'amour !
Le Moyen Âge n'est pas à un paradoxe près...

4) La vieille femme
Sujet intarissable, qui mériterait une thèse à lui tout seul, et que j'ai déjà traité naguère dans un article ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/vieilles-femmes-au-corps-en-feu-et-au.html [autre article sur le même sujet publié plus tard : https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/01/de-la-hyene-la-sorciere-portrait-de-la.html]. Rien d'étonnant à ce que la vieille femme soit choisie comme le parangon de ce qui peut dégoûter un homme de l'amour de toutes les femmes. Il s'agit même plus précisément de la « petite vieille », traduction imparfaite du mot latin « vetula », qui n'a pas d'équivalent masculin, alors qu'en français on parle aussi bien d'un « p'tit vieux » que d'une « p'tite vieille ». D'autre part, tandis que ces expressions françaises sont légèrement méprisantes, mais plutôt condescendantes, voire un peu attendrissantes, le mot « vetula » peut aussi se traduire par « sage-femme », « herboriste », voire « sorcière ». Il exprime l'idée d'une vieille femme expérimentée, mais de ce fait inquiétante.
En revanche, il y a une incohérence flagrante : tous les textes du Moyen Âge qui parlent des dangers de la vieille femme la présentent comme une femme ménopausée, et la plupart expliquent « scientifiquement » le danger, comme je l'ai déjà expliqué dans l'article cité ci-dessus, par le fait que les impuretés du corps féminin ne pouvant plus être évacuées par le sang menstruel, elles sont évacuées par le regard, d'où la légende du regard maléfique, du « mauvais œil » des sorcières. Or le texte de Bernard de Gordon présente bien l'archétype médiéval de la vieille femme ménopausée dégoûtante, effrayante et dangereuse, mais… elle est pourtant menstruée ! Je ne pense pas qu'il faille chercher une explication logique, du moins pas selon notre logique rationnelle du XXIe siècle. Les hommes et les femmes du Moyen Âge raisonnaient volontiers par accumulation, et ce n'était pas un problème que les idées accumulées soient contradictoires. Quand je travaillais sur le dragon de sainte Marguerite, j'avais constaté que le dragon dans cette histoire symbolisait à la fois le corps violent et agresseur de l'homme et le corps blessé et agressé de la femme. On peut bien sûr imaginer aussi que le linge menstruel brandi par la petite vieille n'était pas le sien et qu'elle l'avait emprunté à sa fille ou à une voisine. Toutefois, je pense que le raisonnement de Bernard de Gordon était d'atteindre le summum du dégoûtant. Or, il n'y a pas d'objet plus dégoûtant qu'un linge menstruel et pas d'être plus dégoûtant qu'une petite vieille, donc la chose la plus dégoûtante qui soit sera un linge menstruel de vieille femme, et tant pis si cela n'existe pas !

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