mercredi 28 novembre 2018

Vieilles femmes au corps en feu et au regard qui tue



On lit, dans la Vie de saint Arsène, par Jacques de Voragine (Légende dorée, XIIIe siècle), l'anecdote suivante :
Un autre frère encore devait porter, au-delà d'un fleuve, sa mère qui était vieille ; alors il se couvrit les mains de son manteau. Sa mère lui demanda : « Pourquoi, mon fils, avez-vous ainsi couvert vos mains ? » « C'est, lui répondit-il, que le corps d'une femme est un feu, et en vous touchant le souvenir des autres femmes me venait à l'esprit. » (traduction du latin par J.-B. M. Roze, 1967)
L'anecdote ne date pas du XIIIe siècle. Elle est reprise des Vies des Pères du désert, recueil rédigé entre le IVe et le Ve siècle.
On cite parfois, comme exemple extrême de misogynie, la déclaration de certains hommes machos, « Toutes des putes, sauf ma mère » ; mais vous voyez que ce moine aurait pu aller encore plus loin et dire : « Toutes des putes, même ma mère ! » Ce que je trouve incroyable, dans cette anecdote extrêmement courte, c'est que nous voyons bien que c'est le fils qui a un problème (nous dirions aujourd'hui « Il ne pense qu'à ça » ou « C'est un obsédé sexuel ») au point d'éprouver un désir luxurieux envers une vieille flétrie et d'avoir des pensées incestueuses envers sa propre mère, et pourtant c'est elle qui est présentée comme coupable ! Coupable d'être l'éternel féminin, en somme. J'espère que la vieille mère, une fois le fleuve traversé, a donné une bonne paire de claques à ce petit insolent !
Cette histoire de vieille mère m'en rappelle une autre, médiévale aussi, puisqu'elle est racontée par ma chère Christine de Pizan, dans La Cité des Dames, 1405 (cf. http://cheminsantiques.blogspot.com/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html) et qu'elle concerne le roi Théodoric (VIe s. ap. JC). L'anecdote est savoureuse et revigorante, et cette vieille mère venge l'autre, à mes yeux. Pourtant, celle-ci montre carrément son sexe à tout un champ de bataille, mais cette impudeur n'a rien de luxurieux. Elle tente en vain d'encourager son fils à ne pas fuir alors qu'il se voyait vaincu.
Comme ses paroles restaient sans effet, cette dame, enflammée de colère, souleva le devant de sa robe et lui dit : « Tu veux fuir, mon fils ! Alors rentre au ventre qui t'a porté ! » Théodoric en fut si humilié qu'il cessa de fuir, rassembla ses troupes et retourna à la bataille. Brûlant de honte à cause de la remontrance maternelle, il combattit avec tant d'ardeur qu'il écrasa l'ennemi et tua Odoacre. (traduction de l'ancien français par Thérèse Moreau et Eric Hicks, 1986)
Je vais m'arrêter à ces deux anecdotes, mais je pourrais continuer, de vieille femme en vieille femme, car c'est un sujet passionnant. Il y a même un mot spécifique en latin médiéval, la « vetula » (« petite vieille ») terme qui enveloppe dans son mépris la femme âgée plus ou moins guérisseuse, herboriste et sage-femme. La vieille femme fait peur aux hommes, qui en ont fait une sorcière : Mona Chollet dans son essai tout récemment paru, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (que j'ai eu la chance de l'entendre présenter en personne dans une librairie il y a quelques semaines) l'évoque comme la troisième figure de sorcière (après la femme sans mari et la femme sans enfants). Elle nous rappelle que cette dévalorisation est encore de mise dans notre société actuelle, où un vieil acteur ou un vieux professeur peut être considéré comme encore séduisant et désirable, contrairement à une vieille femme, quel que soit son statut social.
Pourquoi fait-elle peur ? Souvent veuve (du fait de la grande différence d'âge entre époux au Moyen Âge, l'homme ayant fréquemment entre dix et vingt ans de plus que la femme), indépendante, moins naïve que les jeunes, elle offre moins de prise au pouvoir des hommes. Il y a aussi le raisonnement des médecins antiques et médiévaux sur la ménopause. On pensait alors que les règles servaient à évacuer les impuretés du corps (ne vous en faites pas pour les hommes : eux ils les évacuent pas les poils!) Alors, comment vont s'évacuer les impuretés de la femme ménopausée ? Facile ! Par les yeux ! Vous êtes malade et vous cherchez la cause de votre maladie ; et soudain vous vous souvenez : il y a quelques jours, vous avez croisé une vieille femme, dans la rue, elle vous a jeté un regard sombre… Eh bien, c'est cela ! Elle vous a empoisonné à distance ! Tellement pratique à croire… Et si Baudelaire dit « Moi, je buvais, comme un extravagant / Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue », si Marc Lavoine chante « Elle a les yeux revolver / Elle a le regard qui tue », bien sûr, ils parlent de jeunes femmes certainement pas ménopausées, mais ce sont des femmes, on n'a jamais parlé d'homme au regard qui tue. Et je suis sûre que si ces images (très belles en l'occurrence) leur sont venues sous la plume, c'est l'écume de ce vieux substrat de croyances véritables au pouvoir meurtrier qu'avait le regard de la vieille femme.



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2 commentaires:

  1. Dans son dernier ouvrage intitulé « Sorcières », Mona Chollet fait référence aux propos tenus par Marie Hélène Lahaye, au sujet de l'accouchement, et qui rappelle dans son livre que la femme mérite mieux que les conditions dans lesquelles, aujourd'hui encore, la médecine accompagne la femme lors de cet évènement.
    Je préciserai à mon tour que dans des temps très reculés, il existait des temples dans lesquels les accouchements se passaient, et seules les femmes y assistaient.
    Le Parthénon, magnifique temple élevé sur l'Acropole d'Athènes à la gloire de Minerve, n'est généralement regardé que comme un édifice religieux. Il avait cependant, à côté de l'enseignement qu'on y donnait, une destination plus pratique. C'est là qu'on venait consulter les Asclépiades (nom dont on à fait Asclépios et Esculape) et c'est là que se faisaient les accouchements. Et le nom même du Parthénon vient de « Partus », enfanter.
    Salomon Reinach, dans la séance du 9 mai 1908 de l'Académie des Inscriptions, lut un mémoire sur l'origine du nom du Parthénon, montrant qu'on a trouvé des parthénons dans plusieurs villes, où ils désignent des temples consacrés à une Divinité maternelle : Déméter, Cybèle, Artémis, Leucophryné. « Un Parthénon, dit-il, est un temple spécialement affecté à des rites, à des cérémonies exécutées par des jeunes filles ». Ces jeunes femmes Sont celles qui exerçaient la médecine et pratiquaient les accouchements ; on les appelle Parques (de Partus), parce que ce sont elles qui coupent le cordon ombilical.
    C'est plus tard, par jalousie, que les misogynes feront des Parques les Déesses de l'enfer.
    On a trouvé à côté de chaque temple un petit édifice nommé Mammisi (d'où Cérès mammosa), le lieu d'accouchement, qui offrait sur ses murs le tableau de la naissance de l'enfant (on dira du Dieu-enfant Horus).
    Suite : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/faits-et-temps-oublies.html
    Cordialement.

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  2. Merci pour votre commentaire intéressant, même s'il n'a pas trop de rapport avec le sujet de l'article, qui parle des vieilles femmes au Moyen Âge...

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