mercredi 9 septembre 2020

Enquête sur une serviette hygiénique du XIVe siècle

 

Si vous êtes des fidèles lecteurs de ce blog, vous vous souvenez d'un des premiers articles que j'y ai écrits sur le sang menstruel, où je citais l'étonnante déposition de Béatrice de Planissoles : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html. Je vous le rappelle pour mémoire :

 

« Ces linges tachés de sang le sont du sang menstruel de ma fille Philippa. Cette Juive baptisée m'avait dit que si je gardais du premier sang qui sortît de cette fille et que si je donnais à boire de ces menstrues à son mari ou à un autre homme, cet homme ne se soucierait plus jamais d'une autre femme. Aussi, quand ma fille Philippa, il y a déjà longtemps, eut ses premières règles, je la regardai au visage ; elle était congestionnée ; je lui demandai ce qu'elle avait. Elle me dit qu'elle perdait du sang par la vulve. Me rappelant ce que m'avait dit cette Juive baptisée, je coupai un morceau de la chemise de ma fille Philippa, qui était tachée de ce sang, et comme il me semblait qu'il n'y en avait pas assez, je donnai à ma fille un autre morceau d'étoffe de lin très fin pour que, quand elle aurait ses règles, elle en teignît et mouillât cette étoffe. Elle le fit. Je séchai ces étoffes dans l'intention, quand elle aurait un mari, de lui donner à boire de ces menstrues, en les exprimant de ces étoffes préalablement mouillées. Philippa fut fiancée cette année, et je me proposais d'en donner à boire à son promis. Mais je pensais qu'il valait mieux le faire quand le mari aurait connu charnellement Philippa. Elle lui en donnerait elle-même à boire. Quand je fus arrêtée, le mariage n'était pas encore consommé et on n'avait pas fait les noces ; je n'en fis donc pas boire au mari. »

 

J'avais trouvé ce texte dans un article de Georges Duby intitulé « Dépositions, témoignages, aveux », dans le tome II « Le Moyen Âge » de l'Histoire des femmes en Occident (1e édition : Plon, 1991). Je ne m'étais pas encore préoccupée de chercher le texte original, pensant que c'était une traduction de l'ancien français, et que la traduction en français moderne ne l'avait guère altérée. Cependant, en avançant dans mes recherches, je ne pouvais pas garder un texte de seconde main. J'ai donc creusé un peu, et il s'est avéré que les choses sont plus compliquées que je ne le pensais.

D'abord, le texte original du registre d'Inquisition de l'évêque Jacques Fournier est entièrement en latin. Cela signifie que les dépositions des habitants de Montaillou et notamment de Béatrice de Planissoles ont été traduites de la langue dans laquelle ils se sont exprimés à l'oral vers le latin, car il est évident, que ni les bergers ni les paysans de Montaillou, ni même notre petite châtelaine, ne s'exprimait couramment en latin. Ensuite, cette langue dans laquelle ils s'exprimaient était, si l'on veut, de l' « ancien français », mais pas celui du nord, encore assez proche du français moderne : il s'agissait plutôt d'occitan ou « ancien occitan » (je ne sais si cela se dit) puisque toute cette histoire se déroule dans les Pyrénées.

J'ai donc pu consulter en bibliothèque deux ouvrages, que nous devons tous deux à Jean Duvernoy :

- L'édition du texte original en latin : Le Registre d'inquisition de Jacques Fournier, évêque de Pamiers (1318-1325) : manuscrit n° Vat. Latin 4030 de la Bibliothèque Vaticane, éd. Jean Duvernoy Toulouse, E. Privat, 1965, vol. 1, p. 248.

- La traduction en français moderne : Le Registre d'inquisition de Jacques Fournier, évêque de Pamiers : 1318-1325, trad. Jean Duvernoy, Paris / La Haye / New York, Mouton, 1977, vol. 1, p. 283-284.


J'ai d'abord regardé la traduction française. C'est bien exactement le même texte que celui que cite Georges Duby. Il y a toutefois une toute petite différence. Toute petite ? Certes, mais elle concerne quelque chose de capital pour moi ! Là où Duby a écrit « je donnai à ma fille un autre morceau d'étoffe de lin très fin », Duvernoy écrivait en réalité « je donnai à ma fille un autre morceau d'étoffe de lin « blouset » et fin ». Il reconnaissait en note ne pas savoir la signification de « blouset ». En tout cas, cela m'a mis la puce à l'oreille, car ce dont il est question n'est rien moins que la composition matérielle de la protection menstruelle que Béatrice donne à sa fille. Je me suis promis de poursuivre l'enquête sur ce mot, et j'ai regardé le volume contenant le texte original en latin.

Et là, grosse surprise ! Jean Duvernoy s'est permis des écarts assez importants par rapport à la version originale. Le plus important de tous est que le texte original en latin était entièrement au style indirect et rapportait donc les paroles de Béatrice (comme d'ailleurs de toutes les personnes interrogées dans ce registre d'Inquisition) à la 3e personne ! Je comprends bien sûr la démarche de Jean Duvernoy, qui a essayé de retrouver la voix de Béatrice à la 1e personne derrière la retranscription de l'Inquisiteur Jacques Fournier ou de son secrétaire. C'était très tentant. Toutefois, je crois que nous devons faire preuve d'humilité : nous ne parviendrons jamais à reconstituer exactement la déposition orale de Béatrice et des autres, d'autant plus s'ils se sont exprimés en occitan et qu'on les a traduits en latin (que nous retraduisons à notre tour en français moderne!), aussi je pense qu'il vaut mieux rester au plus près de la seule source que nous ayons, ce texte latin.

