samedi 27 novembre 2021

L’étrange miroir du père de la nicotine, ou « Nous sommes tous des femmes menstruées »


Travaillant ces jours-ci pour mes recherches sur le regard toxique de la femme menstruée, je me suis retrouvée face à un court énoncé de Pline l’Ancien perdu dans un de mes documents, sans référence. Il s’agit de « speculorum fulgor aspectu ipso hebetatur », « l’éclat des miroirs se ternit à leur simple regard ». J'en ai finalement vite retrouvé l'origine, puisque cet énoncé figure dans la longue et célèbre litanie de Pline énumérant les méfaits du sang menstruel. La référence en est donc le livre VII, chapitre 15 (ou 13, selon les éditions) de l’Histoire Naturelle de Pline.

Si vous avez la curiosité de découvrir ce texte, vous pouvez jeter un œil ici :

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_07/lecture/5.htm

(La traduction française est celle d’Émile Littré de 1877, que je trouve assez discutable sur certains passages, mais convenable pour vous donner une idée ; j’en ai fait une traduction personnelle qui figurera dans ma thèse, mais que je ne publie pas encore maintenant.)


Mais auparavant, la paresse m’avait poussée à tout simplement recopier dans un moteur de recherche l’énoncé latin « speculorum fulgor aspectu ipso hebetatur ». Bienheureuse paresse qui m’a fait faire une étonnante découverte ! Je vois en effet : « La lueur des miroirs se gaste par soy y mirer, Aspectu ipso hebetatur fulgor speculorum. » La même phrase latine, donc, malgré quelques permutations de mots, et une traduction française plutôt étonnante, que l’on pourrait rendre en français du XXIe siècle par « La lueur des miroirs se ternit quand on s’y regarde » ou « à force de s’y regarder ». En cliquant sur le lien, je constate que cela vient d’un dictionnaire de la langue française de 1606, par Jean Nicot, le Thresor de la langue francoyse, dont on peut lire la phrase où figure cet énoncé ici : https://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?p.4:79./var/artfla/dicos/TLF_NICOT/IMAGE/.

Ayant cherché à en savoir plus, j’ai découvert que cet ouvrage est souvent considéré comme le premier vrai dictionnaire de langue française (je l’ignorais, toute professeuse de français que je suis !), et que ce monsieur Jean Nicot n’est autre que l’introducteur en France du tabac, nommé aussi « nicotine », d’après son propre nom !

https://www.dicopathe.com/livre/thresor-de-la-langue-francoise-tant-ancienne-que-moderne/

Cela étant établi, revenons à la phrase et à la page du dictionnaire où elle figure. Il s’agit de la définition du mot « miroirs », présenté au pluriel et que voici dans son intégralité :

miroirs

Les miroirs d’un senglier,

La lueur des miroirs se gaste par soy y mirer, Aspectu ipso hebetatur fulgor speculorum.

Un miroir, Speculum.

Le premier point aborde un sens particulier que j'ignorais. Les « miroirs » ou « mires » d'un sanglier désignent en effet ses défenses, soit parce qu'elles sont retournées en-dedans comme pour se mirer, soit parce que leur surface est luisante. Voir : https://www.cnrtl.fr/definition/mires//3. Le troisième point donne simplement la traduction du mot en latin, « speculum ». Quant au deuxième point, c’est une phrase d’exemple, et c’est notre phrase. Or elle est complètement sortie du contexte du texte de Pline qui la contenait et qui parlait des femmes menstruées. Pline reprenait là un étonnant texte d’Aristote qui expliquait selon les lois de la physique pourquoi et comment le regard d’une femme menstruée ternit la surface d’un miroir (vous pouvez le lire ici : http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_reves/lecture/2.htm ; paragraphes 7 à 9 ; traduction là aussi ancienne et discutable de J. Barthélémy Saint Hilaire datant de 1847, mais suffisante à la compréhension générale).

La traduction française proposée dans le dictionnaire de Nicot gomme complètement ce contexte. Le mot « ipso » qui signifie ou « ce… même » ou « ce… lui-même », appliqué à « aspectu » (« regard ») indiquait dans le texte de Pline que l’on parlait de « ce regard même [des femmes menstruées] » (que j’ai traduit par « leur simple regard », Littré – qui est passé sans raison de « les femmes menstruées » à « la femme menstruée » – traduisait par « son regard »). Mais on peut aussi comprendre que « ipso » renvoie à « soi-même », d’où la traduction dans le dictionnaire de Nicot par « par soy y mirer ». Cependant, le sens est radicalement différent. Dans le premier cas, le regard des femmes menstruées peut ternir un miroir ; dans le second cas, c’est le regard de quiconque se mire en un miroir qui a cette inquiétante faculté ! Est-ce Nicot qui est l’auteur de ce curieux glissement de sens ? Ou un autre auteur qu’il aurait repris sans vérifier la source ? Et, qui que ce soit, ce glissement de sens est-il volontaire (la phrase l’arrangeait bien et il l’a sortie de son contexte pour plus de commodité?) ou involontaire (la phrase s’est retrouvée quelque part isolée de son contexte et il l’a reprise en ignorant d’où elle sortait) ? Je me prends à penser que les vapeurs de sa chère nicotine ont peut-être légèrement embrouillé les idées du brave sieur Nicot !

Et finalement, que signifie la phrase dans cette traduction ? Que veut-on dire par « La lueur des miroirs se ternit à force de s’y regarder » ? Difficile de croire à l’affirmation d’une réalité physique, comme on le prétendait pour les femmes menstruées Je pense qu’il s’agit peut-être plutôt d’une métaphore morale, avertissant ceux qui seraient tentés de trop contempler leur propre image, un rappel du mythe de Narcisse, en somme…

Quoi qu’il en soit, c’est bien une phrase qui ne concernait au départ que les femmes menstruées, qui se retrouve énoncée comme une généralité, et même comme unique phrase d’exemple du mot « miroir » dans le premier dictionnaire d’histoire de la langue française ! Eh oui, grâce à Jean Nicot, devant un miroir, nous sommes toutes et tous des femmes menstruées !

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