samedi 11 décembre 2021

Les trois couleurs de la Vierge, à la croisée de la théologie et de la physique

 

Je vous avais parlé dans un précédent article du lien entre la couleur rouge de la robe de la Vierge dans de nombreux tableaux représentant l’Annonciation, et le sang menstruel de celle-ci, qui aurait été purifié au moment de l’Annonciation, permettant à Jésus de ne pas être conçu comme tous les humains au contact du sang menstruel, mais par le pouvoir du saint Esprit.

https://cheminsantiques.blogspot.com/2020/09/du-sang-menstruel-plein-les-musees.html

Je vous citais alors les articles sur lesquels je m’appuyais. J’ai également une petite collection de textes qui évoquent cette conception de Jésus à l’écart du sang menstruel (par exemple Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIIª q. 31 a. 5 ad 3, qui explique que Jésus a évité à la fois l’impureté du contact avec le sang menstruel, car il a été formé d’un autre sang, plus pur, et l’impureté de la relation sexuelle entre ses parents, car il a été conçu par l’opération du saint Esprit). Mais il me manquait un texte qui aurait pu inspirer les peintres, et qui aurait traité notamment de cette couleur rouge de la robe de la Vierge.

J’ai trouvé un tel texte dans un ouvrage de Jacques de Voragine (XIIIe siècle, comme Thomas d’Aquin), le Mariale Aureum. Le chapitre IX de cet ouvrage s’intitule « Pulchritudo Beatae Mariae », « La beauté de sainte Marie »). Jacques y explique que cette beauté consiste en trois couleurs, le blanc, le noir et le rouge. Il n’est pas traduit en français, mais on peut le trouver en latin ici :

Jacques de Voragine, Sermones aurei, éd. Figarol, Toulouse, 1874, vol. 2, p. 323-326.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11733395/f326.item.texteImage


Ces trois couleurs ne sont bien sûr pas anodines. Outre qu’on les retrouve dans l’alchimie (l’œuvre au blanc, l’œuvre au noir, l’œuvre au rouge), ce sont les trois couleurs primordiales de nombreuses sociétés, notamment dans l’Occident antique et médiéval. Je vous renvoie pour cela aux nombreux ouvrages et interviews du grand spécialiste de l’histoire des couleurs, Michel Pastoureau. Plutôt que de multiplier les exemples, je me contente de vous citer le sublime début de la version des frères Grimm (Traduction par Félix Frank, E. Alsleben, Didier et Cie, 1869) de Blanche-Neige :

C’était au milieu de l’hiver, et les flocons de neige tombaient comme des plumes ; une reine était assise près de sa fenêtre au cadre d’ébène et cousait. Et comme elle cousait et regardait la neige, elle se piqua les doigts avec son épingle et trois gouttes de sang en tombèrent. Et voyant ce rouge si beau sur la neige blanche, elle se dit : « Oh ! si j’avais un enfant blanc comme la neige, rouge comme le sang et noir comme l’ébène ! » Bientôt elle eut une petite fille qui était aussi blanche que la neige, avec des joues rouges comme du sang et des cheveux noirs comme l’ébène.


Jacques de Voragine passe donc en revue chacune de ces trois couleurs, et explique en quoi elle est constitutive de la beauté de Marie. C’est un très curieux catalogue, où l’on oscille entre la théologie et la physique. Je vous en propose la liste, assortie de quelques citations et commentaires pour les passages qui m’ont le plus intéressée.


Le blanc signifie la pureté et la virginité de Marie, parce que :

    - C’est la couleur la plus chargée de lumière, sa clarté est assimilée à celles du soleil, de la lune et des étoiles.

    - C’est une couleur si intense qu’elle « désagrège notre vision », qu’elle nous aveugle. Jacques évoque ici une amusante anecdote selon laquelle, tant que Marie était enceinte de Jésus (tant qu’elle « avait dans son utérus le soleil de la justice »), un éclat si lumineux émanait de son visage que son mari Joseph ne pouvait la reconnaître ni la distinguer, car il était ébloui quand il voulait la regarder en face !

    - La pureté est le soutien de la vertu comme la couleur blanche est le soutien d’une couleur plus vive. Jacques donne l’exemple de la laine blanche et pure que l’on peut teindre de diverses couleurs, et tout particulièrement de la pourpre, seule couleur digne de la majesté impériale.


