Les
« Secrets des femmes », vous commencez à connaître ?
Je vous en ai déjà parlé, car ils constituent le corpus de ma
thèse sur la vision des menstrues au Moyen Âge. Il
s’agit d’abord d’un ouvrage en latin écrit vers la fin du
XIIIe siècle, sans doute par un clerc d’origine germanique. Ce
texte a ensuite été traduit et adapté dans les deux siècles qui
ont suivi dans de nombreuses langues dites « vernaculaires »
(c’est-à-dire autre que latin : français, anglais, italien,
castillan, allemand, néerlandais, tchèque, etc.). Je
vous mets à la fin de cet article les liens vers quatre autres
articles que j’ai écrits ces dernières années à propos des
« Secrets des femmes ».
Mon
corpus se limite – puisqu’il faut bien s’imposer des limites
pour éviter qu’une thèse ne
déborde
– à la version latine initiale, deux commentaires latins et deux
traductions françaises. Toutefois, je reste évidemment à l’affût
d’autres versions, qui peuvent éclairer ma recherche, et aussi
pour le plaisir, car je suis fascinée par ces « Secrets des
femmes ». J’en rappelle brièvement le contenu et le
contexte : le traité initial se présente comme un manuel de
gynécologie, mais en réalité était vraisemblablement destiné à
des hommes, et sans doute plus spécifiquement à des moines, pour
leur montrer les aspects les plus effrayants du corps féminin et les
en détourner. Le succès l’a sorti des monastères. Les
commentaires notamment semblent avoir été rédigés à des fins
d’éducation, peut-être dans des écoles locales. On sait aussi
que des laïcs ont eu accès à certaines versions, car Christine de
Pizan elle-même en parle en s’indignant du contenu misogyne de ce
« traité plein de mensonges ». Les menstrues occupent
une large part de ces traités, entre 15 et 30 % environ,
d’après mes propres statistiques.
*
Récemment,
je suis tombée sur une version en néerlandais, Der
Vrouwen Heimelijcheit
(qui signifie « Secrets des femmes »), dans un manuscrit
conservé à la bibliothèque universitaire de Gand en Belgique :
Gent, Universiteitsbibliotheek, ms 444. Le manuscrit date de 1405. Le
texte peut être contemporain de cette copie sur manuscrit, ou plus
vraisemblablement être plus ancien et dater du XIVe siècle. On peut
consulter le manuscrit entièrement numérisé en ligne directement
sur le site de l’Université de Gand :
https://lib.ugent.be/catalog/rug01%3A000860804 ;
ou sur le site Biblissima, qui est plus ergonomique :
https://portail.biblissima.fr/fr/ark:/43093/mdata7c5ab275f46577bb202d14ff398d01668cb8e3de
Le
texte et le manuscrit ont fait l’objet d’une étude et d’une
édition :
LIE
Orlanda S.H., KUIPER
Willem (éd.)., SUMMERFIELD
Thea (trad.), The
Secrets of Women in Middle Dutch : A Bilingual Edition of Der
Vrouwen Heimelijcheit in Ghent University Library Ms 444,
Artesliteratuur in de Nederlanden, Hilversum, Uitgeverij Verloren,
2011.
C’est
sur ce livre que je m’appuie pour cet article de blog, ainsi que
pour les citations. Je précise que, ne maîtrisant pas le
néerlandais ancien (pas plus que le moderne), je ne traduis pas
directement le texte original, mais sa traduction anglaise proposée
dans ce livre.
Qu’a
donc de particulier cette version du « Secrets des femmes » ?
D’abord
son auteur est un amateur de jeux de mots et d’écriture cryptée.
Allez feuilleter le manuscrit sur l’un des deux sites que je vous
indique ci-dessus. Vous allez constater que certains mots
correspondant aux débuts de chapitres commencent par une grosse
lettre rouge. Or, si vous notez toutes ces lettres rouges à la
suite, vous obtenez :
MARGARETAGODEVARTSEWTUDIM
Autrement
dit « MARGARETA GODEVARTSE WT UDIM » (Margareta
Godevartse d’Udim). Le livre serait donc secrètement adressé à
une dame dont le nom aurait ainsi été camouflé. Hmmmm…. Mais ce
n’est pas tout ! Allez voir au folio 87, le dernier feuillet,
non pas du manuscrit, mais du texte. Une étrange mention y apparaît,
isolée par deux lignes ondulées, et barrée :
Explkckt
sfcrftxm
mxlkfrks
Le
cryptage n’est pas bien compliqué à décoder. Chaque voyelle,
sauf la première, a été remplacée par la consonne qui la suit
immédiatement dans l’alphabet (je
rappelle que dans l’alphabet latin, I et J sont la même lettre, de
même que U et V, et que W n’existe pas).
