dimanche 14 juillet 2024

Canonisé pour un miracle menstruel !

 

Non, ce titre n’est pas exagéré. Oui, on pouvait au Moyen Âge être canonisé (c’est-à-dire officiellement désigné comme saint) pour avoir réglé les problèmes menstruels d’une ou plusieurs femmes. Entre autres.

Nous nous figurons aujourd’hui les miracles vécus par les sociétés médiévales qui y croyaient, comme des événements spectaculaires, un mort qui ressuscite, un ange qui débarque, un truc qui tombe du ciel, au milieu de l’ébahissement d’une foule en délire, avec comme conséquence une canonisation immédiate. Désolée de vous décevoir, les Chrétiens médiévaux étaient beaucoup plus procéduriers que cela. On n’était canonisé qu’au terme d’une longue et minutieuse enquête, avec de nombreux témoignages concordants, qui pouvaient durer des années ou des décennies, sans forcément aboutir au résultat souhaité. Et pour qu’un miracle soit homologué comme tel, il fallait s’assurer qu’aucun processus naturel ne pouvait l’expliquer rationnellement. La démarche avait finalement des points de rencontre avec ce qu’on appelle aujourd’hui la démarche scientifique. La différence concerne ce qu’au bout du compte on ne peut pas expliquer rationnellement : pour ces enquêteurs du Moyen Âge, cela signifiait qu’un miracle en était la cause ; pour nos chercheurs d’aujourd’hui, cela signifie simplement que nous, humains imparfaits qui ne possédons pas la connaissance absolue, ne pouvons pas (encore) l’expliquer rationnellement, mais que cette explication existe néanmoins. En revanche, la démarche elle-même, consistant à essayer d’expliquer rationnellement le plus de choses possibles, est la même. Voilà pour ce qui est de la validation d’un événement comme miracle.

Quant au contenu desdits miracles, vous pourriez bien être déçus également. Car ce qui est en jeu, le plus souvent, ce sont de menus problèmes de la vie quotidienne. La majorité des récits de miracles concerne des accidents domestiques, dont les victimes sont souvent des enfants (qui tombent dans un puits, ou d’une fenêtre, ou sont attaqués ou mordus par un animal, etc.), ou des problèmes de santé. Vous pourriez aussi cependant ne pas être déçus. Car ce que nous offrent les récits de miracles, c’est justement une plongée incroyable dans la vie quotidienne. Et ce n’est pas tout. Les personnes à qui il est arrivé un miracle répertorié dans ces enquêtes ne sont pas forcément des gens de la haute société, au contraire : ce sont souvent des paysans, des artisans, des gens simples ; d’autre part, on y trouve, comme je l’ai dit, beaucoup d’enfants, mais aussi de vieillards, et de femmes. Soit toutes les catégories éloignées du pouvoir et sur lesquelles on manque habituellement de sources historiques. Dernière chose intéressante. Comme ces enquêtes pour canonisation se devaient d’être le plus précises possibles, exactement comme une enquête de police de nos jours, les enquêteurs prenaient bien soin de noter le nom de la ou des personnes concernées par le miracle, la ville ou le lieu-dit où elle habitait, et le moment où s’était produit le miracle (il y a combien d’années, de mois…). Toutes ces indications sont bien sûr très précieuses pour l’historien·ne.

Parmi ces ennuis du quotidien dont les femmes sont victimes figurent les problèmes menstruels. Deux problèmes menstruels sont évoqués de manière récurrente dans les textes du Moyen Âge, parce qu’on cherche à les guérir par la médecine, la magie ou les miracles : ce sont la rétention de menstrues (on pensait que quand les menstrues ne coulaient pas hors du corps c’est qu’elles étaient retenues à l’intérieur) et le flux excessif de menstrues. Aujourd’hui aussi, une femme peut s’inquiéter quand elle n’a pas ses règles depuis plus longtemps que la période prévue, ou au contraire que la période où elle les a dépasse les quelques jours habituels. Mais cette inquiétude est sans commune mesure avec celle qui saisissait les femmes et les hommes (qui étaient attentifs à la santé de leurs compagnes, sœurs, filles, etc.) du Moyen Âge, car pour elles et eux, ces affections étaient le signe d’un grave dérèglement corporel qui pouvait entraîner des maladies mortelles.