Le noir est la couleur de l’humilité de Marie, parce que :

    - Souvent une chose brillante produit un effet noir. Il en donne comme exemples les charbons produits par le feu, les traces noires apparaissant sur l’argent brillant, et les taches répandues par l’huile éclatante. Il cite le fameux verset du Cantique des cantiques, « Nigra sum, sed formosa », « Je suis noire, mais belle ».

    - Le noir « agrège notre vision », de même que l’humilité agrège les autres vertus.

    - Le noir fait plus ressortir le blanc qui est à côté, de même que l’humilité fait plus ressortir la virginité.

    - Le noir produit sa propre lumière, comme la pupille qui est plus lumineuse quand elle est noire que si elle était blanche ; de même l’humilité est flamboyante.


Le rouge est la couleur de la charité de Marie, parce que :

    - Elle fut enflammée par le feu de l’Esprit saint. « Dans le Christ, donc, fut l’extrêmement grande cheminée du saint Esprit ; dans la Vierge fut un feu immense ; mais en nous, il y a à peine un petit feu, c’est-à-dire un amour extrêmement limité. »

    - Elle fut enveloppée de lumière solaire : elle n’en fut pas touchée en surface, mais immergée.

    - Elle fut amenée dans le cellier à vin. Jacques compare le vin à la grâce de Dieu, que l’on verse et dont on s’enivre.

    - Elle fut rougie dans le sang du Christ. Là, Jacques explique que quand elle s’est trouvée à côté de la croix, Marie a eu « le visage teint par l’effusion du sang du Christ » : autrement dit, le visage tout éclaboussé par le sang de son fils ! Il ajoute que le Christ pouvait alors dire : « Tu es mon épouse sanglante. La Lune (c’est-à-dire la sainte Vierge) est faite toute entière comme du sang. » Même si ce n’est pas dit explicitement, je me demande s’il n’y a pas ici déjà une allusion aux menstrues, qui ne sont jamais bien loin quand on parle à la fois de sang et de lune (le cycle menstruel semblant suivre le cycle lunaire)

    - « Un vêtement de pourpre fut confectionné ». L’explication symbolique qui suit est assez complexe. On comprend finalement que la Vierge est comparée à un vêtement que l’on a teint de pourpre (on retrouve la métaphore de la laine pure qui figurait dans la partie sur la couleur blanche). Les processus très concrets de la teinture sont ensuite évoqués. D’abord, « la toison est imprégnée d’un ignoble suc » : cette première étape est comparée à la conception de la Vierge elle-même dans le péché originel. On voit clairement là que Jacques de Voragine n’était pas partisan de la théorie de l’Immaculée Conception, débat qui a agité les théologiens du XIII au XIXe siècle, où elle a fini par être adoptée comme dogme par l’Église ; mais au XIIIe siècle, la théorie contraire l’emportait. Je suppose que l’ « ignoble suc » doit être le mordant utilisé pour fixer la teinture, pour lequel on utilisait parfois de l’urine ou d’autres substances malodorantes ; il symbolise le sang menstruel de la mère de la Vierge, dans lequel elle fut conçue « dans le péché originel », reprenant donc la tradition habituelle de comparer le sang menstruel à quelque chose de dégoûtant, mais ici quelque chose de dégoûtant nécessaire pour aboutir à quelque chose de beau ! Deuxième étape : la teinture elle-même symbolise la variété de vertus dont fut ornée la Vierge. Troisième et dernière étape : le trempage de l’étoffe teinte, qui permet de la purifier, symbolise « le bain du saint Esprit », dans lequel la Vierge fut totalement purifiée.


La dernière partie est donc particulièrement intéressante par rapport aux tableaux des artistes de la même époque représentant l’Annonciation. Jacques de Voragine ne dit pas que la Vierge est vêtue de rouge, ni que cette couleur rouge représente le sang menstruel dans lequel elle a été conçue ; mais il la compare elle-même à un vêtement teint de rouge et compare le mordant qui a servi pour la teinture au sang menstruel de sa conception. On est donc dans une symbolique très proche, et il est tout à fait probable que ce type de représentations s’inspirait du texte de Jacques de Voragine, ou peut-être d’autres textes du même genre que je ne connais pas encore.

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