Le texte rétabli est donc « Explicit
secretum mulieris ».
C’est une formulation latine couramment utilisée dans les
manuscrits du Moyen Âge, même pour un texte qui n’est
pas en latin. Comme les manuscrits comportaient fréquemment, à la
demande du commanditaire, plusieurs textes différents, le copiste
inscrivait en général la formule « incipit... » (« ici
commence... ») suivie du titre du texte en latin, avant le
début du texte, puis « explicit... » (« ici se
termine... ») suivi de ce même titre, après la fin du texte.
« Secretum mulieris » signifie bien « Secret de la femme ». On peut s’étonner du singulier pour le mot
« secret » alors que les nombreux titres de traités
ainsi intitulés entre le XIIIe et le XVe siècle le mettent toujours
au pluriel ; je ne pense pas que cela porte beaucoup à
conséquence. Orlanda Lie, l’autrice de l’introduction du livre
indiqué ci-dessus rapporte une interprétation numérologique faite
par d’autres érudits qui propose d’y voir un fait exprès pour
que le nombre de voyelles remplacées soit de 2 dans le premier mot,
3 dans le deuxième et 4 dans le troisième, nombres qui additionnés
donnent 9, soit le nombre de mois d’une grossesse humaine, et
multipliés donnent 24, soit le nombre de lettres dans l’acrostiche
« Margareta Godevartse wt Udim » ; or si on
additionne ce nombre de 24 à 4 petites fleurs dessinées dans la
marge à différents endroits du texte, on obtient 28, soit le nombre
de jours d’un mois lunaire – ou d’un cycle menstruel. Mouais…
Je ne suis pas très convaincue par cette interprétation… On peut
si facilement faire dire ce qu’on veut aux nombres.
Mais
ce n’est pas tout. Si vous avez feuilleté le manuscrit, vous avez
pu constater que le texte est en vers (alors que l’original latin
était en prose). Rien d’étonnant en soi. Les médiévaux
mettaient volontiers en vers toutes sortes de textes pour pouvoir
simplement les mémoriser plus facilement. Des textes médicaux
étaient notamment souvent mis en vers (on en a un exemple célèbre
avec le Regimen
Sanitatis
ou Flos
Medicinae Scholae Salerni,
un manuel de médecine produit sans doute dans le cadre de l’école
de médecine de Salerne
au XIIe siècle). Sauf qu’ici… le texte bascule parfois dans un
tout autre type de discours, où les vers ne sont plus là pour
guider la mémoire d’un apprenti médecin, mais pour exprimer des
épanchements lyriques ! En effet, le texte qui correspond assez
fidèlement à la version latine du De
secretis mulierum
(Secrets des femmes) est régulièrement entrelardé de passages de
quelques vers où l’auteur exprime sa flamme à sa bien-aimée !
Mais alors…, sa bien-aimée…, c’est cette mystérieuse
Margareta Godevartse ? Oui, évidemment, mais la question est de
savoir si on a affaire à une véritable déclaration d’amour
cryptée pour protéger l’anonymat de la bien-aimée dans le cadre
d’une relation amoureuse interdite, ou si tout cela est une pure
fiction destinée simplement à accrocher les lectrices ou plus
probablement les lecteurs en quête de détails égrillards. Orlanda
Lie présente dans son introduction ces deux hypothèses qui ont été
faites par différents érudits. Elle montre que la deuxième est
plus probable, notamment en la comparant à une autre version du
« Secrets des femmes », française, où l’auteur
s’adresse aussi (mais uniquement dans le prologue) à une
bien-aimée probablement fictive. J’avais d’ailleurs parlé de
cette version et de sa dédicataire réelle ou fictive dans un
article précédent (cf. à la fin de cet article, le lien vers
l’article
de septembre 2022, « Un livre sur les femmes, interdit aux
femmes, dédié à une femme »).