Plusieurs saints comportent dans leur enquête pour canonisation des mentions de guérisons miraculeuses de problèmes gynécologiques et en particulier menstruels. Je ne vous en ferai pas un catalogue complet ici, d’autant moins que j’ai peu étudié ce type de sources de manière systématique, et que je pressens que plein de miracles menstruels m’ont échappé ! Je ne vous parlerai pas de Nicola da Tolentino qui, au début du XIVe siècle en Italie, a guéri dame Dunzella d’un flux de sang continu alors qu’il était encore vivant, mais au seuil de la mort, en encourageant la dame et son mari à prier Dieu (nous avons le témoignage du mari et de trois autres personnes dont le frère du mari, qui était médecin et propose un diagnostic précis). Je ne vous parlerai pas non plus de Pierre de Luxembourg, un jeune évêque, dont une relique post mortem (le petit bout du fil d’une frange de son linceul), enfilé dans la plaie plusieurs jours de suite, a guéri la jeune Marguerite qui souffrait d’un cancer du sein fatal (cancer dont une explication pouvait être un amas de sang menstruel mal évacué), aux dires de son père, médecin réputé de la faculté de Montpellier et médecin attitré du pape alors à Avignon (on est à la fin du XIVe siècle). Je vous parlerai d’un saint plus ancien, et plus célèbre d’ailleurs. Il s’agit de Thomas Beckett, archevêque de Canterbury en Angleterre, assassiné dans sa cathédrale en 1170. Cet événement incroyable a bouleversé les hommes et les femmes de cette époque et on en retrouve la représentation dans de nombreux manuscrits.

Dans les quatre années qui suivent sa mort, entre 1171 et 1175, deux enquêteurs, Guillaume de Canterbury et Benoît de Peterborough, sillonnent la région pour obtenir des témoignages de miracles. Vous pouvez en lire le compte-rendu (en latin) ici :


Robertson James Craigie, Materials for the history of Thomas Becket, archbishop of Canterbury (canonized by Pope Alexander III., A.D. 1173), London, Longman, 1875-85, 7 vol.

vol. 1, 1875, p. 137-546, Guillaume de Canterbury, https://archive.org/details/materialsforhist01robe/mode/2up

vol. 2, 1876, p. 1-281, Benoît de Peterborough, https://archive.org/details/materialsforhist02robe/mode/2up


Plusieurs miracles gynécologiques sont cités, dont six menstruels : ceux dont bénéficièrent Emma, Susanna de Whitby, la femme d’Herbert de Felton, la femme du clerc Réginald, Gunnilda de Luton, et Emelina. Les unes souffrent de rétention de menstrues, les autres d’un flux continu. Le moyen de guérison est varié : l’une a touché le vêtement du martyr exposé dans la cathédrale, une autre a bu une eau qui avait été en contact avec son corps, une autre encore l’a vu en songe racler sa crosse dans une coupe qu’il lui a donnée à boire, parfois une simple prière suffit ; Gunnilda, elle, dès son entrée dans la cathédrale, a senti une odeur délicieuse (sans doute cette « odeur de sainteté » devenue aujourd’hui une expression banale) et a aussitôt senti son flux s’arrêter enfin. L’histoire d’Emelina suit celle de Gunnilda ; elle souffre au contraire d’une rétention de menstrues. Les deux histoires sont racontées toutes deux par Benoît de Peterborough. Ce dernier se livre entre les deux à un excursus plutôt inattendu :

Avec la même facilité, le martyr a chassé une maladie contraire à la précédente ; et les miracles concernant ces deux maux contraires ne diffèrent pas beaucoup, puisque ces maladies ne sont pas éloignées par la gravité du danger. En effet, un flux de sang excessif et un flux absent font indifféremment payer aux femmes le salaire de la mort. Car, s’il est excessif il épuise jusqu’à la mort, et s’il est absent il engorge jusqu’à la mort. De même donc que les menstrues de la femme précédente avaient cessé de manière dangereuse, tout aussi dangereusement abondait le flux d’Emelina […]