D'autres écarts de Jean Duvernoy m'ont gênée : il a supprimé les très nombreuses répétitions et l'emploi répété de l'expression « ladite », « ledit », etc. Ce faisant, il a rendu, certes, le texte plus agréable à lire, cependant n'oublions pas qu'il ne s'agissait pas d'un texte littéraire, mais d'un texte juridique. Aujourd'hui aussi, je pense qu'une déposition dans un procès doit comporter un grand nombre de répétitions afin d'éviter toute ambiguïté.

Enfin, l'adjectif « congestionnée », pour exprimer l'état de la jeune fille au moment de ses premières règles, me semble une interprétation beaucoup trop libre. Il est vrai que le terme latin, « effecta », pose problème : c'est le participe passé d'un verbe signifiant « achever, exécuter », ce qui ne veut rien dire si on traduit mot à mot. L'idée me semble assez proche d'expressions comme « Je suis fini », « Je suis achevé », « Je n'en peux plus », ou encore du fameux « Je suis au bout de ma vie » en vogue chez les adolescents d'aujourd'hui. Dans le dictionnaire de latin médiéval de Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis (consultable ici : http://ducange.enc.sorbonne.fr/), on a plus de précisions. « Effectus, -a, -um » a droit à une entrée spécifique et est défini comme « lassatus, fatigatus, languidus, fractus, sine effectu », en d'autres termes « abattu, fatigué, épuisé, affaibli... », ce qui n'est pas exactement « congestionné ».


Après toutes ces surprises, j'ai ensuite cherché avec une ardente curiosité quel mot latin Duvernoy avait traduit par cet hésitant « blouset » entre guillemets. En latin, il s'agit de blosetum. Il est employé comme adjectif et à l'accusatif : il faudrait donc rechercher un mot qui se présenterait comme « blosetus, -a, -um ». Il est évident qu'il n'y a rien qui y ressemble dans le Gaffiot. Rien non plus dans les dictionnaires de latin médiéval, ni dans celui de Du Cange cité plus haut, ni dans le Lexicon Mediae Latinitatis (consultable ici : http://linguaeterna.com/medlat/). Il est clair que celui qui a transcrit en latin la déposition de Béatrice a tout simplement latinisé un mot qu'elle a employé. J'ai donc reporté mes recherches vers les dictionnaires d'ancien français. J'ai d'abord pensé que cela pouvait avoir un rapport avec le mot « blouse », mais ce mot n'est apparu qu'au XVIIe siècle, il semble plutôt se rattacher à « bliaud », et désigne plus une forme de vêtement qu'une matière. Le dictionnaire d'ancien français de Godefroy (consultable ici : http://micmap.org/dicfro/search/dictionnaire-godefroy) indique les termes « blos / blous / blois / blus » avec le sens de « dénué, privé, vide » ou, sous une forme adverbiale « seulement, simplement ». Tout cela ne nous avance guère… Comme nous le faisons tous en désespoir de cause quand les dictionnaires en ligne ne nous apportent pas satisfaction, j'ai fini par m'en remettre directement à un moteur de recherche, qui m'a assez vite fait tomber sur le Dictionnaire occitan-français selon les parlers languedociens, de Louis Alibert. C'est à ce moment-là que je me suis souvenue que Béatrice parlait vraisemblablement une langue qui se rapprochait plus de l' « occitan » que de l' « ancien français ». Et bingo ! J'y ai trouvé l'adjectif « Blos, -a » = « pur, net, sans mélange », et son dérivé « bloset » = « d'une pureté agréable, assez pur ». Imaginez la satisfaction de chercheuse en tombant sur cette pépite :

- le mot vient d'un dictionnaire d'occitan, probablement la langue parlée par Béatrice

- il est le plus proche possible de la transcription latine « blosetus »

- et pour le sens il convient parfaitement.


Reprenons donc l'expression entière en latin. Béatrice a donné à sa fille Philippa un « pannum lineum blosetum et subtile ». Pannus désigne un « morceau de tissu », une « bande d'étoffe », lineum signifie « en lin », subtile « fin », et on a donc blosetum « d'une pureté agréable, assez pur ». Cette expression de quatre mots est la source médiévale la plus riche pour nous indiquer à quoi pouvaient ressembler les protections menstruelles (attention, encore une fois, à ne pas généraliser à tout le Moyen Âge : cela concerne le début du XIVe siècle, dans les Pyrénées, dans une famille de petite noblesse). Et mon fameux « bloset », qui a fait l'objet de toute cette passionnante enquête, y apporte une information capitale : je pense que cette précision sur la pureté du tissu indique qu'il s'agissait d'un objet prévu à cet effet, propre, et non pas un vieux pan de chemise ni un chiffon réutilisé de multiples fois.


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