Il
y a une autre raison qui fait pencher vers l’hypothèse de la
fiction. Comment imaginer une seconde qu’un homme essaie de séduire
une femme en lui dédiant un manuel de gynécologie ? Et surtout
en intégrant ses déclarations d’amour pile avant ou après des
considérations médicales bien peu glamour ! Quelques
exemples ? Allons-y ! Je vous donne quatre exemples (parmi
de très nombreux passages) où le choc entre la partie « manuel
de gynéco » et la partie « poème d’amour lyrique »
m’a semblé particulièrement savoureux.
Une
petite comparaison sur la copulation, entre femme et autres femelles
animales :
Aucun
animal ne copule après la conception
Excepté
la femme, comme nous l’avons appris,
Et
la jument, et c’est la vérité
(v.
204-206)
Et
immédiatement après :
Ayez
pitié, chère noble dame,
Je
ne puis demeurer en paix
Si
je ne peux contempler votre adorable face.
Dommage
que je puisse si rarement être avec vous !
(v.
207-210)
L’enchaînement
d'une phrase qui signifie en gros « Toutes des chaudasses qui copulent comme des juments et
pire que tous les autres animaux » à une déclaration délicate
et éthérée, est
particulièrement
osé, choquant, et bien sûr extrêmement comique ! Et je ne
veux pas croire que ce comique serait involontaire. On savait rire en
1405 pas moins qu’en 2024 ! Imaginez
ce texte
en bande dessinée : le
personnage masculin aurait une bulle de pensée avec le discours
gynécologique et parfois misogyne, et une bulle de parole avec la
déclaration lyrique... On comprend en tout cas très clairement que ce
qui empêche le narrateur de « demeurer en paix », ce
n’est pas tant de ne pas pouvoir contempler l’ « adorable
face » de sa bien-aimée, que de ne pas pouvoir copuler avec
elle en tout temps !
Un
peu plus loin, parlant des pertes vaginales transparentes, mais
désagréablement humides :
Nous
avons lu que cela leur cause beaucoup de désagrément,
Parce
qu’elles doivent aller et venir tout le temps
En
ayant une sensation d’humidité entre leurs jambes
(v.
224-226)
Et
immédiatement après :
Est-ce
que cela devient trop long pour ma dame ?
Je
souhaiterais, de ces contraintes
Me
rendre libre avec force,
Et
je souhaiterais parler un petit peu d’elle
Que
j’aime plus que tout au monde.
Elle
est la meilleure femme que je connaisse,
Elle
est toujours dans mon esprit,
Depuis
la fin jusqu’au début.
(v.
227-234)
La
déclaration sur la sensation humide entre les jambes est une
innovation de l’auteur néerlandais. Elle ne figure pas dans le
texte latin original. Et je n’ai pas trouvé d’affirmation
semblable dans aucun autre texte du Moyen Âge. De nombreux textes
évoquent les douleurs liées aux règles (au ventre, aux lombaires,
à la tête)
ou la fatigue, mais aucun n’évoque la sensation désagréable
d’humidité.
Là
encore, l’association de ce passage avec le suivant prête à une
interprétation sexuelle qu’aucun des deux n’aurait sinon. Les
auteurs du Moyen Âge confondaient généralement les pertes
vaginales ponctuelles, ou leucorrhées, avec les sécrétions
vaginales produite lors du plaisir sexuel (la plupart interprétaient
ces liquides comme des menstrues « blanchies », et
certains en faisaient une semence féminine, qui doit se mêler au
sperme masculin pour concevoir un enfant). Donc, il n’est pas
difficile de comprendre à quoi pensait l’auteur et à quoi il
voulait faire penser les lecteurs en parlant de cette substance
humide entre les jambes des femmes, juste avant d’embrayer sur la
femme qu’il aime le plus au monde et dont il voudrait nous parler.
À
un autre endroit :
Comme
est-il possible qu’elle se retienne
Et
qu’elle n’offre pas de réconfort à mon cœur
Quand
tout ce à quoi je pense, c’est ma chère dame.
Ma
dévotion deviendra manifeste,
Dévotion
que je lui déclare maintenant en secret.
(v.
1522-1526)
L’auteur
semble continuer sur le même ton au vers suivant :
Mon
cher amour, je te dirai…
Mais
non, désappointement !
Mon
cher amour, je te dirai
Quelque
chose de plus à propos de la menstruation.
(v.
1527-1528)
J’imagine
bien la dame : Oh oui, mon chéri ! Parle-moi encore de
menstruation !