Je dis inattendu, car il n’était pas nécessaire, pour asseoir le mérite de Thomas Beckett à la sainteté, d’expliquer ainsi ces deux affections en général et les souffrances qu’elles causent aux femmes. Je trouve qu’on a là un témoignage d’empathie envers les souffrances gynécologiques des femmes plutôt rare au sein des sources que j’ai répertoriées. Peut-être que cette implication de Benoît de Peterborough dans les souffrances menstruelles a été suscitée par des expériences vécues par des femmes de sa famille ou de son entourage proche, ou peut-être plus simplement a-t-il été touché des témoignages que lui et Guillaume de Canterbury ont recueillis. Voici la suite du texte, le témoignage concernant Emelina :

[…] Emelina, une femme qui prenait l’initiative des rapports avec son mari ; le flux était comme excessif, il était même continu. Elle invoqua le martyr, renonça aux séductions de son ancienne vie et, promettant qu’en tout elle serait plus appliquée à l’honnêteté, elle fit le vœu de se rendre au tombeau du saint, s’il pouvait la délivrer de son état infâme. Et presque aussitôt, après deux ou trois heures, son flux de sang s’arrêta. […]

Que signifie qu’elle prenait l’initiative des rapports avec son mari ? En latin, le texte dit exactement « mulier virum ultro rapiens », mot à mot « une femme prenant son mari de son initiative » ou « prenant son mari en excès » ou « prenant son mari au-delà [des bienséances] ». Notons que le verbe « rapere », que j’ai traduit ici par « prendre », quand il a un homme pour sujet et une femme pour objet, signifie « violer ». Je ne pense pas toutefois qu’il s’agisse ici d’un viol conjugal perpétré par une femme envers son époux. Le mot « ultro », que j’ai eu tant de mal à traduire en français, évoque plutôt l’idée d’une limite dépassée. La dame prenait peut-être l’initiative de positions fort plaisantes pour elle, mais réprouvées parce qu’elles étaient contraires à la logique hiérarchique de l’homme au-dessus et parce que réputées moins efficaces pour concevoir un enfant. Je vous invite à ce sujet à consulter cet article d’ « Actuel Moyen Âge » : https://actuelmoyenage.wordpress.com/2021/09/16/quelles-contraceptions-au-moyen-age/. Mais quel rapport avec les menstrues ? Ce n’est pas facile de le savoir. J’écarte tout de suite l’hypothèse du flux menstruel continu qui aurait été envoyé comme punition divine de la conduite morale d’Emelina, car on n’a aucune source médiévale qui évoquerait de près ou de loin une idée semblable. Il est possible que la pratique sexuelle réprouvée ne se rapporte pas à une position, mais à un coït en période menstruelle : celui-ci, selon les époques et les auteurs du Moyen Âge a été considéré comme un risque de malformation pour l’enfant à naître ou comme un risque de contagion d’une maladie sexuellement transmissible comme (croyait-on) la lèpre ; cependant, aucune source ne mentionne un flux continu de menstrues parmi les risques de cette pratique. Une dernière hypothèse me semble peut-être préférable : au Moyen Âge, les menstrues ont parfois été confondues avec la semence féminine et avec les sécrétions vaginales liées au plaisir sexuel. Emelina pense donc peut-être que c’est sa trop grande jouissance sexuelle qui a provoqué ce flux de menstrues continu. Je ne suis toutefois pas convaincue par ma propre hypothèse, car les textes qui assimilent ces liquides datent plutôt de la fin du XIIIe siècle ; or cette histoire se déroule à la fin du XIe siècle. Pour finir avec Emelina, le récit qui la concerne précise qu’en même temps que sa propre guérison miraculeuse, est survenue la guérison de son cheval, qui souffrait d’une grave blessure à l’œil. On n’en saura pas plus sur Emelina, mais cette femme, qui possède son propre cheval, et qui prend les décisions au lit, est, je trouve, une belle figure de femme médiévale, et elle valait la peine d’être sortie de l’oubli.


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