Je sors de la lecture réjouissante d'un curieux ouvrage publié pour
la première fois en 1665, presque cent ans après la mort de
l'auteur, mais probablement rédigé dans les années 1580. Il s'agit
de la Vie des dames galantes du chevalier de Brantôme, publié
dans l'édition Folio (dans laquelle je l'ai lue) sous le simple
titre Les Dames galantes.
Il s'agit ni plus ni moins d'un tableau de la vie sexuelle du milieu
auquel il appartenait, celui de la noblesse européenne du XVIe
siècle. Le Moyen Âge, avec ses farces et ses fabliaux, nous avait
habitués aux paillardises des gens du peuple ; mais les hommes
et les femmes de la noblesse, que nous voyons, sur les enluminures
médiévales et les tableaux du XVIe siècle, poser avec élégance
dans leurs robes et leurs pourpoints aux plis parfaits..., on peine à
les imaginer aussi dévergondés que les paysans et les artisans !
Eh bien si ! Avec Brantôme, le vernis craque, éclate, même !
Il nous convie dans les alcôves des grands châteaux, dans les
jardins aux haies épaisses, dans les recoins de cheminées, en nous
racontant des centaines d'anecdotes le plus souvent comiques –
parfois tragiques – toujours touchantes parce qu'elles sont vraies.
Là en effet est une des particularités de Brantôme :
contrairement aux fabliaux que j'évoquais, son œuvre n'a rien de
fictionnel, il ne rapporte que des faits véridiques. Mais attention,
respect de la vie privée ! Jamais il ne mentionne aucun nom
(sauf parfois, quand il s'agit de faits visiblement connus de tous).
En revanche, le commentateur de l'édition Folio de 1981, Pascal Pia,
ne se gêne pas pour balancer les noms de tous ceux qu'il a pu
identifier, dans les notes infrapaginales ! Il est vrai qu'il y
a prescription, tous ces gens étant morts quatre cents ans plus tôt…
Le texte de Brantôme est foisonnant. Ce n'est pas un homme de
lettres, mais un militaire. Il lance ses anecdotes à la suite comme
des coups de mousquet. Il paraît d'ailleurs qu'il a dicté son texte
à son secrétaire et qu'il ne l'a pas écrit de sa main. En effet,
on entend l'oralité, avec des exclamations qui ponctuent le propos,
et des ruptures syntaxiques qui nous rendraient fous si on les
trouvait dans des copies d'élèves ! Mais ce n'est pas un
élève, c'est un écrivain. Un grand écrivain, je trouve, malgré
tout ce que je viens de vous dire. Ses libertés avec la langue
française, il les maîtrise totalement, il se fait comprendre de ses
lecteurs, et son style est plaisant à lire (je ne vais pas chercher
plus loin la définition d'un grand écrivain).
La conséquence, toutefois, et c'est peut-être ce qui fait que son
ouvrage n'est pas si connu qu'il mériterait de l'être parmi le
grand public, c'est qu'on risque vite de se retrouver noyé dans ce
flot d'anecdotes qui se suivent sans queue ni tête et sans grand
ordre apparent (il y a bien un ordre, mais il faut suivre, quand il
fait une digression de plusieurs dizaines de pages!), et de n'avoir
guère envie de lire un livre qui fait 674 pages dans l'édition
Folio. Mon conseil : picorez ! Soit, vous faites comme moi
et vous lisez le livre du début à la fin, mais en sautant les
passages qui vous ennuient, soit vous picorez dans n'importe quel
ordre en ouvrant une page au hasard.
Il est d'ailleurs possible de picorer sur écran, même si c'est
moins agréable, car l'intégralité de son texte figure ici :
http://www.gutenberg.org/files/39220/39220-h/39220-h.htm
Je n'aime pas que le style, j'aime l'homme aussi.
Depuis plus d'un an que je travaille sur l'histoire des femmes au
Moyen Âge, je lis tant et tant de textes antiques, médiévaux,
modernes, contemporains aussi – hélas –, d'une misogynie à
vomir, d'un mépris profond envers la femme et le corps féminin.
Même quand ces textes me font rire (voyez par exemple mes articles
sur Les quinze joies du mariage : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html ou sur la
température des femmes chez Plutarque : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html), c'est un rire
jaune, un rire consterné. Avec Brantôme, j'ai ri franchement.
Attention ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit :
Brantôme n'est pas féministe, notion qui n'aurait de toute façon
aucun sens à son époque, Brantôme a sur les femmes les mêmes
préjugés que les hommes de son siècle ; mais c'est tout. Il
se moque énormément des femmes, mais il se moque tout autant des
hommes ; il est très souvent grossier, mais jamais méprisant.
