Si je vous dis que les écrevisses ou les crabes étaient supposés
favoriser l'écoulement des menstrues dans l'Antiquité et au Moyen
Âge, vous trouverez peut-être cela bizarre. Pour être honnête,
c'est loin d'être le seul ingrédient préconisé dans les problèmes
liés aux menstrues (soit qu'on n'en ait pas et qu'on cherche à les
déclencher, soit qu'on en ait trop ou continuellement et qu'on
cherche à les arrêter). Je suis arrivée à un point de ma thèse,
où j'ai collectionné une quantité impressionnante de textes de
l'Antiquité et du Moyen Âge sur les recettes pour réguler les
menstrues, et je pense que si je listais la totalité des végétaux,
animaux et minéraux énumérés dans ces recettes, j'arriverais
facilement à plusieurs centaines !
Alors, quelle est la particularité de l'écrevisse ? Aucune !
C'est juste que mon propre cheminement (et vous savez, puisque c'est
même le titre de mon blog, quelle importance j'accorde à ces
« cheminements » des connaissances et des pensées) m'a
conduite ces derniers temps à croiser de manière insistante des
écrevisses ou crabes dans des textes consacrés aux menstrues.
Ce qui m'a frappée, d'abord, c'est un texte plus tardif que ma
période : le dictionnaire latin (un dictionnaire de mots latins
expliqués en latin) de Forcellini, édité en 1760. À l'article
« menstruus », il explique d'abord le premier sens de cet
adjectif (l'équivalent de notre mot français « mensuel »),
puis il en vient au deuxième sens (l'équivalent de notre mot
français « menstruel »), et là, voici les premiers
mots :
Speciatim est ad feminarum menstrua pertinens.
Plin. 32. Hist. nat. 10. 46. (132). Cancri menstruas
purgationes expediunt.
C'est-à-dire :
Spécialement employé pour parler des
menstrues des femmes. Pline, Histoire Naturelle,
XXXII 46 : « Les crabes / écrevisses facilitent les
purgations menstruelles »
J'ai choisi de traduire « cancer » par « crabe /
écrevisse », car les deux traductions existent et je ne sais
pas laquelle choisir.
Quelques
remarques :
D'abord,
avant de vous gausser de la recette de Pline, sachez que j'ai
répertorié pas moins de quatre-vingt-dix passages de Pline l'Ancien
contenant
des recettes pour réguler les menstrues. Certains de ces passages
comportant plusieurs recettes, cela fait plus d'une centaine de
recettes ! Après, qu'on ne vienne pas encore me dire que les
menstrues étaient taboues
dans l'Antiquité !
Cependant, les crabes / écrevisses
font partie des ingrédients « phares » qui ont droit à
plusieurs recettes : dans ce même chapitre XXXII 46, Pline nous
dit que cet animal arrête le flux menstruel si on le prend broyé
dans du vin ou dans de l'eau, qu'au contraire il permet de bien
l'évacuer si on le mélange avec de l'hysope, qu'il facilite la
purgation menstruelle si on le cuit dans son jus avec de la patience
et de l'ache, et il nous livre la petite recette perso d'Hippocrate :
cinq
crabes / écrevisses qu'on broie avec la racine de patience, avec de
la rue et du noir de fumée, et qu'on administre dans du vin miellé.
Dernière
remarque, non plus sur Pline, mais sur Forcellini. Vous aurez
remarqué que la première phrase de l'article fait justement
ce
que je dis à mes élèves de ne pas faire, car on tourne en rond :
définir un mot par un autre mot de la même famille. « Menstruel »
= « pour parler des menstrues » Certes. Bon, d'accord, il
a précisé « des femmes ». Mais si le lecteur ne connaît
pas le mot, il n'est guère plus avancé, il sait juste que c'est un
truc de femme. Forcellini va donner une définition ensuite (APRÈS
la citation de Pline) :
« profluvium
sanguinis, quo laborant singulis fere mensibus feminae, quae ad
concipiendum sunt habiles. »
=
« flux
sanguin, par lequel sont incommodées presque chaque mois les femmes
qui sont en capacité de concevoir »
La définition est excellente, on pourrait la reprendre aujourd'hui,
mais… si vous avez bien suivi, il y a un gros problème : le
lecteur qui lit l'article dans l'ordre lit la citation de Pline AVANT
cette définition. Je
vous rappelle que c'est un dictionnaire. En principe, on utilise un
dictionnaire pour chercher le sens d'un mot que l'on ne connaît pas.