Mais
que va-t-il lui dire à propos de la menstruation ? C’est le
fameux passage (repris de l’original latin) où il est question des
vieilles femmes menstruées ou ménopausées qui infectent les petits
enfants par leur regard toxique. Le
narrateur veut-il implicitement prévenir sa bien-aimée qu’un jour
elle aussi sera une de ces petites vieilles au regard toxique ?
Faut-il
y voir une variation sur le motif cher à Ronsard et à d’autres
« Quand vous serez bien vieille... » ?
Enfin,
il aborde le thème des philtres amoureux à base de sang menstruel
(sur le sujet, je vous invite à consulter mes articles dont vous
trouverez les liens à la fin de cet article) :
Nous
avons aussi lu que, qui que ce soit qui le désire,
Peut
très bien jeter un sort à un homme
Avec
du sang menstruel,
Si
bien que l’homme suivrait la femme.
Mais
je ne veux pas écrire sur de tels sujets
(v.
1597-1600)
et
il enchaîne :
Elle,
que j’aime plus que toutes les femmes,
Elle
ne s’inquiète pas que je souffre
Cette
peine en secret à cause d’elle.
Et
pourtant, elle sait très bien
Que
mon cœur l’aime tendrement
Et
que je souffre un lourd tourment
Parce
qu’elle n’y prête nulle attention
(v.
1601-1608)
Là
encore, le passage de l’un à l’autre n’est pas du tout anodin.
Juste après avoir affirmé qu’une femme peut susciter par un moyen
magique le désir d’un homme, qui la suivra partout, il raconte que
lui-même éprouve un désir irrationnel pour une femme qui ne semble
pas le partager, mais qui semble tout maîtriser. C’est une façon
à peine voilée de dire que lui-même est victime d’une femme qui
lui a fait boire un philtre !
Comment
a-t-on pu croire que ce texte serait une véritable déclaration
d’amour !
Messieurs,
je ne vous conseille pas d’essayer de séduire une femme en lui
disant « Y a que les juments qui copulent autant que toi »,
« T’as une petite tache mouillée sur la culotte »,
« Toi, quand tu seras vieille, tu pourras blesser des enfants
quand tu auras tes règles », ou « Je sais bien ce que
t’as mis dans mon café pour que j’aie autant envie de toi ! »
Par
contre, le texte a un vrai ressort comique qui tient d’une part au
contraste entre le ton du discours médical et le ton du discours
lyrique, et d’autre part aux nombreux sous-entendus sexuels qui
surgissent du contact entre ces deux discours.
Je
pense aussi que les « codages » du texte ont une fonction
plus comique que cryptique. Le « Explkckt
sfcrftxm mxlkfrks »
est parfaitement lisible, barré d’un trait qui ne le cache
absolument pas, codé avec le code le plus basique qui soit (la
lettre qui suit immédiatement dans l’alphabet), et
enfin ne
portant que sur les voyelles, ce qui ne fait pas obstacle à la
lisibilité : sans
même avoir besoin de recourir au code, le lecteur latinophone
reconnaît immédiatement les mots (je rappelle que certaines
langues, comme l’arabe ou l’hébreu, peuvent s’écrire avec
uniquement des consonnes, au lecteur de rétablir les voyelles en
lisant ; nous faisons parfois de même en français de nos jours
quand nous écrivons certains mots en abrégé).
Quant
à la fameuse Margareta Godevartse wt Udim, dont
je suis persuadée qu’elle est inventée de toutes pièces
(je
précise d’ailleurs qu’il n’existe aucun toponyme « Udim »
en Belgique ni ailleurs dans le monde de nos jours en tout cas), je
penche volontiers pour y voir une blague à base d’un jeu de mots
ou d’une allusion entendue : de nos jours aussi, quand un
humoriste, quand l’auteur d’un
film ou d’un livre comique, invente le nom d’un personnage, il ne
le fait jamais au hasard, et le nom lui-même est un ressort comique.
Hélas, ce qu’il y avait de drôle dans « Margareta
Godevartse wt Udim » était compréhensible
seulement pour
quelques lecteurs belges néerlandophones de 1405 ou
d’avant,
d’un certain milieu social voire d’un certain cercle de personnes
se connaissant. Je
vous laisse y rêver. Et attention à ce que vous direz dans votre
prochaine déclaration d’amour !
*
À
propos des « Secrets des femmes » :
À
propos de boire du sang menstruel comme philtre d’amour :
*
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