On sent en le lisant que c'était un bon vivant, je pense que c'était
quelqu'un qui devait aimer les plaisirs charnels, les bons repas, le
bon vin, les discussions joyeuses avec ses amis. Je lis d'ailleurs
dans l'article Wikipédia qui lui est consacré et auquel je viens de
jeter un coup d’œil qu'il a évité le pillage de l'abbaye de
Brantôme (dont il était le seigneur) par des protestants (parmi
lesquels figurait le futur Henri IV!) en leur offrant un bon festin !
Brantôme, je t'aime !!! Si l'Humanité pouvait régler ainsi
toutes les guerres de religion et les autres !
Non seulement Brantôme n'est pas méprisant envers les femmes, mais
il les défend avec conviction. En ces temps où on parle beaucoup –
et c'est heureux qu'on en parle – de violences conjugales et de
féminicides, et où on les dénonce enfin, il serait d'actualité de
relire Brantôme. Son jugement est sans appel contre les maris cocus
qui maltraitent et surtout qui tuent leur femme. D'autant plus dans
certains cas qu'il raconte, où la femme ne s'est décidée à
tromper son mari que par lassitude, vengeance, jalousie, ennui, de ce
qu'il l'avait trompée en premier. Et certains ne font pas dans la
dentelle, comme ce mari qui trouvait très drôle, quand il couchait
avec sa maîtresse, de frapper au plafond en criant « Brindes,
ma femme ! » (« À votre santé, ma femme ! »),
celle-ci dormant dans la chambre au-dessus ; faut-il s'en
étonner, la femme finit par prendre un amant, et quand son mari
criait « Brindes ! », elle répondait « À
vous aussi ! » ; eh bien, là, le mari n'a pas trouvé
ça drôle, et il a tué sa femme et l'amant (raconté p. 94-95 de
l'édition Folio). Mais Brantôme s'indigne aussi même quand la
femme n'a aucune circonstance atténuante pour avoir trompé son
mari : rien, à ses yeux, ne justifie le meurtre d'une femme par
son mari. Merci Brantôme. En 2019, on a encore besoin de te
l'entendre dire.
Mais je vous sens impatients. Savoir pourquoi j'aime Brantôme ne
vous intéresse pas. Vous voulez savoir ce qu'il raconte. Eh bien,
tout ! À part, comme je l'ai dit, les noms des personnes. On
sait comment les gens faisaient l'amour, quand, où, dans quelle
tenue, dans quelle position, dans quelles circonstances…
Je vais vous livrer quelques fleurs cueillies au gré de ma lecture,
pas forcément les anecdotes les plus drôles ni les plus salées :
il vous restera ainsi des choses à découvrir !
- Un mari couchait toujours avec sa femme toute habillée. Un jour il
entra inopinément dans la chambre d'un ami à lui. Or cet ami à lui
se trouvait être l'amant de sa femme, laquelle était dans son lit,
totalement nue, à ce moment précis ! L'amant jeta vite un drap
sur le visage de la femme et la présenta au mari comme sa maîtresse
qui souhaitait évidemment rester anonyme, mais il lui permit de voir
et même de toucher le corps. Le mari loua la beauté de ce corps…
sans le reconnaître ! (raconté p. 81)
- Une femme que son amant avait prise sur un coffre (oui, l'ouvrage
de Brantôme est un véritable catalogue des lieux (plus ou moins
pratiques!) où l'on pouvait faire l'amour), s'est tellement pâmée
lors de son orgasme qu'elle a glissé la tête la première dans
l'espace entre le coffre et la tapisserie du mur et s'est retrouvée
coincée, la tête en bas, les jambes dépassant de derrière le
coffre, « faisant l'arbre fourchu », et évidemment…
quelqu'un est entré à ce moment-là ! (raconté p. 491)
- Brantôme parle des fausses vierges, qui doivent simuler lors de
leur première nuit de noces. Ce problème visiblement récurrent
était aussi abordé dans Les quinze joies du mariage ;
j'en parlais ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/02/les-quinze-joies-du-mariage.html . Dans les deux textes, il est question
de simuler la peur, de pousser des cris de surprise, de se débattre,
de ne pas faire de gestes lascifs. Mais Brantôme ajoute autre
chose : c'est le problème qui se pose dans les pays ou les
milieux où il est d'usage de montrer en public le lendemain de la
nuit de noces le drap taché du sang de la défloration. La solution
consiste à teindre discrètement le drap à l'avance de quelques
gouttes de sang de pigeon. Efficace ? Sauf dans le cas qu'il
raconte où le mari s'est par hasard retrouvé impuissant lors de la
nuit de noces. Or au petit matin, selon la coutume, des amis sont
venus dérober le drap pour le montrer en public. Le mari fut bien
surpris de voir le sang de la défloration de sa femme à qui il
n'avait pas touché ! (raconté p. 103-104)
- À ma grande surprise, il est question de ceintures de chasteté.