Je ne sais pas ce que signifie « menstruus », j'ouvre le
dictionnaire, je commence à lire l'article, et la première chose
que j'apprends, c'est que c'est un truc de femmes, puis que ça se
régule avec des crabes ou des écrevisses ! Pas étonnant que
les hommes aient trouvé le corps féminin inquiétant, avec de tels
articles de dictionnaires !
*
Or, cette histoire de crabe ou d'écrevisse me rappelle l'un des
textes les plus incroyables que j'aie lus dans mes recherches, et qui
nous donne un aperçu de l'humour médiéval assez éloigné du
nôtre ! C'est une historiette en vers latin, d'un auteur
italien anonyme du XIVe s., intitulée « Fabula Cancri »,
c'est-à-dire « La fable (ou l'histoire) du crabe (ou de
l'écrevisse) ». Renseignements pris, on trouve aussi bien des
crabes que des écrevisses dans les rivières d'Italie, toutefois
pour les détails de l'histoire, la traduction par « crabe »
me semble mieux convenir.
Voici l'histoire, résumée :
Tout commence par une promenade bucolique d'un couple de paysans.
Arrivés au bord d'une rivière, ils font une pause : l'homme
pêche des petits poissons pendant que son épouse, fatiguée, fait
une petite sieste. Un vieux crabe sort de son trou et voit le con (le
sexe) béant de la femme. Il se dit que cela pourrait lui servir de
nouvelle grotte et rentre dedans, non sans pincer les lèvres du con
au passage. La pauvre femme hurle de douleur et se lève brusquement.
Elle appelle à l'aide, mais n'ose dire ce qui lui arrive, par
pudeur, et son mari ébahi la voit courir en tous sens, en criant, la
robe retroussée et les mains entre ses cuisses. Elle finit par lui
expliquer le problème. Le mari essaie d'attraper la bête, mais n'y
arrive pas (comprenez que le con de la dame était trop profond, un
motif satirique fréquent au Moyen Âge et au XVIe s., alors
qu'aujourd'hui, les blagues sur la taille du pénis abondent, mais
jamais sur la taille du con (qui n'a même plus de nom en français
moderne, à part le scientifique « vagin »)). En
désespoir de cause, le mari y met les dents. Le crabe, en voyant la
bouche du paysan s'approcher à l'entrée de sa nouvelle caverne,
confond les lèvres de l'homme avec les lèvres du con et les attrape
avec sa pince. L'homme se retrouve donc aussi pincé et coincé que
sa femme ! Tout ce mouvement pousse le con à faire sortir un
flot de menstrues (nous y voilà!) et d'urine, et le cul à péter et
à lâcher ses excréments. Le crabe trouve finalement qu'il était
plus tranquille dans son ancienne caverne. Le paysan se retrouve
barbouillé de tout ce qui est sorti de sa femme…
Le texte latin original figure dans un manuscrit de la Bibliothèque
Nationale de Florence. Il a été édité ici :
Jensen
Richard
C.,
Domenico
Silvestri,
The Latin Poetry,
Wilhem
Fink Verlag, München,
1973,
p.
55-56.
et
vous pouvez le lire intégralement ici :
Il n'en existe pas à ce jour de traduction française éditée, et la traduction que j'en publierai dans ma thèse sera probablement la première.
Vous voyez que si un humoriste d'aujourd'hui, si vulgaire fût-il, tentait de raconter une histoire dans ce style, je pense qu'il susciterait parmi son auditoire plus de ricanements coincés et de sourires gênés qu'une franche rigolade !
Vous voyez que si un humoriste d'aujourd'hui, si vulgaire fût-il, tentait de raconter une histoire dans ce style, je pense qu'il susciterait parmi son auditoire plus de ricanements coincés et de sourires gênés qu'une franche rigolade !
Je me suis
amusée exprès à rapprocher ces textes, mais en fait, je ne pense
pas que l'écrevisse ou le crabe aient quelque
lien significatif avec les menstrues. Ceux qui veulent absolument
trouver du sens partout
diront que c'est un animal rouge et qui fait mal… Et
après tout, qui sait ?
*
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