J'avais cru comprendre récemment que les ceintures de chasteté
n'avaient jamais existé et que c'était une recréation a posteriori
du XIXe s. Ce qui est certain, c'est que la ceinture de chasteté
longtemps exposée au Musée de Cluny (musée du Moyen Âge) et que
j'ai pu voir il y a deux ans à l'exposition « Médusa –
Bijoux et tabous » date bien, elle, du XIXe s. tout en ayant
été présentée longtemps à tort comme un objet médiéval. Mais
de fait, Brantôme en parle bien au XVIe s. Il est vrai qu'il n'en
parle pas comme quelque chose de courant, mais comme d'une bizarrerie
dont un quincailleur apporta une douzaine d'exemplaires du temps
d'Henri II à la foire de Saint-Germain, et que quelques maris jaloux
achetèrent (avec pour conséquence directe qu'une de ces femmes
trouva un bon serrurier pour fabriquer une clé ouvrant la ceinture,
et c'est évidemment le serrurier lui-même qui fut le premier à en
profiter!). Brantôme se scandalise bien sûr de cet objet qu'il
trouve abominable et détestable. (raconté p. 136-137)
- Un autre objet ne trouve guère grâce à ses yeux, c'est ce qu'il
appelle le « godemichi » et que nous appelons
« godemichet » (une étymologie ferait venir ce mot du
latin « gaude mihi » = « fais-moi plaisir »,
mais il paraît qu'elle est sujette à caution ; pour en savoir
plus sur l'histoire de cet objet, lisez cet article du blog
« Objets d'histoire » de Marielle Brie :
https://www.mariellebrie.com/histoire-du-godemichet/).
Ce qui gêne Brantôme n'est pas tant que les femmes s'en servent
pour se donner du plaisir solitaire ou entre elles : même s'il
trouve ça dommage, il ne porte pas de jugement moral sévère sur
ces pratiques. Non, ce qu'il reproche à cet objet, c'est tout
simplement... qu'il y a des risques d'infection, qui peuvent être
mortels. Brantôme, reviens au XXIe siècle, on a besoin de toi !
Sinon, dans la série « ragots », le commentateur suggère
en note qu'une demoiselle dont parle Brantôme et chez qui on trouva
un coffre contenant quatre gros godemichis serait… Hélène de
Surgères, oui, la fameuse « Hélène » célébrée par
Ronsard qui lui a consacré un recueil entier ! Mais quand ce
commentateur prétend voir cette hypothèse confirmée par le vers :
« Amour, je ne me plains de l'orgueil endurci », je reste
très sceptique !
- Un passage étonnant, qui s'étend environ de la p. 252 à la p.
257 est un véritable « catalogue de cons » (« cons »
au sens qu'il avait alors, c'est-à-dire « sexe féminin »),
où Brantôme énumère de multiples types de cons, dans leur
diversité d'aspect, de taille, de couleur, de pilosité. Étonnant :
quelques jours après avoir lu ce passage, je suis tombée sur la
page instagram d'une artiste néerlandaise, « The vulva
gallery » (https://www.instagram.com/the.vulva.gallery/),
qui pourrait être une illustration exacte du texte de Brantôme !
À ce propos, savez-vous pourquoi la grande reine d'Angleterre
Elisabeth Ie est restée vierge ? Il paraîtrait qu'elle avait
un con si petit qu'il y avait juste un petit trou pour pisser !
J'emploie le conditionnel d'autant plus que Brantôme ne parle que
d' « une grande princesse étrangère » (p. 254) et
plus loin (p. 667) d' « une fille de très grand et haut
lieu, de l'âge de soixante-dix ans », et c'est le commentateur
– toujours lui ! – qui l'identifie à la reine Elizabeth,
mais sans expliquer pourquoi. Quant à cette princesse, quelle
qu'elle soit, Brantôme nous rassure en précisant qu'elle avait bien
trouvé un autre trou « pour s'esbobir ailleurs » !
Pour revenir au
« catalogue », mon
con préféré, parmi ceux énumérés par Brantôme, et que « The
vulva gallery » n'a même pas (encore?) imaginé, c'est celui
dont les poils pubiens sont tellement longs que sa propriétaire les
tresse et les agrémente de rubans ! (« J'ay
ouy parler d'une autre belle et honneste dame qui les avoit ainsi
longues, qu'elle les entortilloit avec des cordons ou rubans de soye
cramoisie ou autre couleur, et se les frizonnoit
ainsi comme des frizons
de perruques, et puis se les attachoit à ses cuisses ; et en
tel estat quelquesfois se les presentoit
à son mary et à son amant ; ou bien se les destortoit de son
ruban et cordon, si qu'elles paroissoyent
frizonnées
par aprés,
et plus gentilles qu'elles n'eussent fait autrement. »)
Terminons avec cette citation joyeuse :
« Si tous les cocus et leurs femmes qui
les font se tenoyent tous par la main, et qu'il s'en pust faire un
cerne, je croy qu'il seroit assez bastant pour entourner et circuir
la moitié de la terre » (p. 201)
*
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